«Les espèces qui peuplent les rivières issues de la fonte des glaciers sont peu nombreuses et, surtout, très spécifiques, explique le chercheur genevois. C’est-à-dire qu’on ne les trouve nulle part ailleurs. Leurs niches écologiques, associées à la présence d’un glacier, sont relativement isolées. Des études ont d’ailleurs montré que des populations d’une même espèce pouvaient développer des caractéristiques génétiques qui les différencient entre vallées voisines.»
Les invertébrés en question sont essentiellement des insectes du groupe des diptères comme Diamesa steinboecki. Ces espèces se sont adaptées pour survivre aux conditions peu hospitalières de leur habitat. L’eau sortant des glaciers a en effet une température qui n’excède pas les 2 °C et elle contient une grande concentration de farine glaciaire, c’est-à-dire de fines particules produites par l’abrasion de la roche suivant le mouvement du glacier. Cela engendre une turbidité importante, donnant aux torrents une couleur blanchâtre et les rendant peu propices à la vie. Spécialisés malgré tout pour survivre à ces écosystèmes, les invertébrés des cours d’eau glaciaires sont poussés par le réchauffement global à migrer vers de plus hautes altitudes pour tenter de conserver des conditions environnementales sans lesquelles elles ne peuvent subsister. La pression est d’autant plus forte que les Alpes ont aussi la triste particularité de se réchauffer plus vite que la moyenne mondiale.
Vivre d'eau froide
Pour en savoir plus sur le devenir de cette petite faune, les scientifiques ont utilisé et réuni des modèles simulant le retrait des glaciers alpins jusqu’en 2100, l’évolution de la structure du réseau hydrographique et des conditions de vie qui en découlent ainsi que la distribution d’une quinzaine d’espèces d’invertébrés vivant dans de l’eau froide à plus de 2000 mètres d’altitude. L’étude s’est basée sur 656 échantillons biologiques, prélevés sur des sites dispersés entre le sud de la France et le nord de la Slovénie, accompagnés de mesures environnementales telles que l’influence glaciaire, les caractéristiques hydrologiques, hydrauliques et physicochimiques des cours d’eau. Les calculs ont été réalisés pour chacun de la centaine de sous-bassins versants composant l’ensemble de l’arc alpin et alimentant un des quatre grands fleuves européens que sont le Rhône, le Rhin, le Danube et le Pô.
Il en ressort d’abord, sans surprise, que le réseau hydrologique va, en moyenne, s’étendre vers les plus hautes altitudes d’environ 1% par décennie en raison justement du retrait généralisé des glaciers. L’influence des glaciers sur les rivières, c’est-à-dire leur apport en eau au débit total, va diminuer, changeant radicalement la composition des torrents. Elle sera, à terme, réduite à sa portion congrue.
«Cela signifie qu’en se retirant, le glacier va laisser la place à de nouveaux cours d’eau mais que ceux-ci seront de moins en moins alimentés par l’eau de fonte des glaciers, précise Emmanuel Castella. Ce sont la fonte des neiges et l’eau souterraine qui contribueront de plus en plus à leur débit, celles-ci ayant des caractéristiques physicochimiques très différentes de l’eau issue des glaciers.»
Dès lors, les invertébrés adaptés aux conditions glaciaires suivront le retrait glaciaire pour survivre lorsque c’est encore possible et disparaîtront avec les derniers restes de glacier de leur vallée. «D’ici à 2100, la plupart des espèces alpines connaîtront un déclin de la superficie de leur habitat disponible à l’échelle européenne», écrivent les scientifiques.
Localement, les choses sont parfois un peu plus nuancées. Si un tiers environ des sous-bassins perdront toute influence glaciaire d’ici à 2100, l’étude a aussi permis d’en identifier certains plus favorables à la survie des espèces alpines en raison d’une exposition et d’une morphologie permettant une persistance plus durable des glaciers dans le siècle à venir. Ces zones «refuges» se situent majoritairement à l’ouest des Alpes et donc en partie en Suisse.
«Malheureusement, ce que nos résultats montrent aussi, c’est que ces aires vitales pour le devenir des invertébrés d’eau glaciaire se trouvent très souvent à l’extérieur des espaces actuellement protégés, déplore Emmanuel Castella. Et le problème est que sans cette protection, elles seront soumises à d’autres pressions comme des prélèvements d’eau pour l’irrigation, la production hydroélectrique ou les sports de neige, qui sont amenés à se développer dans les prochaines décennies.»
Deux bassins suisses
Selon l’étude, deux bassins suisses ont le privilège ambivalent – ce qui leur confère aussi une grande responsabilité – de combiner une présence de glaciers plus persistants qu’ailleurs, une richesse élevée en espèces d’invertébrés et une pauvreté de zones protégées. Il s’agit de celui des Saaser et Matter Vispa (région de Zermatt) et de celui de la Lütschine (région de Grindelwald et Lauterbrunnen).
L’article en appelle donc non seulement à une multiplication des suivis de la biodiversité alpine afin de modéliser la distribution future d’un plus grand nombre d’espèces, mais aussi, et surtout, à modifier les stratégies de conservation afin de mieux les adapter aux effets de perturbations venant s’ajouter à ceux du changement climatique sur la biodiversité alpine.
«Ces populations endémiques du haut des vallées alpines sont certes petites et isolées, mais elles sont uniques et font partie du grand puzzle de la biodiversité à plus grande échelle, plaide Emmanuel Castella. Si certaines d’entre elles disparaissent, c’est autant de pièces du jeu qui seront perdues, participant au déclin de la biodiversité globale.»