19 juin 2025 - Melina Tiphticoglou

 

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Comment faire de l’archéologie dans un pays en guerre

Découverte au Soudan et fouillée par des équipes suisses, Kerma, l’antique capitale royale de l’empire nubien, n’est plus accessible en raison de la guerre civile qui a éclaté en 2023. Cependant, le travail de recherche continue, comme l’a montré le colloque international organisé au Caire les 2 et 3 juin derniers.

 

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Vestiges de la Deffufa occidentale, édifice cultuel principal de la ville antique de Kerma. En arrière-plan, le musée de Kerma, financé par la Suisse. Photo: Mission Kerma-Doukki Gel/B.-N. Chagny.


Depuis soixante ans, le site archéologique de Kerma, au nord du Soudan, fait l’objet d’une importante collaboration scientifique entre la Suisse et les autorités locales. Tout à fait exceptionnels, ces lieux abritent notamment les restes de la capitale royale et impériale qui, pendant plusieurs siècles, a régné sur l’ancienne Nubie, puissant royaume rival de l’Égypte. Cette dernière fut longtemps considérée comme la seule civilisation influente de la région. À tort, comme l’ont montré les découvertes réalisées au Soudan, qui ont permis de réécrire l'histoire africaine de manière critique et de redonner de la valeur au passé de l’Afrique noire. Un musée local, situé à côté de la ville antique, restitue cette histoire aux populations autochtones.

 

Les premières fouilles dans la région débutent en 1965 sur le site de Tabo, à l’initiative du professeur Charles Maystre, titulaire de la chaire d’égyptologie de l’UNIGE. Il est accompagné du tout jeune Charles Bonnet, qui dirigera les fouilles dès la saison suivante. C’est ce même Charles Bonnet qui, une dizaine d’années plus tard, fasciné par le potentiel du site voisin de Kerma, en obtiendra la concession des fouilles et y travaillera avec passion pendant près de cinq décennies. Actuellement, deux missions suisses financées par le Secrétariat d'État à la formation, à la recherche et à l’innovation (Sefri) – l’une ancrée à l’UNIGE, l’autre à l’Université de Neuchâtel (Unine) – sont actives dans la région afin d’explorer les vestiges de la capitale nubienne et de ses environs. Les découvertes y sont parfois spectaculaires à l’instar des sept statues de pharaons noirs, mises au jour en 2003, et représentant les souverains qui ont régné sur l’Égypte et le Soudan de 750 à 650 ans avant J.-C.

Mais depuis 2023, la guerre civile qui fait rage au Soudan a mis un coup d’arrêt brutal à ces travaux. Face à l’impossibilité de se rendre sur le terrain, les archéologues suisses ont organisé un colloque au Caire les 2 et 3 juin derniers. Tenu sous l’égide de la Section française de la direction des Antiquités du Soudan (SFDAS) et accueilli à l’Institut français d’archéologie orientale du Caire, cet événement scientifique a permis de réunir les équipes suisses, françaises et soudanaises, exilées en Égypte. Un hub genevois a également été mis en place dans une salle de l’UNIGE, offrant la possibilité à certain-es intervenant-es de s’exprimer à distance et aux chercheurs/euses et étudiant-es de suivre les échanges en direct. «Ce colloque a été extrêmement fructueux, souligne Xavier Droux, codirecteur de la mission suisse-franco-soudanaise de Kerma-Doukki Gel et successeur de Charles Bonnet. Il nous a permis de renouer des liens humains et scientifiques, notamment avec nos collègues soudanais en exil, et de montrer que la recherche continue, malgré notre absence sur le terrain.»

Si, pour le moment, le site de Kerma et son musée ne se trouvent pas dans la zone de guerre à proprement parler, la prudence est de mise. C’est pourquoi, à l’aide d’un fonds d’urgence accordé par la fondation Alliance internationale pour la protection du patrimoine (ALIPH), Xavier Droux et ses collègues s’apprêtent à documenter le millier de pièces conservées dans le musée pour établir un catalogue des collections et dresser une base de données digitale complète.

Archives et matériel conservés à Genève
Tirant parti de cet arrêt forcé, les équipes réalisent également un travail d’études, d’archivage et d’inventaire du matériel archéologique exporté depuis les années 1960 en Suisse. À l’UNIGE, en particulier, plusieurs vastes projets sont en cours. Le site de Tabo, fouillé durant une dizaine d’années, mais relativement peu étudié, va faire l’objet d’une nouvelle analyse approfondie, sur la base des riches archives et des nombreux objets présents à Genève. «À l’époque, il y avait un système de partage des découvertes entre le pays qui menait la mission et le pays hôte, explique Anne Mayor, directrice du Laboratoire d’archéologie africaine et anthropologie (Arcan) de l’UNIGE auquel la mission suisse-franco-soudanaise de Kerma-Doukki Gel est rattachée. Une partie des objets découverts à Tabo sont conservés, voire exposés, au Musée d’art et d’histoire de Genève, qui est partenaire du projet.»

Autre chantier d’envergure: la réalisation de l’inventaire complet et détaillé du tessonnier de Kerma, soit près de 4000 tessons de céramiques exportés par Charles Bonnet, en accord avec les autorités du Soudan, et entreposés à l’UNIGE depuis peu. Une fois terminé, ce catalogue constituera un des plus vastes corpus de céramiques de cette région, en dehors des frontières soudanaises. Il pourra bénéficier à de nombreuses recherches futures, qu’il s’agisse de révéler ce que contenait cette vaisselle ou d’établir l’évolution chronologique du site à l’aide des différents types de céramiques.

Enfin, un travail important consistera à archiver l’ensemble de la documentation archéologique de Charles Bonnet. «Les archives des fouilles de Kerma se trouvaient encore chez l’archéologue il y a quelques mois, précise Anne Mayor. Il faut dire que, jusqu’à l’année dernière, à 92 ans, il continuait à y travailler. Nous sommes en train de tout rassembler à l’UNIGE et avons la chance de pouvoir le faire de son vivant. Ces soixante ans de fouilles au Soudan représentent plus que des archives archéologiques, elles constituent des archives historiques qui documentent aussi le rôle de la Suisse au Soudan. Une relation qui ne s’est jamais interrompue jusqu’à aujourd'hui et dont nous aimerions rendre compte au travers d’une exposition en Suisse.»

 

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