«En se reproduisant avec succès et en s’aventurant de plus en plus loin dans et autour de la chaîne du Jura, le chat sauvage suisse a fatalement augmenté ses chances de rencontrer son homologue domestique, explique Mathias Currat, maître d’enseignement et de recherche à l’Unité d’anthropologie (Faculté des sciences) et coauteur des trois études. Contrairement aux apparences, on considère qu’il s’agit bien de deux espèces (ou au moins de deux sous-espèces) différentes. Le chat domestique descend du chat sauvage d’Afrique (Felis lybica). Mais celui-ci a divergé de son cousin européen il y a au moins 230 000 ans, selon les dernières estimations.»
Cette période ne représente qu’un claquement de doigts sur l’échelle du temps de l’évolution. Les deux espèces ne se sont donc pas assez différenciées pour les empêcher de se reproduire ensemble.
Cette hybridation féline, qui est par ailleurs un phénomène naturel, devient le sujet d'étude du chercheur genevois et de ses collègues Claudio Quilodrán, chercheur à l’Unité d’anthropologie et à l’Université d’Oxford, Juan Montoya-Burgos, chercheur au Département de génétique et évolution (Faculté des sciences) et Béatrice Nussberger, collaboratrice scientifique chez Wildtier Schweiz, une association spécialisée dans la faune sauvage et la biologie de la conservation.
Gènes maternels
Dans un premier papier, l'équipe de scientifiques analyse plus précisément les données récoltées par Béatrice Nussberger lors de sa thèse terminée en 2013 et qui ont notamment permis d’identifier des séquences génétiques propres à chaque espèce et les échanges qui ont déjà eu lieu.
«Nous avons constaté que l’on retrouve plus d’ADN de chat domestique dans le génome des chats sauvages que l’inverse, expose Mathias Currat. Nous avons aussi réussi à montrer que ce sont les gènes transmis uniquement par la mère (via les mitochondries) qui sont les plus affectés par l’hybridation.»
Les scientifiques développent également un modèle bio-informatique, génétique et écologique pour tenter de déterminer les scénarios les plus probables qui ont mené à la situation actuelle. Cette approche permet ainsi de confirmer que c’est bien l’aire d’expansion du chat sauvage qui a augmenté jusqu’à rencontrer celle du chat domestique et non l’inverse, ce qui aurait pu être le cas.
Solitaire et explorateur
«Dans le deuxième papier, plus théorique et paru en 2019 dans la revue Evolution, nous avons essentiellement tenté de préciser les scénarios, poursuit Mathias Currat. Nous avons montré que nos résultats sont les plus en accord avec les observations sur le terrain lorsque nos simulations supposent que le chat sauvage mâle a un comportement solitaire plutôt que grégaire et qu’il est plus porté sur l’exploration de nouveaux territoires. Nous avons pu estimer aussi qu’entre 5 et 10% des contacts entre un chat sauvage et un chat domestique débouchent sur une naissance d’hybrides.»
Il en ressort donc que ce sont surtout les mâles sauvages qui se reproduisent avec les femelles domestiques. Les petits hybrides, qui portent les gènes des deux espèces, se reproduisent ensuite à leur tour, soit avec des domestiques, soit avec des sauvages. Le problème n’est toutefois pas le même pour les deux espèces. On estime que la Suisse compte 1,6 million de chats domestiques. Le chat sauvage, selon le dernier relevé de l’espèce effectué il y a dix ans, ne représente que quelques centaines d’individus. L’apport d’ADN sauvage dans les populations domestiques demeure donc relativement faible tandis que l’«introgression» dans le patrimoine génétique de Felis silvestris est beaucoup plus massive. Et, paradoxalement, le fait que les chats sauvages soient actuellement en expansion démographique tend même à accentuer ce phénomène.
Remplacement irréversible
Suite logique, le troisième papier a tenté de préciser l’avenir qui attend le chat sauvage. «Nous avons projeté les conséquences possibles de l’hybridation avec les chats domestiques pendant les prochaines centaines d'années, pose Mathias Currat. Notre modèle bio-informatique débouche sur un remplacement génétique irréversible dans la population de chats sauvages par les gènes des chats domestiques dans tous les scénarios simulés. La seule action identifiée permettant d’y échapper consisterait à stériliser les chats domestiques errants vivant aux abords des fermes ou à proximité des forêts, particulièrement les femelles puisque ce sont les gènes hérités maternellement qui sont les plus affectés par l’hybridation. Il serait également nécessaire d’en connaître plus sur ces individus hybrides afin de mieux identifier leurs aptitudes et leurs interactions avec les espèces parentales. Ces mesures de protection devraient être prises le plus rapidement possible, car des interventions trop tardives risquent d’être plus coûteuses aussi bien économiquement qu’écologiquement.»
Au-delà du risque de perdre de la biodiversité, l’une des difficultés qui s’annoncent est celle de la conservation des espèces menacées. Dans les lois actuelles de protection des animaux sauvages, les hybrides ne sont en effet pas pris en considération. Pourtant, si ces derniers finissaient par être les ultimes représentants d’une espèce virtuellement disparue, ne faudrait-il pas les protéger aussi? Sans pour autant avoir débouché sur des solutions toutes faites, les débats sur cette question sont plus avancés en Écosse et en Hongrie qu’en Suisse.