6 novembre 2025 - Melina Tiphticoglou
Quand l’archéologie entre en scène
Le Laboratoire d’archéologie préhistorique et anthropologie de l’UNIGE a contribué à la réalisation d’une pièce de théâtre qui met en scène deux archéologues examinant un squelette. Des questions éthiques au sujet du traitement des restes humains ont surgi.

Le spectacle «Sous la peau», présenté au Théâtre Le Poche jusqu'au 12 novembre, se déroule sur un chantier de fouilles archéologiques. Photo: Isabelle Meister
Comment réagiriez-vous si, vous rendant au théâtre pour suivre une pièce qui se déroule sur un chantier de fouilles archéologiques, vous appreniez que les protagonistes y scrutent un vrai squelette humain? Seriez-vous intrigué-e ou choqué-e? Et, est-il même imaginable que cela se produise? La question a été posée par Tamara Fischer, metteuse en scène, présentant actuellement le spectacle Sous la peau au Théâtre Le Poche, à Claudine Abegg, anthropologue au Laboratoire d'archéologie préhistorique et anthropologie de l’UNIGE. «Le sujet a suscité un intense débat au sein du Laboratoire, car, en archéologie, un squelette humain a longtemps été considéré comme n’importe quel artefact, au même titre qu’un morceau de silex ou de céramique, donc un objet que l’on manipule, que l’on observe, que l’on analyse et que l’on peut par conséquent aussi montrer. En même temps, il s’agit des restes d’un individu qui a vécu sur cette planète. La dignité humaine doit, selon la Constitution fédérale, être respectée et protégée. Est-ce que ce principe s’applique, même après la mort? Les squelettes anciens nous questionnent sur ces problématiques, en étant à la fois les objets d’études scientifiques et les derniers vestiges matériels d’une personne décédée.»
Régulièrement exhibés dans les films, les émissions TV ou les soirées d’Halloween, les squelettes utilisés sont généralement des répliques. Dans l’histoire du cinéma et du théâtre, on recense tout de même quelques usages de vrais ossements humains. En 2008, l’acteur David Tennant joue Hamlet au théâtre Courtyard de Londres et déclame son texte en tenant dans sa main un vrai crâne humain. Ce dernier appartenait au pianiste et compositeur André Tchaikowsky, admirateur du travail de Shakespeare, qui l’avait légué à la Royal Shakespeare Company afin qu’il serve d’accessoire au théâtre. «Le cas est très différent, car il s’agissait de la volonté du défunt, commente Claudine Abegg. Or, nous ne savons rien des opinions des personnes que nous exhumons sur les sites archéologiques. Ce qui est certain, en revanche, c’est que les chercheurs/euses, curateurs/trices qui gèrent les collections comprenant des restes humains ont le devoir d’agir en leur faveur, à la manière d’un tuteur ou d’une tutrice, en tenant compte de tous les bénéfices et risques. Dans notre cas, nous ne pouvions pas garantir que la personne aurait accepté d’être exposée de la sorte.»
Des histoires à raconter
La question adressée par la metteuse en scène à Claudine Abegg est au cœur d’un projet de recherche que l’anthropologue mène actuellement entre l’UNIGE et le Musée cantonal d’archéologie et d’histoire à Lausanne (MCAH). Celui-ci porte en effet sur la gestion logistique, scientifique, éthique et juridique des collections ostéologiques humaines en Suisse. «Dans notre métier, de nombreuses directives exigent que l’on respecte et traite dignement les squelettes et les restes humains, mais aucune n’indique ce que cela implique concrètement, précise la chercheuse. Faut-il manipuler les ossements d’une certaine manière? Faut-il éviter certains traitements? Tous les restes humains ont-ils vocation à entrer dans un musée? Ce n’est pas clair et c’est un sujet qui a longtemps été mis sous le tapis.»
Pourtant, la quantité de squelettes, momies ou restes humains conservés dans les institutions publiques est considérable. On estime ainsi à environ 13’000 le nombre d’individus stockés dans les seuls dépôts du MCAH, et la collection continue de croître. «Que faire de tous ces morts? questionne Claudine Abegg. Pour ma part, je considère que si on les sort de terre uniquement pour les remettre sur une étagère, c’est une forme de deuxième mort. En racontant leur histoire, en analysant la composition de ces populations, en reconstituant la vie qu’elles menaient, l’âge ou la cause de la mort, la recherche scientifique leur apporte une certaine visibilité. On peut le faire en choisissant les méthodes adaptées aux questions que l’on se pose et en prenant en compte les particularités de chaque contexte. Par la même occasion, on montre au public que les collections des musées ne sont pas des objets inertes.»
Ambiance de fouilles
Compte tenu des arguments présentés par Claudine Abegg, le squelette de la pièce de théâtre présentée au Poche sera finalement un faux. Contrairement aux accessoires du spectacle – seaux, truelles, matériel de mesure, outils, etc. – qui sont des prêts du Laboratoire d’archéologie préhistorique et anthropologie. Le jeu des comédien-nes et la mise en scène devraient également être très réalistes. Soucieuse de montrer le métier d’archéologue tel qu’il se pratique, Tamara Fischer a en effet échangé avec plusieurs membres du Laboratoire et a effectué une journée sur le chantier de fouilles des tombes coffrées néolithiques de Thonon-Genevray dirigées par la professeure Marie Besse, afin d’observer comment se passe le travail, comment sont enregistrées les données, quels sont les gestes techniques. «L’ambiance d’un chantier est aussi très particulière, commente Claudine Abegg. Tout le monde – étudiant-es, chercheurs/euses et professeur-es – se côtoie et vit ensemble durant plusieurs semaines. Les réflexions scientifiques que nous échangeons en mettant des restes humains au jour se mêlent à des considérations plus triviales sur le prochain repas ou les courses à faire.»
La pièce est à découvrir jusqu’au 12 novembre. Le jeudi 6 novembre, la représentation sera suivie d’une discussion avec le public en présence de l’équipe artistique et de Claudine Abegg.
Spectacle (texte Valérie Poirier, mise en scène Tamara Fischer)
Jusqu'au 12 novembre
Théâtre Le Poche, 4 rue de la Boulangerie, 1204 Genève
Bord de plateau en présence de Claudine Abegg
Jeudi 6 novembre