Un nouveau corpus pour la peinture hollandaise du XVIIe siècle

Pour repenser le « Siècle d’or » hollandais, il nous paraît également essentiel de réviser radicalement son corpus, établi au XIXe siècle.

Cette révision suppose de s’intéresser à deux questions principales : celle des individualités artistiques, et celle des « genres ». Jadis considérée comme consubstantielle au Siècle d’or hollandais, surtout depuis le premier tiers du XIXe siècle, avec l’avènement du Réalisme, l’importance du trinôme Rembrandt – Frans Hals – Johannes Vermeer mérite d’être nuancée. Il s’agit de souligner le rôle essentiel de peintres comme Abraham Bloemaert, à Utrecht, Leonaert Bramer, à Delft, ou Thomas de Keyser, à Amsterdam, dans la diffusion de nouveaux modèles, notamment issus de leur connaissance de l’art italien, dans la construction de réseaux s’adressant aussi bien aux publics réformés que catholiques et dans le développement de grands ateliers, riches en élèves et en assistants. À l’inverse, dans une perspective historique, il est nécessaire de ne pas surestimer la place d’artistes très appréciés aujourd’hui, comme Johannes Vermeer ou Frans Hals.

Par ailleurs le goût dix-neuvièmiste pour les paysages, les natures mortes et ce que l’on appelle, depuis Denis Diderot, les « scènes de genre », a laissé penser que ces sujets constituaient la majeure partie de la production picturale hollandaise. Or l’approche de la peinture hollandaise du XVIIe siècle sous l’angle spécifique des « genres artistiques » est doublement problématique. D’abord, parce que la notion de « genre » n’apparaît jamais au XVIIe siècle, et doit être étudiée à travers les termes alors utilisés, comme ceux de « sujets », d’« objets » et de « classes ». Et également parce que les catégories artistiques aujourd’hui considérées comme des « genres » (les « peintures » ou « scènes de genre », les « natures mortes ») ne le sont pas au Siècle d’or. Il faudra restituer les hiérarchies réellement établies au xviie siècle.

Pour élaborer cette réflexion, nous proposons de privilégier trois méthodes principales.

Nous procéderons d’abord à une analyse serrée des terminologies employées dans la littérature artistique et les descriptifs des œuvres dans les inventaires après-décès. La publication scientifique de plusieurs traités hollandais du XVIIe siècle (Angel-Miedema, 1996 ; Junius-Nativel, 1996 ; Goeree-Kwakkelstein, 1998 ; Van Mander-Noldus, 2002 ; Van Hoogstraten-Blanc, 2006) et les études consacrées à leurs auteurs ou à des questions touchant aux rapports entre les théories et les pratiques artistiques hollandaises (Vries, 1998 ; Van de Wetering, 1997 ; Horn, 2000 ; Weststeijn, 2008) nous seront d’une grande utilité pour analyser de première main l’arrière-plan intellectuel et culturel ainsi que l’outillage mental et théorique des peintres néerlandais du XVIIe siècle.

Nous proposons également de réévaluer la place des deux principaux genres pratiqués dans la Hollande du XVIIe siècle mais aussi les plus délaissés par l’historiographie : le portrait et la peinture d’histoire. Les études récentes ont soulevé la question du portrait dans une optique culturelle, en prenant en considération les différences sociales, politiques, confessionnelles des commanditaires, et son rôle dans la construction d’une identité (Vanhaelen, 2008 ; Adams, 2009). Nous nous inspirerons de ces travaux dans le cadre de notre réflexion sur le portrait hollandais au xviie siècle, tout comme nous chercherons à réévaluer la place de la peinture d’histoire au sein du Siècle d’or, sans la cantonner au seul atelier de Rembrandt. Si Utrecht est aujourd’hui surtout connue pour ses « caravagistes » (Dirck van Baburen, Gerrit van Honthorst, Hendrick ter Brugghen ou Jan van Bijlert), le principal peintre de la ville était alors Abraham Bloemaert, dont l’atelier, pendant près d’un siècle, a contribué à façonner la peinture d’histoire hollandaise. De même, Haarlem ne fut pas seulement une ville de portraitistes. Pour la décoration de la Salle d’Orange (Oranjezaal) de l’Huis ten Bosch, à La Haye (1647-1651), ce n’est pas à Rembrandt que l’on fait appel, mais à des artistes harlémois comme Jacob van Campen, qui est chargé de la lourde responsabilité de concevoir les grandes lignes du décor et de diriger le travail des peintres sur le chantier, où sont représentés quelques illustres noms, comme Gerrit van Honthorst ou Jacob Jordaens.

Notre projet proposera, enfin, d’appréhender l’ensemble des conditions matérielles et culturelles de la production des œuvres dans la Hollande du XVIIe siècle. Il s’agira de mieux penser les contraintes qui pèsent sur la production des œuvres d’art, en tentant aussi bien de renoncer à l’idée romantique de l’artiste libre dans son atelier qu’à celle d’un déterminisme social et économique, où tout est explicable par les structures du marché ou les confessions de foi. Nous tenterons de frayer une voie médiane entre l’approche monographique, qui singularise à l’excès les artistes et les œuvres autour de la notion de « style » ou d’« originalité », et l’approche sociologisante qui, au contraire, les réduit au statut de symptômes de phénomènes généraux. La prise en compte de la commande, insuffisamment traitée dans l’historiographie, permettra d’analyser les conditions de production des œuvres en mettant notamment l’accent sur les commandes royales, ecclésiastiques et privées au sein d’un pays où ces questions ont été en grande partie ignorées. Alors que les enjeux liés à la Contre-Réforme sont souvent présentés comme des données essentielles dans la compréhension de l’œuvre d’art de l’époque moderne, ils sont délaissés dans le cadre des Provinces-Unies, majoritairement protestantes. Pourtant, la diffusion des idées du Concile de Trente et des traités post-tridentins ne s’est pas arrêtée aux frontières hollandaises et a contribué à façonner un véritable catholicisme hollandais, auquel on pourra se demander s’il correspond un art également idiosyncrasique, mais aussi à contaminer les idées et les représentations des autres confessions.