30 août 2022 - Jacques Erard

 

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Apprivoiser la complexité du monde à travers le jeu

Comment amener des adolescent-es à prendre en compte la complexité des problématiques sociétales quand leur environnement les incite le plus souvent à favoriser les réponses toutes faites? En collaborant avec des musées, des chercheurs/euses ont misé sur le jeu.

 

 

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Menu principal du jeu Geome développé dans le cadre du projet PLAY. Graphisme: Léo Machaber


«Le jeu offre un cadre où l’on peut explorer, innover et tester ses idées librement, sans la crainte d’être trop stigmatisé-e, car il ménage toujours une porte de sortie. À la fin, ce n’est jamais qu’un jeu. C’est ce qui en fait un outil très propice à l’apprentissage.» Professeur à l’Unité des Technologies de formation et apprentissage (Tecfa/FPSE), Éric Sanchez consacre une grande partie de sa carrière académique à explorer les apports du jeu dans le contexte éducatif, en particulier dans ses déclinaisons numériques. Dans le cadre du projet PLAY, financé par le Fonds national suisse (FNS), il a eu l’occasion d’évaluer ses expérimentations ludiques auprès d’adolescent-es, en partenariat avec deux musées: le Musée de la nature à Sion, qui propose à travers ses collections animalières et géologiques une réflexion sur les enjeux environnementaux, et l’Alimentarium de Vevey, qui cherche à situer l’alimentation dans son contexte culturel et scientifique.

 

Les musées, en quête de nouveaux dispositifs de médiation, ont beaucoup recouru ces dernières années à des supports numériques. Avec des résultats mitigés, constate Éric Sanchez. Muni-es d’une tablette, le visiteur ou la visiteuse ont fâcheusement tendance à se concentrer exclusivement sur leur écran, en délaissant la scénographie muséale. Par ailleurs, la tablette, à l’instar du guide vocal, a l'inconvénient d’isoler la personne. Or ce qui fait la qualité d’un musée, c’est la possibilité non seulement d'y admirer des œuvres et des objets, mais aussi d’échanger sur ce que l’on y voit.

Éric Sanchez et son équipe ont donc collaboré avec des directeurs/trices de musées, des médiateurs/trices scientifiques, des enseignant-es, des développeurs/euses informatiques et des graphistes pour imaginer une utilisation du numérique qui soit à la fois ludique et favorable aux échanges et à la réflexion, tout en s’appuyant sur la muséographie existante. Cette démarche a abouti à la création de deux jeux: Geome (pour le Musée de la nature) et AL 2049 (pour l’Alimentarium), tous deux destinés à des adolescent-es de 12 à 15 ans.

«Le jeu fonctionne un peu à l’image d’un mythe. Il permet de scénariser une réalité qui nous échappe et de vivre ainsi une expérience au cours de laquelle les participant-es développent des compétences, trébuchent parfois et apprennent à se relever en faisant appel à la réflexion et à l’échange, explique Éric Sanchez. Notre manière d’appréhender le monde ne tient pas à des formules algorithmiques mais à ce type d’expérience en immersion, qui servent ensuite de points d’ancrage, de métaphores fondamentales, pour aborder d’autres situations réelles.»

 

Déclencher des émotions épistémiques

C’est ce que les chercheurs/euses ont visé à travers leurs jeux, en concevant des situations susceptibles de déclencher des émotions épistémiques, favorables à l’apprentissage. Dans le jeu Geome, les adolescent-es réparti-es en groupes sont invité-es à capturer, à l’aide d’une tablette, les animaux naturalisés qu’ils ou elles croisent dans le musée. La tâche est relativement aisée, puisqu’il suffit pour cela de scanner des QR Codes. Sauf qu’au bout de cinq ou dix minutes, elles/ils ont épuisé toutes les ressources mises à leur disposition. L’animateur/trice leur signifie que la partie est perdue. Grosse frustration chez les adolescent-es.

«Dans ce cas, la frustration est le moteur de l’expérience qui suit, souligne Éric Sanchez. On leur explique alors que l’épuisement des ressources correspond exactement à la situation actuelle, en les amenant à saisir la complexité des rapports entre l’homme et la nature. Dans la seconde partie du jeu, elles/ils sont appelé-es à résoudre des énigmes en lien avec l’équilibre des écosystèmes. À la fin, elles/ils gagnent collectivement, car chaque fois qu’une équipe gagne, tout le monde en bénéficie.»

À noter qu’un joueur ou une joueuse de chaque équipe est muni-e d’une petite caméra, ce qui permet ensuite aux chercheurs/euses d’analyser les interactions et les comportements des participant-es face à telle ou telle situation.

 

Déceler les fake news

Dans le jeu AL 2049 à l’Alimentarium, les chercheurs/euses proposent une mise en scène sous forme d’«escape game». Les ados apprennent qu’elles/ils sont coincé-es pour une durée de trente ans dans les locaux du musée. Elles/ils sont mis-es au défi de se débrouiller pour trouver leur propre nourriture, en semant, en transformant les denrées qu’elles/ils récoltent ou encore en pratiquant l’élevage. Elles/ils doivent effectuer des choix, tout en jouant sur des paramètres tels que le nombre, le bien-être et la santé des personnes nourries. Au fil du jeu, elles/ils reçoivent des informations, dont certaines sont des fake news. À elles et à eux de faire le tri. Dans un cas, un éleveur de moutons leur transmet de bonne foi une information erronée. Elles/ils sont ainsi rendu-es attentifs/ives au fait que même des personnes qui leur sont proches peuvent involontairement les induire en erreur.

Ces questions, celle des fake news et celle de la complexité des équilibres environnementaux qui sont les deux cibles pédagogiques de l’expérience, sont traitées de manière plus explicite lors d’un débriefing. «C’est très intéressant d’observer les participant-es dans ces moments, relève Éric Sanchez. Certain-es sont assez passifs/ives, d’autres font part de réflexions personnelles. Notre but, d’un point de vue pédagogique, est d’aller à l’encontre d’une certaine simplification, souvent relayée dans le discours politique et médiatique. Il n’existe pas de solutions clé en main. Il faut chercher, composer, faire des compromis. Mais on essaie de leur montrer qu’il est possible d’arriver à des choix qui ont un impact positif sur l’environnement ainsi que sur leur vie.»

 

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