2 novembre 2020 - Anton Vos

 

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«Flipper», la sonde inspirée de la cuisson du homard

Les tensions physiques qui parcourent les membranes cellulaires jouent un rôle important dans de nombreux processus biologiques. Grâce à des travaux menés dans le cadre du PRN «Biologie chimique», les scientifiques disposent désormais d’une sonde moléculaire capable de les détecter.
 

 

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La cuisson du homard permet à l'astaxanthine, une molécule de la famille des caroténoïdes, de reprendre sa forme normale et de produire une couleur orange caractéristique. Cette propriété opto-mécanique a inspiré le développement d'une sonde capable de mesurer les tensions présentes dans les membranes des cellules. @ iStock

 

Le homard change de couleur lorsqu’on le cuit, passant du bleu ou du brun-noir à un orange éclatant. Le phénomène chimique à la base de cette transformation bien connue des amateurs et amatrices de fruits de mer a fourni l’inspiration nécessaire au développement de sondes microscopiques capables de détecter les tensions physiques qui règnent dans les membranes des cellules – et même dans celles des petites organelles enfermées dans ces mêmes cellules. Commercialisés depuis 2018 seulement, ces outils minuscules ont d’ores et déjà ouvert un domaine d’investigation inédit pour les biologistes. La genèse et la conception de ces sondes, baptisées FLIPPER, sont racontées dans un article paru le 13 octobre dans la revue Bulletin of the Chemical Society of Japan. Il est signé par l’équipe de Stefan Matile, professeur au Département de chimie organique (Faculté des sciences) et principal auteur de la découverte. Interview.

 

 

LeJournal: Qu’est-ce qui fait changer la couleur du homard lorsqu’on le cuit?
Stefan Matile: La carapace du homard contient de l’astaxanthine. Cette molécule fait partie de la famille des caroténoïdes qui, comme le suggère leur nom, produisent en général une couleur orange. Le plus connu d’entre eux est le bêtacarotène, présent dans les carottes. Dans l’animal vivant, l’astaxanthine est entourée d’une protéine qui la contraint à changer de forme et de polarisation (à savoir la différence de charge électrique régnant entre les deux extrémités de la molécule). Ainsi, de torsadée et peu polarisée, elle devient plate (c’est-à-dire réduite à deux dimensions) et très polarisée. Dans cette conformation spéciale, la molécule absorbe et émet de la lumière dans d’autres longueurs d’onde et colore le homard en bleu ou brun-noir. En cuisant le crustacé, l’élévation de la température dénature la protéine, qui relâche son emprise. Libérée, l’astaxanthine peut reprendre sa forme naturelle et produire la couleur orange qui la caractérise. La chimie impliquée dans cette transformation est étudiée depuis plus de 70 ans et plusieurs questions restent encore ouvertes. Cela dit, on trouve d’autres exemples de molécules, ou chromophores, appartenant aux caroténoïdes ou à leurs dérivés qui jouent avec les couleurs en se déformant.

Lesquelles?
Dans les yeux des mammifères, par exemple, les cellules sensibles à la lumière contiennent elles aussi des molécules similaires à la moitié de l’astaxanthine. Elles sont toutes identiques à l’exception de leur forme plus ou moins torsadée et de leur polarisation qui permet d’absorber de la lumière à différentes longueurs d’onde. Ce modèle de fonctionnement a été proposé dans les années 1970-80 déjà.

Comment avez-vous eu l’idée d’exploiter cette propriété pour développer des sondes biochimiques?
Au moment de créer le Pôle de recherche national (PRN) «Biologie chimique» (qui a officiellement démarré en 2010), alors que l’on réunissait des idées d’axes de recherche novateurs, plusieurs biologistes ont insisté sur l’importance de pouvoir disposer de sondes fluorescentes capables de rendre visibles des forces physiques régnant dans le monde microscopique des cellules. Ces forces, ou tensions, influencent certains processus biologiques, que ce soit dans la création de vésicules, les processus de division cellulaire ou la transduction des signaux chimiques mais il n’existait pas de technique pour les mesurer. J’ai alors repensé à cette chimie fascinante des caroténoïdes et à ces molécules dont les transformations mécaniques peuvent se traduire par des changements optiques. Je me suis demandé s’il était possible de concevoir, sur cette base, de toutes petites sondes mécano-fluorescentes. Selon moi, c’était une belle façon pour les chimistes d’apporter quelque chose d’utile aux biologistes. J’ai donc proposé mon idée au PRN, sans savoir si ça allait fonctionner, bien sûr.

Qu’en ont pensé vos collègues?
Personne n’y a cru. Le panel d’évaluation des projets de recherche du PRN a critiqué ce choix durant des années. C’était même devenu un running gag. Mon idée paraissait trop compliquée, irréaliste et folle, surtout aux yeux des biologistes à qui elle devait pourtant profiter. On me disait que cela allait demander un trop gros effort de synthèse chimique. Moi, je leur répondais que la synthèse, c’est justement notre passion. Même les pairs chargés de la relecture des articles pour les meilleures revues en chimie se sont montrés très négatifs. Pour eux, ces recherches étaient carrément inutiles. Cela dit, je ne peux pas leur donner tout à fait tort, du moins en ce qui concerne le papier paru en 2012 dans Angewandte Chemie présentant la première molécule (ou mécanophore) que mon équipe a produite.

Pourquoi?
Le mécanophore que nous avions mis au point était censé émettre, en se déformant sous l’effet des forces membranaires, une lumière fluorescente qui pouvait ensuite être visualisée par des techniques de microscopie. Or, il se trouve que l’effet obtenu était très faible et la fluorescence quasi inexistante. Il faut dire que j’avais choisi la mauvaise molécule. Je n’aurais jamais pu aller très loin avec elle. Malgré cela, j’étais ravi du résultat. Il s’agissait d’une preuve de principe: les effets étaient minimes mais ils existaient, c’est ce qui comptait. Il suffisait ensuite de perfectionner le système. Une phase d’amélioration qui a finalement demandé beaucoup plus de travail que prévu.

Quand ces efforts ont-ils abouti?
Nous avons réussi à résoudre le problème, du point de vue chimique du moins, en 2015. Au final, nous avons reproduit le principe de l’astaxanthine du homard mais en utilisant une tout autre chimie moléculaire. Nous avons construit atome par atome un composé torsadé qui, une fois fixé dans la membrane cellulaire, devient plan et polarisé. Il est assez sensible pour réagir aux tensions en présence et elle émet assez de fluorescence en se déformant.

Vos sondes sont baptisées FLIPPER. D’où vient ce nom?
Nous avions déjà compris que nous devions concevoir une molécule composée de deux éléments articulés ayant chacun une surface assez grande pour assurer une sensitivité mécanique suffisante. C’est une de mes postdoctorantes de l’époque, Marta Dal Molin, qui a trouvé l’image. Le problème à résoudre lui a fait penser aux palmes imposantes des plongeurs équipés de bouteilles (flippers en anglais). Nous avons immédiatement adopté cette appellation. Pour pouvoir le protéger, le nom officiel est devenu FLIPPER-TR (pour FLIPPER Tension Reporter).

Il a ensuite fallu convaincre les biologistes de l’utilité de votre outil…
Ce qui a aussi demandé pas mal d’efforts. Les chimistes et les biologistes ne réfléchissent et ne travaillent pas exactement de la même manière. Les expériences sur des cellules ont démarré en 2016 déjà dans le laboratoire d’Aurélien Roux, professeur au Département de biochimie (Faculté des sciences). Mais l’interprétation des résultats n’était pas évidente. Fondamentalement, on ne peut pas visualiser les forces physiques qui entrent en jeu dans des processus biologiques. On ne peut visualiser que leurs conséquences. C’est comme la force de gravitation: il est impossible de la voir directement mais on peut en observer les effets, à l’image de la pomme qui tombe sur la tête d’Isaac Newton (un épisode légendaire qui, soit dit en passant, se serait déroulé alors que le savant anglais était confiné dans son jardin durant la grande épidémie de peste en 1666). Nous avons donc réfléchi à la signification des résultats que nous avions obtenus avec ces sondes du point de vue biologique. Le problème, c’est que les membranes cellulaires sont des environnements complexes, déformables, très peu homogènes, avec de vastes régions plus ou moins élastiques parsemées de domaines qui le sont beaucoup moins. Autant de facteurs qui influencent les mesures de nos mécanophores.

Comment avez-vous procédé?
En collaboration avec Andreas Zumbuehl, professeur à l’Université de Fribourg et membre du PRN, et Éric Vauthey, professeur au Département de chimie physique (Faculté des sciences), et grâce à beaucoup de modélisation computationnelle, nous avons vérifié que nos sondes non seulement ne perturbent pas l’ordre de la membrane mais, en plus, fournissent des résultats utilisables et potentiellement novateurs. Nous avons notamment constaté que la réorganisation des membranes sous tension produit des déformations et des îlots inélastiques qui aplatissent et polarisent nos mécanophores. Nous avons profité d’un symposium international, auquel tout le PRN devait assister, pour inviter les expert-es du monde entier sur ces sujets et discuter de nos premiers résultats. Tout s’est bien passé et Robbie Loewith, professeur au Département de biologie moléculaire (Faculté des sciences), était déjà prêt à utiliser nos sondes pour démontrer les conséquences que ces réorganisations membranaires sous tension pouvaient avoir sur les fonctions biologiques, notamment en matière de transduction des signaux chimiques. Nous avons alors publié deux articles synchronisés en 2018, l’un dans Nature Cell Biology, sur les conséquences biologiques, et l’autre dans Nature Chemistry, pour présenter la technique des FLIPPER-TR.

Que montre ce dernier?
Il présente notre première version des FLIPPERs capable de mesurer la tension dans la membrane extérieure d’une cellule. L’article a eu de fortes répercussions. Nous avons tout de suite reçu plus de 50 e-mails de laboratoires de partout dans le monde, nous demandant de leur envoyer des sondes. Je n’avais jamais vu ça. Cela montre que nous avons répondu à une demande réelle de nombreux chercheurs.

Avez-vous développé d’autres modèles de sonde?
Oui. La première est conçue pour cibler la membrane extérieure des cellules. Nous en avons développé une autre destinée à la mesure de la tension des membranes des organelles, en l’occurrence les endosomes et lysosomes, situées à l’intérieur des cellules. Elle a fait l’objet d’une publication par Aurélien Roux et Jean Gruenberg, professeur honoraire au Département de biochimie, dans Nature Cell Biology en août 2020. Il en existe déjà une troisième adaptée à la membrane de la mitochondrie, une quatrième pour le réticulum endoplasmique (publiées dans le Journal of the American Chemical Society en 2019) et une cinquième, qui cible des protéines de fusion, publiée très récemment dans la revue ACS Central Science.

Avez-vous créé une start-up?
Non, nous sommes avant tout des chercheurs et des chercheuses, pas des entrepreneur-es. Pour la commercialisation de nos sondes, nous avons fait appel à Spirochrome, une start-up installée à Schaffhouse active dans la production de molécules chimiques de très haute qualité. Étant donné la complexité du processus, les sondes FLIPPER sont pour l’instant encore produites à l’Université de Genève. Nous avons d’ailleurs parfois de la peine à répondre à la demande. À terme, Spirochrome devrait donc reprendre aussi la synthèse des molécules.

Y a-t-il encore des développements prévus?
Oui, beaucoup. Nous avons déjà mis au point une technique permettant de libérer les sondes fichées dans les membranes pour qu’elles puissent voyager dans la cellule. Avec Alexandre Fürstenberg, maître d’enseignement et de recherche aux départements de chimie minérale et analytique et de chimie physique, nous aimerions aussi les rendre compatibles avec les techniques de microscopie à super-résolution, qui sont capables de distinguer des détails de l’ordre du nanomètre (un milliardième de mètre). Mais pour cela, il faudra que l’on réussisse à faire clignoter notre sonde.

 

 

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