2 mars 2023 - Anton Vos

 

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Du fond du golfe du Mexique surgit un avertissement climatique

L’analyse des traces laissées dans les sédiments par l’un des réchauffements les plus importants et les plus rapides qu’ait connus la Terre il y a 56 millions d’années montre une intensification spectaculaire du cycle hydrologique.

 

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Il y a 56 millions d'années, l'un des réchauffements climatiques les plus importants qu'ait connus la Terre a été marqué par une augmentation de la saisonnalité et de l'intensité des précipitations. Ce phénomène a augmenté la mobilité des chenaux fluviaux – les zones les plus profondes d’un cours d’eau –  et entraîné le transport de grandes quantités d’argiles fluviales déposées dans les plaines alluviales adjacentes jusque dans les profondeurs océaniques. Image: Lucas Vimpere / UNIGE


Les scientifiques ne peuvent pas prédire avec précision l’évolution du climat dans les siècles à venir. Mais, à l’instar des historien-nes, ils peuvent nous renseigner sur des faits du passé et nous avertir de l’inquiétante similitude existant entre les traces laissées par l’un des réchauffements les plus importants et les plus rapides qu’ait connus la Terre et ce qui se déroule aujourd’hui sous nos yeux. Dans un article paru le 9 février dans la revue Geology, Sébastien Castelltort, professeur à la Section des sciences de la Terre et de l’environnement (Faculté des sciences), et son équipe ont en effet étudié les conséquences environnementales du «maximum thermique Paléocène-Éocène» (PETM), survenu il y a 56 millions d’années. Cet épisode est caractérisé par une augmentation massive de la teneur en gaz carbonique dans l’atmosphère, provoquant une hausse de la température globale de 5 à 8 °C en l’espace de 5000 à 10 000 ans et une perturbation climatique qui aurait duré entre 100 000 et 200 000 ans. En se basant sur l’analyse des sédiments du fond du golfe du Mexique, l’étude genevoise a montré que les grandes plaines d’Amérique du Nord ont alors été marquées par une augmentation considérable de l’intensité des pluies qui ont entraîné de grandes quantités d’argile jusque dans l’océan, rendant ce dernier inhabitable pour certaines espèces vivantes. Un scénario qui, selon les auteur-es, pourrait se répéter aujourd’hui.

 

Le PETM est détecté dès les années 1970 lorsque les scientifiques observent dans les archives géologiques une forte anomalie du rapport entre les isotopes stables du carbone (notamment entre le 12C et le 13C) indiquant que l’atmosphère de l’époque a subi un apport très important de gaz carbonique et de méthane d’origine fossile. Les causes de ce bouleversement font encore débat. Les hypothèses actuelles évoquent l’impact d’une météorite et les effets d’une intense activité volcanique dans les profondeurs de l’Atlantique Nord qui auraient déstabilisé des hydrates de méthane, ces «glaçons» de méthane stables sous certaines conditions de pression et de température qui, en dégazant, auraient libéré leur gaz à effet de serre. À cela s’ajoute une possible fonte soudaine et importante du permafrost, ou encore l’injection de magmas dans les sédiments organiques de la bordure ouest de la Norvège.

Les scientifiques ignorent par contre pourquoi il a fallu entre 100 000 et 200 000 ans avant que le PETM s’éteigne. Il existe une série de mécanismes naturels qui permettent de recapturer le gaz carbonique et de l’extraire de l’atmosphère mais leur mise en œuvre reste, pour l’heure, méconnue.

Des eaux à 36°C
Quoi qu’il en soit, la perturbation atmosphérique a des conséquences spectaculaires. Des palmiers poussent au pôle Nord et certaines espèces de plancton marin normalement restreintes aux eaux tropicales, comme le dinoflagellé Apectodinium, se répandent soudainement sur toute la surface du globe. Ailleurs, la température des eaux de surface atteint par endroits presque 36 degrés, un niveau létal pour de nombreux organismes. Des espèces de foraminifères benthiques, vivant au fond des mers et des océans, disparaissent et on observe un important renouvellement de la faune de mammifères terrestres au cours duquel émerge un bon nombre des principaux ordres de mammifères actuels, dont celui des primates.

À ces conséquences déjà connues s’ajoutent désormais celles que l’étude genevoise vient d’identifier. L’équipe de scientifiques s’est pour cela penchée sur l’analyse de sédiments prélevés dans le golfe du Mexique. Ce bassin fait office de réceptacle géant dans lequel se déverse le matériel érodé et transporté par des cours d’eau du continent nord-américain tels que le Rio Grande ou le Mississippi depuis des dizaines de millions d’années. Grâce à la collaboration d’une entreprise pétrolière, les géologues ont pu bénéficier d’un échantillon de grande qualité extrait d’un forage réalisé à une profondeur de plus de 8 kilomètres. Sur les 543 mètres que mesure cette carotte, l’enregistrement sédimentaire du PETM en occupe 180, ce qui en fait l’archive géologique la plus complète du monde sur cette période.

La surprise vient du fait que l’enregistrement révèle d’abord une importante couche d’argile, recouverte par une couche de sable, alors que les scientifiques s’attendaient à un résultat inverse. «Nous pensions que le réchauffement climatique aurait comme effet une augmentation des précipitations qui, à leur tour, auraient entraîné une plus grande érosion des montagnes et des reliefs et donc une production plus importante de sable relativement grossier charrié vers l’océan, explique Sébastien Castelltort. En réalité, ce sont les argiles qui ont été apportées en premier, c’est-à-dire la boue ou le limon, enfin tout le matériel très fin qui, au gré des crues, se dépose sur les berges et, plus largement, forme ces grandes plaines qui entourent les cours d’eau. Cette constatation nous a permis d’établir que ce n’est pas tant le taux annuel des précipitations qui a augmenté que leur saisonnalité et leur intensité. La pluie est tombée de manière plus concentrée durant des événements plus extrêmes.»

Décor de galets
La conséquence de ce changement de régime est une mobilité accrue des chenaux fluviaux. Les cours d’eau sortent de leur lit et en forment plus souvent de nouveaux, creusant à chaque fois leur chemin dans l’argile des plaines alluviales et emportant en masse ce matériel fin vers les profondeurs de ce qui sera plus tard le golfe du Mexique. En provoquant la mise en suspension dans l’eau des particules d’argile, ce phénomène s’accompagne d’une turbidité de l’océan qui s’avère néfaste pour la faune et la flore marines, notamment pour les foraminifères et les coraux.

Dans une étude précédente parue en 2018 dans  Scientific Reports, Sébastien Castelltort et son équipe avaient montré, à une échelle beaucoup plus locale, que le PETM avait également laissé des traces sur le versant sud des Pyrénées, qui n’était alors pas aussi éloigné du golfe du Mexique qu’aujourd’hui. Dans cette région, le réchauffement climatique a généré des crues dont l’amplitude est soudainement multipliée par huit – et parfois par 14 – et provoqué à certains moments la destruction de la végétation au point de ne laisser qu’un décor de galets.

«Le système Terre est très complexe, admet Sébastien Castelltort. Il est impossible d’être sûr de ce qui va se passer dans le futur. Mais il faut être aveugle pour ne pas voir les nombreuses similitudes entre le PETM et notre époque. On remarque déjà, sans l’ombre d’un doute, que le nombre d’événements météorologiques extrêmes a augmenté et qu’ils se sont intensifiés. On sait également que le phénomène d’extinction des espèces lié au réchauffement climatique est en route, avec un déclin de presque 70% des espèces sauvages à l’échelle globale sur les cinquante dernières années. Certes, le réchauffement qu’a connu le PETM se situe entre 5 et 8 °C, ce qui est beaucoup plus important que le 1 °C d’élévation due à l’activité humaine. Mais la tendance actuelle n’est pas à la baisse, bien au contraire. Et, surtout, les choses vont aujourd’hui beaucoup plus vite. Le réchauffement du PETM a mis des millénaires à s’établir. Ce qui est déjà très rapide pour un géologue. Notre civilisation risque de faire de même en seulement quelques siècles, ce qui laissera encore moins de temps à la faune et la flore pour s’adapter.»

On estime par ailleurs que le PETM a vu un relâchement total dans l’atmosphère d’une quantité de carbone à peu près aussi grande que les gisements actuels de charbon, de pétrole et de gaz naturel. Étant donné que les pics de production du charbon, du pétrole et du gaz ont tous été dépassés ou sont sur le point de l’être, il se pourrait que nous soyons actuellement à mi-chemin d’un nouveau PETM.

 

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