2 décembre 2021 - Melina Tiphticoglou

 

Vie de l'UNIGE

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Mieux comprendre les dispositifs que les musées peuvent mettre en place pour rendre l’art plus accessible aux personnes souffrant d’une déficience visuelle, tel était l’objectif du travail de master d’Aurélia Isler.

 

 

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Adaptation du tableau «Le glacier du Rosenlaui» de F. Diday par A. Isler. Photo: DR


De la mousse fraîchement humidifiée qui rappelle la forêt, des pierres dont la forme évoque celle des montagnes, de la fécule de pomme de terre recouverte d’un tissu blanc pour retrouver le froid et le crissement de la neige: Aurélia Isler soigne dans les moindres détails sa maquette du tableau Le glacier du Rosenlaui de François Diday. C’est que, pour le public auquel elle la destine – des personnes aveugles ou malvoyantes –, chaque détail compte. «Le choix des matières, des sons, des textures et des couleurs est déterminant, afin que l’image mentale que se font les personnes soit proche de l’original, précise la jeune femme.»

 

Au cours de son travail de mémoire, réalisé dans le cadre du master en approches psycho-éducatives et situations de handicap de l’UNIGE, Aurélia Isler s’est intéressée à l’accessibilité de l’art aux personnes souffrant d’une déficience visuelle. Et ce, en questionnant les supports et adaptations proposés pour ce public au sein des musées. Car si en Suisse plus de 70 institutions culturelles bénéficient du label «Culture inclusive» accordé par Pro Infirmis pour distinguer les institutions qui s’engagent à rendre leurs collections accessibles aux personnes en situations de handicap, la mise en œuvre de ces objectifs est relativement hasardeuse, tant la documentation et l’information scientifiques sur le sujet sont maigres. Le Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne (MCBA), où Aurélia Isler a mené ses expériences, est particulièrement actif dans cette voie et travaille déjà en partenariat avec l’association L’Art d’inclure. Pour autant, sa démarche demeure expérimentale et les avancées se font en tâtonnant. «Mon travail de recherche avait pour but d’apporter des outils et des preuves scientifiques afin d’identifier ce que l’on peut faire, ce qui fonctionne ou pas, explique la jeune chercheuse.»

Sept œuvres d'art adaptées
Son projet visait en particulier à adapter des œuvres d’art et à évaluer leur réception par des personnes dont la déficience visuelle va de la malvoyance modérée à la cécité absolue. «En proposant aux participantes, un public exclusivement féminin, de découvrir des œuvres par d’autres sens que la vision, je souhaitais vérifier si les adaptations réalisées leur permettaient de comprendre les œuvres et si, par ce moyen, elles pouvaient accéder aux mêmes émotions qu’une personne voyante face à l’original», explique Aurélia Isler.

Avec l’aide de professionnel-les de l’adaptation, notamment Alix Fiasson, médiatrice au Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH), Aurélia Isler a sélectionné sept œuvres d’art de la collection permanente du MCBA, dans l’idée de proposer des visites guidées – aspect du projet auquel elle devra renoncer en raison de la crise sanitaire – et dont elle a ensuite réalisé des adaptations. Pour ce faire, elle identifie les éléments qui lui semblent importants et cherche la meilleure manière de les représenter en s’écartant parfois des concepts visuels des voyant-es (une matière chaude sera par exemple plus appropriée pour évoquer le soleil qu’un rond). Elle veille également à choisir les matériaux pour les sensations qu’ils suscitent et à ce que le résultat corresponde visuellement avec l’œuvre originale, car une partie du public voit partiellement.

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Tableau «Les rythmiciennes» d’A. Bailly et son adaptation par A. Isler.

L’exercice requiert une certaine dose d’ingéniosité. Par exemple, pour le tableau d’Alice Bailly Les rythmiciennes: «Lorsque l’on regarde le tableau, on est un peu perdu-e, il y a beaucoup d’informations visuelles, explique la chercheuse. J’ai cherché à faire en sorte que les participantes soient aussi perdues au toucher, mais qu’elles parviennent quand même à comprendre l’œuvre sans être fatiguées cognitivement. Ainsi, j’ai choisi de représenter les trois personnages, avec une figure centrale qui pouvait être soulevée. En étudiant la maquette avec deux figures, les participantes commençaient par se faire une idée des silhouettes, puis en ajoutant la troisième, l’impression de densité qui ressort du tableau original apparaissait.»

Pour s’assurer de la compréhension des œuvres, Aurélia Isler identifie trois éléments essentiels à reconnaître dans chacune d’elles. L’expérience démontre que les installations en trois dimensions apportent de meilleurs résultats que celles en deux dimensions et lui fait prendre conscience des différences de perception selon les niveaux de handicap visuel: les personnes malvoyantes utilisent la maquette pour compléter leur vision imprécise du tableau, tandis que les aveugles cherchent à s’en faire une impression générale.

Ressentir les émotions
Est-ce que ces adaptations rendent l’art plus accessible? La chercheuse a tenté de le vérifier en étudiant les émotions ressenties. Pour les mesurer, elle s’est inspirée d’une étude de 1928 qui montrait que les mêmes émotions pouvaient être ressenties face à un tableau malgré les différences individuelles. Aurélia Isler relève huit adjectifs qui lui semblent les plus pertinents pour les œuvres qu’elle a choisi d’adapter. Elle demande ensuite aux participantes de les évaluer une par une sur une échelle de 0 à 5, puis répète l’opération avec des personnes voyantes face aux œuvres originales. À plusieurs reprises, les résultats concordent et confirment donc l’efficacité de l’installation. Dans certains cas, les réactions sont vives, comme face aux gueules cassées du projet Culture, Another Nature Repaired de Kader Attia, qui est aussi qualifié de désagréable par une majorité de voyant-es. Avec Peinture de Pierre Soulages, Aurélia Isler récolte des impressions très différentes, tant chez les personnes avec un handicap visuel que chez les voyant-es; la réception d’un tel tableau abstrait, composé de noir avec quelques reflets, se révélant compliquée pour les deux groupes.

Idéalement, Aurélia Isler souhaiterait que ses adaptations soient en place en permanence, ce qui soulève de nombreuses questions pratiques: comment intégrer ces objets dans une scénographie qui se veut la plus pure et la plus esthétique possible? Quel statut faut-il conférer à ces maquettes, s’agit-il aussi d’œuvres d’art? Autant de questions qu’elle pourra continuer à explorer dans les années à venir, puisqu’elle entamera une thèse de doctorat sur la même thématique.

Pour en savoir plus:

 

 

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