6 juillet 2023 - Jacques Erard
L’UNIGE prend position sur l’intelligence artificielle dans le contexte académique
L’Université publie sur son site internet une prise de position quant à l’usage des intelligences artificielles génératives. Cette démarche se veut un premier pas dans une réflexion appelée à évoluer au fil des prochains mois.
Vue de l'Université générée par IA.
Que faire de l’intelligence artificielle (IA) dans le cadre de l’enseignement ou lors des examens? Ces questions très pratiques occupent l’Université, comme les écoles, depuis la fin de l’année 2022 et la mise à disposition de l’IA générative auprès du grand public. Dans une prise de position publiée le 6 juillet 2023, le Rectorat de l’UNIGE «prend acte de ce développement et de la probable utilisation de ces technologies dans le cadre des activités des collaborateurs/trices et des étudiant-es.» Le document propose ensuite une série de recommandations à l’intention des membres de la communauté universitaire et des facultés.
Ce premier avis, fruit d’une réflexion appelée à évoluer et à s’élargir, concerne principalement les activités d’enseignement, où les effets de l’IA sont les plus immédiats. «Un consensus émerge actuellement au sein des universités, notamment par le biais de discussions menées au sein de la Ligue européenne des universités de recherche dont l’UNIGE est membre, indique Céline Carrère, directrice au Rectorat. Les outils de l’IA ne peuvent être ni interdits ni facilement détectés, il convient dès lors de tirer parti des opportunités pédagogiques qu’ils représentent, tout en menant une réflexion critique sur leur développement et leur utilisation.» Pour ce faire, le Rectorat met l’accent sur la formation des enseignant-es et des étudiant-es à l’utilisation de l’IA et sur la nécessité pour les facultés de poser un cadre et des consignes claires, la direction de l’Université n’entendant pas, à ce stade, imposer des pratiques uniques.
Impact sur les métiers de l'administration
Des ressources sont d’ores et déjà disponibles pour aider à la réflexion, notamment un guide interactif sur l’IA générative dans l’enseignement universitaire et un mur virtuel rassemblant diverses ressources.
Au-delà de l’enseignement, l’IA générative a un impact sur les métiers de l’administration et la réflexion entamée par l’UNIGE vise également ce volet d’activités. Un groupe de travail a été créé, rassemblant des membres du Bureau de la transformation numérique et de la Division Système et technologies de l’information et de la communication (DiSTIC), dans le but de discuter des implications très pratiques de l’IA dans ce secteur. «Il s’agit, d’une part, de cartographier ce que permet de faire l’IA pour des tâches comme la rédaction de procès-verbaux ou de courriers, et, d’autre part, d’examiner pour chaque métier les activités pouvant être automatisées, expose le secrétaire général de l’UNIGE Didier Raboud. L’objectif est de saisir les opportunités offertes par l’IA afin de dégager du temps pour des tâches plus complexes et plus intéressantes.»
«Il vaut mieux une tête bien faite qu’une tête bien pleine»: l’éclairage du professeur Christian Lovis
À celles et ceux à qui l’IA donne le vertige, Christian Lovis, professeur à la Faculté de médecine, répond qu’elles et ils ont raison. L’IA soulève effectivement des questions abyssales, assure-t-il. Elle va révolutionner notre manière d’enseigner, d’évaluer et de travailler. Et il ne fait aucun doute qu’elle continuera à se développer et à se disséminer à tous les échelons de la société, avec des résultats forcément disparates selon l’intelligence – humaine – que nous mettrons à l’utiliser.
«Nous n’avons actuellement aucun recul, constate Christian Lovis. ChatGPT suscite à la fois énormément d’enthousiasme et autant de peurs irraisonnées. Cela rappelle l’attitude vis-à-vis de Wikipédia au début du web. Des enseignant-es interdisaient son utilisation, ce qui aujourd’hui prête à sourire. Cela étant, il y a aussi quelques bonnes raisons de s’inquiéter. Toutes sortes de gens vont se saisir des outils d’IA à la poursuite d’intentions de toutes sortes.»
Pour illustrer son propos, Christian Lovis parle de son quotidien à la Faculté de médecine. Lorsqu’il discute avec ses doctorant-es de leur projet de thèse, il commence par leur demander une revue de la littérature sur le sujet. «Avant de s’aventurer en terre inconnue, il faut savoir ce qui existe, comprendre les règles pour pouvoir, peut-être, les transgresser un jour. Aujourd’hui, l’IA peut générer en un instant une telle revue, sans enseigner ce processus d’exploration de l’existant et d’identification des frontières de l’inconnu.» Le chercheur pointe là une des limites majeures des outils génératifs. Ceux-ci se nourrissent en effet uniquement de l’existant pour créer des suites de mots, des fusions d’images, des séquences de sons. «ChatGPT est un modèle unique contenant une sélection de la production de 8 milliards de cerveaux humains dont le discours est prédit mot à mot, poursuit Christian Lovis. Or les 8 milliards d’humains sont autant de modèles différents. Avec les approches actuelles, il est possible d’entraîner une IA avec du Bach et du Beethoven, et elle produira du Bach et du Beethoven de manière spectaculaire. Mais elle ne produira pas du Pink Floyd.»
L’IA fait indéniablement planer la menace d’une standardisation de la pensée. Il importe donc d’être très attentif à la manière dont elle va être utilisée, en veillant à ne pas s’en servir comme métrique de nos propres compétences, estime Christian Lovis. Le syntagme d’«intelligence artificielle» relève d’ailleurs d’une appellation malencontreuse, selon lui: «Lorsque les avions ont été inventés, on ne les a pas appelés des ‘oiseaux artificiels’. Ils se sont inspirés avec succès de la morphologie aviaire, mais ils ne sont en rien des oiseaux. Chaque cerveau humain est le fruit d’une histoire unique qui, sous certaines conditions, produit des Einstein et des Bocuse. L’IA peut nous donner des ailes, ou nous enchaîner. Nous libérer, c’est faire usage de notre singularité, oser désobéir et transgresser les règles. Lorsqu’il s’agit de nous mesurer à l’IA, souvenons-nous de Montaigne: il vaut mieux une tête bien faite qu’une tête bien pleine.»