21 mars 2024 - Anton Vos

 

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Le boy, domestique omniprésent et invisible

Les domestiques masculins issus des colonies françaises et engagés sur les paquebots aux XIXe et XXe siècles n’ont fait jusqu’ici l’objet d’aucune recherche historique. Une lacune comblée par Stéphanie Soubrier, du Département d’histoire générale.

 

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Un boy asiatique servant une famille européenne à bord du «Gouverneur Général Merlin» en rade de Saïgon, le 21 octobre 1936. En principe, les sujets colonisés sont systématiquement cantonnés à la 3e classe et ont interdiction de fréquenter les autres espaces du navire. Sur certains bateaux, étant donné l’effectif parfois trop faible des garçons européens, les boys sont parfois chargés du service. Image: DR

 

Omniprésente, mais invisible. Telle est la figure du boy engagé sur les paquebots entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Chargé de mille tâches subalternes et pénibles, devenu indispensable au bon fonctionnement de l’intendance du navire mais privé de la moindre interaction avec les colons européens qu’il est censé servir, ce domestique colonisé masculin est longtemps resté absent de l’historiographie francophone. Une lacune que vise à combler le travail pionnier que mène Stéphanie Soubrier, maître-assistante au Département d’histoire générale (Faculté des lettres). Elle a notamment rédigé sur la question un article passionnant à paraître prochainement dans le numéro 68 de la Revue d’histoire du XIXe siècle. Entretien.

 

LeJournal: Pourquoi vous êtes-vous intéressée à l’histoire des boys?
Stéphanie Soubrier: Mon champ de recherche actuel couvre l’histoire plus générale des domesticités dans les colonies françaises aux XIXe et XXe siècles, sur terre comme sur mer. J’ai découvert le sujet des boys par hasard dans le cadre de mon travail de thèse qui portait sur un volet militaire de l’histoire coloniale française. Les officiers coloniaux mentionnent en effet très fréquemment la présence de ces domestiques masculins, parfois très jeunes. Mais quand j’ai voulu en savoir plus sur eux, je me suis rendu compte qu’il n’existait aucune bibliographie à leur sujet. J’ai déniché quelques études concernant l’Empire britannique mais absolument rien sur le cas français. C’est un angle mort de la recherche. Ce qui m’a donné l’envie de creuser la question.

Le boy est pourtant une figure populaire bien connue, en littérature notamment.
Le boy est même une sorte de stéréotype colonial. Il est d’ailleurs représenté avec les mêmes caractéristiques, clichés et préjugés, qu’il soit originaire d’Indochine, de Madagascar ou d’Afrique occidentale. Mais pour les historien-nes, qui ne se contentent pas de stéréotypes, il n’est encore qu’une ombre.

Où avez-vous trouvé des informations sur les boys et en particulier ceux travaillant à bord des paquebots?
J’ai découvert l’existence d’un volume très important d’archives des compagnies commerciales maritimes françaises, conservées dans l’établissement French Lines & Compagnies au Havre et à la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille. Ces deux gisements d’archives, facilement accessibles et encore très peu exploités, se sont révélés extrêmement riches. J’ai épluché des rapports de voyages, des rapports internes, des correspondances. C’était un travail fastidieux. En effet, comme pour l’ensemble de la domesticité, les boys sont à la fois omniprésents et invisibles, aussi bien dans la réalité du navire que dans les archives. Mais on retrouve quand même leur trace dans ces dernières. Et, de temps en temps, à travers des mentions parfois anecdotiques, transparaissent des informations importantes à leur sujet.

À quoi ressemble le boy? Est-ce que la réalité rejoint la fiction?
Pas du tout. Même si certains sont très jeunes, ces domestiques sont très souvent des hommes de 30, 40, voire 50 ans. Le fait de les qualifier de «boy», terme qui connote l’enfance et la jeunesse, reflète donc davantage la très forte domination qu’ils subissent à la fois en tant que domestiques, en tant que sujets colonisés et en tant qu’hommes qui effectuent un travail considéré à l’époque comme féminin. Le mot vient bien sûr des colonies britanniques et les boys travaillaient également à bord des navires des grandes compagnies maritimes britanniques. Les françaises en ont recruté à leur tour massivement, notamment pour lutter contre la concurrence britannique, et ont conservé le mot anglais. Elles auraient pu utiliser le terme «garçon», mais celui-ci était déjà réservé au personnel de service européen (serveurs, maîtres d’hôtel, barmen, etc.).

Quelle est la nature du travail des boys à bord des paquebots?
C’est un travail domestique subalterne: nettoyer les cabines, les souillardes, les bains et les lieux d’aisances, faire le service dans les espaces collectifs du navire, actionner le panka, sorte de grand éventail de toile suspendu au plafond, etc. J’ai néanmoins été surprise de découvrir une série de tâches beaucoup plus spécialisées. Il existe ainsi des boys «buandiers», qui s’occupent du blanchissage du linge, des boys chargés d’éplucher et de couper les légumes, des boys bouchers et boulangers, mais aussi des boys infirmiers, qui secondent le médecin de bord. Sur certains paquebots, on trouve aussi des boys «photographes», chargés de développer les pellicules des passagers et des passagères.

La terrasse extérieure du fumoir de première classe à bord du «André Lebon» en 1915. Image: French Lines & Compagnies


La structure et l’organisation même du paquebot est là pour rappeler sans cesse ce statut…

Ces navires créent en effet une ségrégation structurelle très efficace, organisée de manière verticale et horizontale. Les espaces supérieurs, aérés et lumineux, sont réservés aux logements des Européens des premières classes, l’entrepont à ceux des classes inférieures ainsi qu’aux cuisines et salons où travaillent les boys, tandis que les entrailles de la chauffe et des machines, où règne une chaleur torride et étouffante, ne sont fréquentées que par les graisseurs, les mécaniciens, les chauffeurs et les soutiers. De la même manière, l’arrière du navire, où le roulis se fait moins sentir, est l’apanage des classes supérieures tandis que l’avant accueille les passagers des classes inférieures et l’équipage subalterne. À cela s’ajoutent des règles de non-mixité très strictes qui garantissent que les chemins des Européens et des boys se croisent le moins possible. Les boys doivent ainsi s’efforcer d’être partout, prêts à satisfaire les moindres désirs des passagers, tout en demeurant invisibles. Leur présence discrète n’étant révélée que par le linge lavé, repassé et plié que les Européens trouvent sur leur lit ou par l’éclat des sanitaires qu’ils sont chargés de nettoyer.

Comment sont perçus les boys à l’époque par les autres membres de l’équipage?
Les boys font parfois l’objet de représentations négatives visant à les atteindre dans leur masculinité. À cette époque, la domesticité en France métropolitaine devient en effet massivement féminine. Les boys sont dépréciés en tant qu’hommes accomplissant des tâches féminines, en particulier par le personnel des salles des machines. Pour les membres de ce dernier, le travail domestique est un service, voire une servilité, contrairement à leur propre métier, considéré comme plus difficile et dangereux. Quant aux passagers européens, il semble que certains d’entre eux éprouvent du plaisir à se faire servir non pas par des femmes colonisées mais par des hommes, ce qui est une manière supplémentaire d’affirmer leur domination. C’est rarement dit de manière explicite, même si cela transparaît parfois dans les sources. En 1918, le commissaire de l’Atlantic, qui relie Marseille à Yokohama, rapporte ainsi les propos d’un passager qui vante les mérites des boys: «Nous sommes mieux les maîtres de ces valets souples et prévenants qui nous donnent plus de satisfaction que vos garçons, tout en vous coûtant assurément moins cher.»

Que sait-on de ce que pensent les boys eux-mêmes?
Les archives des compagnies contiennent un certain nombre de lettres rédigées par un ou plusieurs boys, en général pour se plaindre de leurs conditions de travail ou de leur rémunération. Ces lettres sont parfois adressées au ministre de la Marine marchande, ce qui témoigne d’une bonne connaissance des rouages institutionnels. Dans les années 1930, les boys, soutenus par certains syndicats, mènent même des actions collectives. En d’autres termes, ce ne sont pas des travailleurs soumis, passifs et silencieux. Ils essaient en toutes circonstances de tirer leur épingle du jeu.

De quelle façon?
La contrebande ou le commerce illicite, par exemple, est très répandu dans ce milieu, afin d’améliorer un salaire très bas (entre 4 et 7 fois moins que celui des chauffeurs et des soutiers dans la salle des machines). Certains se livrent même à un véritable trafic d’armes, qui atteint une ampleur considérable dans les années 1920. La vente de pacotille, autorisée dans un certain volume, est aussi une manière d’augmenter leurs revenus et d’aider leur famille restée au pays.

Les boys sont-ils libres de choisir leur employeur?
Contrairement à certains contextes coloniaux sur la terre ferme, le métier de boy est salarié et la loi de l’offre et de la demande joue un rôle non négligeable. L’employeur est certes en position de force. Il engage et licencie à volonté. Le commissaire du Manche par exemple, n’hésite pas, en 1896 entre Calcutta et Colombo, à recruter à Pondichéry des boys indiens parlant français et anglais et à y débarquer les autres. Au moindre faux pas, les boys peuvent d’ailleurs être débarqués sur ordre du commandant et exclus de la compagnie. Mais, en même temps, on trouve relativement peu de volontaires pour ce métier et les compagnies en ont conscience. Dans les premières décennies du XXe siècle, les difficultés de recrutement offrent même aux boys une marge de manœuvre supplémentaire dans les négociations avec leurs employeurs. Ces derniers sont ainsi contraints de tolérer le trafic d’oiseaux par les boys chinois, et ce, malgré le bruit et l’odeur effroyables qui dérangent les passagers. En 1913, le capitaine du Paul Lecat admet que ce trafic constitue pour les boys «une si importante source de bénéfices, par rapport à leur solde, que l’interdiction de le continuer nous placerait dans l’impossibilité absolue de recruter des boys chinois».

Certains boys sont Chinois?
À l’époque coloniale, les Chinois possèdent une réputation d’excellence dans le service domestique. Certains d’entre eux fournissent même aux navires des équipes de boys déjà constituées, ce qui est très avantageux pour la compagnie. Même si ces domestiques sont Chinois et ne sont donc pas ressortissants de l’Empire français, une fois à bord du paquebot, ils sont logés à la même enseigne que les autres boys, Malgaches ou Indochinois.

Est-ce que des boys ont profité de leur métier pour aller en France métropolitaine?
Oui. En abordant à Marseille, certains quittent leur employeur pour trouver un emploi mieux rémunéré sur un autre navire ou simplement pour rester en métropole, ce qui est très mal vu par les autorités françaises. D’ailleurs, ces dernières font tout pour l’éviter. Les boys possèdent un livret qu’ils doivent faire viser, ils sont déclarés déserteurs s’ils ne regagnent pas le navire, etc. Mais il était très difficile de contrôler cette mobilité. Pham Dang Ly, par exemple, après s’être engagé en 1938 comme boy à bord du Président Doumer, déserte à Marseille. Les archives retrouvent sa trace quelques mois plus tard à Paris, où il travaille comme ouvrier photographe à la maison Photo Radio dans le XVIe arrondissement de Paris et réalise des reportages photographiques pour le journal Paris Soir.

De quoi les autorités avaient-elles peur?
Cela dépend des périodes et des populations concernées. De la part des Indochinois, par exemple, on craint qu’ils n’importent sur le sol métropolitain des idées subversives telles que le communisme et l’anticolonialisme. Les autorités suivent de près leur affiliation politique et tous les boys suspectés d’être adhérents au Parti communiste sont inscrits sur une liste noire de personnes que les compagnies ont pour interdiction d’engager. J’ai trouvé des documents confidentiels qui attestent la collaboration et l’échange d’informations entre la police d’un port indochinois et la Compagnie des messageries maritimes (ce qui est parfaitement illégal). L’autre grande hantise des autorités, qui parcourt toute la période coloniale en France et qui concerne toutes les populations de l’empire, est celle des éventuelles relations sexuelles entre sujets colonisés et femmes françaises.

 

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