La fée verte doit en partie son caractère mythique à ses origines floues et débattues. Pour certain-es, la recette de l’absinthe aurait été découverte par un médecin français. En terres helvétiques, on raconte qu’elle a été inventée par des femmes mystérieuses, parfois décrites comme des sorcières. Si ces informations tiennent plus de la légende que du fait avéré, les premières traces véritables d’absinthe datent des années 1760 dans le Val-de-Travers jurassien. La première production à grande échelle est attribuée à Henri-Louis Pernod, qui a ouvert une distillerie d’abord dans le Val-de-Travers, puis à Pontarlier.
Une popularité sans précédent
Pour la chercheuse, les raisons de la popularisation de l’absinthe oscillent également entre légende et réalité. On raconte en effet que, lors de la colonisation de l’Algérie par la France, les soldats emportaient des rations d’absinthe, censées être bénéfiques pour l’estomac et la purification de l’eau. Sur place, leur consommation aurait quelque peu dépassé cette utilité sanitaire. Après leur retour, la population française se serait alors inspirée de ces soldats victorieux et aurait adopté cette habitude. Bien que cela ait pu influencer la consommation française, l’absinthe n’a pas attendu cet épisode pour couler à flots.
Après l’essor fulgurant connu par cet apéritif dans le monde militaire et la bourgeoisie, ce sont les artistes qui s’en emparent pour en faire une sorte de muse. On pense en effet alors que l’absinthe provoque des hallucinations. Comme le confirme Nina Studer, hormis quelques potentielles exceptions, seule la consommation d’un taux élevé d’alcool peut toutefois provoquer de tels troubles.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’absinthe dépasse classes, genres et professions pour s’imposer comme la boisson la plus populaire en Suisse romande, en France et au-delà. Si la culture de l’apéro existait déjà, c’est l’absinthe qui entérine ce rendez-vous devenu incontournable. «Partout où la France avait une influence, l’absinthe se répandait, précise Nina Studer. Mais c’est surtout dans les colonies qu’elle s’est implantée, en Indochine, en Afrique du Nord, ou encore de l’Ouest. On parlait à l’époque d’une véritable ‘colonisation par l’absinthe’, une boisson prisée par les colonisé-es comme par les colonisateurs/trices.»
De la fée au diable
Cette popularité sans précédent a fini par attirer l’attention des médecins, amorçant la fin de cet âge d’or. Le diagnostic de l’absinthisme a en effet émergé, celui-ci étant considéré comme significativement plus dangereux que l’alcoolisme. En plus des symptômes attribués à ce dernier, on estime que l’absinthe déclenche des «folies meurtrières». En Suisse, elle est d’ailleurs interdite en 1908 après qu’un homme a tué sa femme et ses deux filles en 1905. Ce féminicide, créant un émoi international majeur, est rapidement qualifié de «meurtre d’absinthe». «Cette focalisation sur l’absinthisme a contribué en contrepartie à la banalisation de l’alcool et des boissons dites hygiéniques, comme le vin et la bière», observe Nina Studer.
La crainte grandissante suscitée par la fée verte n’épargne pas les colonies, l’Algérie étant notamment considérée comme «consumée» par cette boisson. La consommation des soldats est également pointée du doigt. Ils sont accusés de ne plus être capables d’assouvir la soif colonisatrice française. Peu à peu, l’absinthe est donc proscrite hors de la Métropole. En France même, l’interdiction survient en 1914. L’absinthe étant tenue responsable de la défaite lors de la guerre franco-allemande de 1870, il n’est en effet pas question qu’elle pèse également sur le cours de la Première Guerre mondiale.
La conservation du mythe
Pendant près d’un siècle, l’absinthe restera bannie dans la majeure partie des pays européens et des colonies. Féru-es de l’apéro et producteurs/trices sont dès lors contraint-es de s’adapter – beaucoup se convertissant à la production de pastis et d’anisette, des boissons qui connaissent un important essor dans les décennies qui suivent.
Pourtant, même cachée, l’absinthe ne disparaît pas. «Les gens ne l’ont pas oubliée, confie Nina Studer. Beaucoup continuaient à en produire clandestinement.» Dès 1970 en Suisse, des voix émanant de la société civile s’élèvent en faveur d’une dépénalisation. C’est chose faite en 2005. Depuis, auréolée de son passé légendaire, la fée verte a retrouvé sa place dans les bars comme sur les grandes tables.