5 mai 2022 - UNIGE

 

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Les personnes polyhandicapées parlent avec les yeux

Grâce à l’oculométrie, ou «eye-tracking», des scientifiques ont réussi à évaluer les compétences perceptives des personnes en situation de polyhandicap et généralement considérées comme «intestables». Un pas vers une prise en charge personnalisée.

 

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Plusieurs paires d’images et scènes ont été soumises à des enfants en situation de polyhandicap munis d'un dispositif permettant de suivre leurs mouvements oculaires. L'expérience a permis d'évaluer six compétences visuelles différentes: mouvements biologiques ou non-biologiques, scènes socialement saillantes ou non-sociales, zone faciale des yeux ou bouche, joie ou colère, objets d’attention partagée ou non, comportements pro-sociaux ou anti-sociaux. Images: T. Cavadini / UNIGE

Incapables de communiquer verbalement et physiquement, les personnes polyhandicapées représentent un défi majeur pour les scientifiques cherchant à évaluer leurs besoins et à leur fournir une assistance personnalisée. Édouard Gentaz, professeur au sein de la Faculté de psychologie et sciences de l’éducation et du Centre suisse des sciences affectives, y est parvenu malgré tout avec l’aide de son équipe. Dans un article paru le 14 avril dans la revue PLoS One, les scientifiques montrent comment ils ont, grâce à des techniques d’oculométrie, ou «eye-tracking», mis en évidence et évalué certaines compétences perceptives et socio-émotionnelles jusque-là insoupçonnées chez neuf enfants et adolescent-es présentant un polyhandicap.

Défini comme un «handicap grave à expressions multiples», le polyhandicap regroupe des personnes présentant une combinaison de déficiences intellectuelles et motrices sévères, auxquelles s’ajoutent diverses affections médicales associées. Si les symptômes peuvent fortement varier selon les individus, tous sont en situation d’extrême dépendance pour l’exécution des actes de la vie quotidienne (toilette, habillage, repas, etc.). Dans l’incapacité de s’exprimer par le langage ou par signes sensori-moteurs, ces personnes n’ont pratiquement aucun moyen de communiquer avec leur entourage.

Population «intestable» Jusque-là, cette population était souvent considérée comme «intestable». Les informations sur leurs besoins et leurs préférences dans le but de leur fournir une assistance personnalisée ne pouvaient être collectées que de manière indirecte par les parents, les éducateurs/trices ou encore les soignant-es et sur la base de questionnaires mesurant certains comportements en termes de fréquence («jamais» vs «systématiquement») ou d’intensité («pas du tout» vs «énormément»).
Il reste toutefois un indice comportemental qui est fréquemment préservé chez les individus polyhandicapés: le regard. D’où l’idée d’appliquer sur eux l’oculométrie, une technique utilisée depuis de nombreuses années pour évaluer les compétences des bébés, qui ne sont pas encore en capacité de parler et ne disposent pas encore de motricité fine.
À la demande de l’institut médico-éducatif La Clé des Champs, basé à Saint-Cergues en France, l’équipe d’Édouard Gentaz a testé un groupe de neuf enfants et adolescent-es âgé-es de 6 à 16 ans en situation de polyhandicap grave et a enregistré les mouvements oculaires en réponse à différents stimuli visuels.
Plusieurs paires d’images et de scènes ont été soumises à ces enfants afin d’évaluer six compétences visuelles différentes: des mouvements biologiques ou non biologiques, des scènes socialement saillantes ou non sociales, des zones faciales montrant les yeux ou la bouche, des émotions de joie ou de colère, des objets d’attention partagée ou non et des comportements pro-sociaux ou anti-sociaux. Les scientifiques ont comparé le temps passé par les regards de chaque participant-e sur chacune des images. Ils ont ensuite comparé ces résultats avec ceux d’un groupe témoin composé de 32 enfants de 2 ans ne souffrant pas de polyhandicap.

Dispositif fiable

«Grâce à l’eye-tracking, nous avons observé que ces enfants étaient sensibles à ce qu’ils voyaient et que chacun-e manifestait des préférences visuelles propres, indique Thalia Cavadini, assistante-doctorante au sein de la Faculté de psychologie et sciences de l’éducation et première auteure de l’étude. Cette méthode nous a permis de mettre en évidence des compétences individuelles insoupçonnées chez chacun-e des neuf enfants testé-es, comme la capacité à s’orienter préférentiellement vers des stimuli humains et socialement saillants ou la capacité à diriger son attention vers l’objet qu’une autre personne est en train de regarder. Cette découverte ouvre la voie à des dispositifs de stimulation et de prise en charge personnalisés, pour autant que la capacité de regarder soit préservée, ce qui n’est pas le cas chez toutes les personnes en situation de polyhandicap.»
Grâce à ces travaux, l’«eye-tracking» fait désormais figure de dispositif fiable pour l’évaluation de certaines compétences perceptives et socio-émotionnelles des personnes polyhandicapées, tout en tenant compte de leurs particularités individuelles. Sur la base de ces recherches, des serious games – soit des jeux vidéo à visée pédagogique ou communicationnelle – adaptés à chaque enfant testé-e sont également en cours de développement. L’objectif, à terme, serait d’établir une communication plus fluide avec cette population.

 

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