26 janvier 2023 - Anton Vos

 

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Le laser qui guide les éclairs

Non content de percer les nuages, un laser ultra-puissant installé au sommet du Säntis a réussi à dévier et guider la foudre sur une soixantaine de mètres, rallongeant d’autant le paratonnerre formé par l’imposante tour qui domine le pic.

 

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Le faisceau laser ultra-puissant du LLR installé au sommet du Säntis a réussi à dévier et guider des éclairs sur plusieurs dizaines de mètres avant de les faire frapper la tour de l’opérateur Swisscom. Image: Xavier Ravinet / UNIGE

 

Le paratonnerre de grand-papa (c’est-à-dire de Benjamin Franklin, qui l’a inventé en 1752), c’est bien. Mais le paratonnerre laser, c’est beaucoup mieux. Et c’est précisément ce qu’a prouvé le faisceau ultra-puissant de lumière cohérente, installé à 2500 mètres d’altitude au sommet du Säntis dans le canton d’Appenzell, l’un des coins d’Europe les plus touchés par les éclairs (plus d’une centaine par an). Piloté par l’équipe de Jean-Pierre Wolf, professeur au Département de physique appliquée (Faculté des sciences), le LLR (pour Laser Lightning Rod) a en effet pu, à plusieurs reprises, dévier et guider la foudre sur une longueur allant jusqu’à une soixantaine de mètres avant qu’elle ne frappe l’immense tour de l’opérateur Swisscom qui domine le pic. Comme le rapporte l’article paru le 16 janvier dans Nature Photonics, le paratonnerre traditionnel en métal conducteur aménagé dans ce mât de 123 mètres a ainsi été rallongé de plusieurs dizaines de mètres supplémentaires, ce qui, théoriquement, augmente d’autant le rayon de la surface protégée contre ces phénomènes naturels.

 

La foudre représente en effet une importante cause de pertes matérielles autant qu’humaines. D’après les images satellites, on estime que dans le monde, entre 40 et 120 éclairs se déclenchent chaque seconde entre les nuages ou entre les nuages et le sol. Le nombre de décès par an dus à ces décharges électrostatiques de millions de volts et de centaines de milliers d’ampères dépasse 4000, tandis que les dégâts matériels infligés aux infrastructures se chiffrent en milliards de francs.

La situation aurait été bien pire sans le paratonnerre, dont l’invention au XVIIIe siècle est attribuée à Benjamin Franklin et dont la conception n’a quasiment pas évolué en 270 ans. Le dispositif se compose d’un mât conducteur assez haut dont la pointe forme une cible préférentielle pour les éclairs. Une fois la foudre attirée, il permet de conduire le courant électrique vers le sol de manière sécurisée. Un tel paratonnerre protège une surface au sol dont le rayon correspond à peu près à la hauteur du mât. Mais ce dernier n’est pas extensible à l’infini, ce qui limite l’efficacité des paratonnerres «Franklin» dans les cas d’infrastructures très vastes comme les aéroports, les centrales nucléaires, les pas de lancement de fusées, les parcs d’éoliennes, les centrales de distribution d’électricité ou encore les stations de télécommunication.

Phénomènes non conventionnels

D’où l’idée du LLR, activable à volonté et qui, s’il est pointé dans le prolongement d’un paratonnerre traditionnel, pourrait augmenter l’allonge de celui-ci de plusieurs centaines de mètres. Pour contrôler la foudre, le LLR exploite des phénomènes non conventionnels résultant de la propagation d’impulsions lumineuses très puissantes dans l’atmosphère: ionisation des molécules de l’air, «filamentation», changements locaux d’indice de réfraction transformant la couleur rouge ou infrarouge initiale de la lumière en un blanc laiteux, etc. Plus précisément, le passage des impulsions lumineuses dans l’atmosphère crée des «filaments» de lumière très intenses qui ionisent les molécules d’azote (N2) et d’oxygène (O2) présentes dans l’air, libérant des électrons. Cet air ionisé, appelé «plasma», devient conducteur électrique et forme un chemin éphémère susceptible de guider les éclairs.

Pour générer ces phénomènes non conventionnels, il faut cependant un laser ultra-puissant. Celui de l’équipe genevoise, fabriqué par la compagnie allemande Trumpf, leader dans la découpe de métaux, est appelé Térawatt, parce qu’il crée des impulsions ultracourtes mais dont la puissance de crête se monte à 1 térawatt (1000 milliards de watts). L’originalité de l’appareil genevois, c’est qu’il est installé dans un container standard qui peut être déplacé à volonté sur un camion – ou héliporté sur le sommet d’une montagne. Baptisé Téramobile, l’instrument a été présenté dans la revue Science en 2003 déjà. Il faut dire que l’expérience montée au Säntis est la dernière étape en date d’un projet que Jean-Pierre Wolf poursuit depuis plus de vingt ans, aussi bien en laboratoire que sur le terrain. Elle fait suite à des campagnes précédentes décevantes, notamment au Nouveau-Mexique en 2004.

«Cette campagne aux États-Unis s’est en grande partie soldée par un échec parce que nous n’avons presque pas eu d’orages et, surtout, parce que notre laser d’alors, bien qu’il atteigne déjà une puissance de crête d’un térawatt, ne générait que dix impulsions ultracourtes par seconde, précise Jean-Pierre Wolf. Ce que nous avons appris de nos expériences, c’est que l’intervalle qui séparait chaque impulsion (100 millisecondes) était trop long. L’air transformé par le passage du laser avait le temps de retrouver son état normal avant l’arrivée de l’impulsion suivante. Nous ne pouvions donc pas entretenir assez longtemps un «chemin» ionisé et chauffé pour guider la foudre. Il faut préciser également que le phénomène des éclairs est beaucoup plus complexe qu’on ne le pense. Les physicien-nes ne sont d’ailleurs toujours pas tous-tes d’accord sur les modèles théoriques censés l’expliquer.»

1000 impulsions par seconde

Une des clés du succès de l’expérience du Säntis, menée en collaboration avec l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et l’École polytechnique de Paris, c’est que le nouveau laser génère non pas 10 mais 1000 impulsions par seconde, empêchant ainsi que le chemin ionisé ne s’évanouisse. Cette combinaison de 1 térawatt de crête et de 1 kilowatt de moyenne est d’ailleurs ce qui se fait de mieux au monde à l’heure actuelle en matière de laser ultra-puissant et a exigé la fermeture de l’espace aérien dans le secteur au-dessus du Säntis à chaque fois que les scientifiques voulaient allumer l’appareil. Il n’était pas question que le faisceau touche un avion en plein vol.

 

Vue du sommet du Säntis (2502 mètres d’altitude) avec le mât de 120 mètres de haut qui abrite un émetteur radio/TV: Image: Trumpf

Pour mettre toutes les chances de leur côté, les scientifiques ont également choisi de ne pas viser le bas des nuages avec le laser pour provoquer la foudre, comme c’était le cas au Nouveau-Mexique, mais de simplement prolonger un paratonnerre traditionnel avec le faisceau lumineux.

Entre le 21 juillet et le 30 septembre 2021, le LLR a ainsi fonctionné durant un total de 6,3 heures à chaque fois qu’un orage était prévu dans un rayon de 3 kilomètres autour du Säntis. Au cours de ce laps de temps, la tour a été touchée par au moins 16 éclairs, dont quatre sont tombés alors que le laser était en activité. De ces derniers, un seul (celui du 24 juillet 2021) a eu lieu par temps suffisamment clair pour que deux caméras ultra-rapides, situées à 1,4 et 5 kilomètres de là, puissent capturer l’événement. Mais tous les événements et leur trajectoire ont été enregistrés notamment grâce à un interféromètre radiofréquence, synchronisé avec le laser Térawatt, et installé depuis plusieurs années par l’EPFL.

«La petite taille de notre échantillon est notamment due au fait que nous étions limités par les créneaux horaires imposés par l’aviation civile, poursuit Jean-Pierre Wolf. Nous ne pouvions commencer nos tirs qu’à partir de 15 heures, par exemple, ce qui nous a privés d’un grand nombre d’éclairs le matin.»

Il a fallu près d’une année pour analyser les données récoltées durant la campagne. Il en résulte que le LLR est capable de guider la foudre efficacement sur plusieurs dizaines de mètres et que, en plus, il fonctionne même dans des conditions météorologiques difficiles – comme le brouillard – en perçant littéralement les nuages. Cette caractéristique n’avait été jusque-là observée qu’en laboratoire, comme le rapporte l’article de 2018 dans Optica. La prochaine étape consistera à augmenter la hauteur d’action du laser et à prolonger de 500 mètres un paratonnerre de 10 mètres.

 

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