Frédéric Tinguely.
Montaigne Studies, vol. XV (2003), pp.21-30

Montaigne et le cercle anthropologique: réflexions sur l'adaptation culturelle dans le Journal de voyage

Le programme pédagogique esquissé par Montaigne dans De l'institution des enfans indique deux voies complémentaires qui permettront à la capacité de jugement de s'éveiller et de s'exercer: d'un côté, la fréquentation des oeuvres savantes et philosophiques, à condition bien sûr de les aborder dans un esprit critique invalidant d'entrée de jeu tout argument d'autorité; de l'autre, le commerce des hommes, lesquels se rencontrent non seulement hic et nunc, dans la participation à la vie sociale, mais aussi à travers la médiation des biographes antiques ou la visite des pays estrangers (I, 26, 153 A) [1].

Subordonnés à la quête d'une même lucidité souriante, la lecture et le voyage se présentent comme des expériences cognitives à bien des égards similaires. Tout comme il pratique volontiers une lecture vagabonde, compulsant les ouvrages des Anciens sans jamais se ronger les ongles (cf. I, 26, 146 A et II, 10, 409 A), Montaigne arpente selon son bon plaisir les routes de Suisse, d'Allemagne et d'Italie; à la contrainte des itinéraires programmés, il préfère la spontanéité aléatoire de la promenade, au risque d'exaspérer comme on sait ses compagnons de route: Quand on se plaingnoit à luy de ce qu'il conduisoit souvent la troupe par chemins divers et contrées, revenant souvent bien près d'où il estoit parti (ce qu'il faisoit ou recevant l'avertissement de quelque chose digne de voir, ou changeant d'avis selon les occasions), il respondoit qu'il n'alloit, quant à luy, en nul lieu que là où il se trouvoit, et qu'il ne pouvoit faillir ny tordre sa voye, n'ayant nul project que de se proumener par des lieux incognus; et pourveu qu'on ne le vist pas retomber sur mesme voie et revoir deux fois mesme lieu, qu'il ne faisoit nulle faute à son dessein (P. 61) [2]. Rompre la linéarité rationnelle d'un traité de philosophie, perturber la séquence euclidienne des gîtes et des étapes, voilà deux manières d'affirmer à travers de capricieux détours une même indépendance d'esprit, un même principe de liberté dans lequel s'origine aussi, évidemment, l'écriture primesautière et digressive des Essais. Mais le zigzag du voyageur peut en outre avoir pour fonction de retarder l'arrivée à destination – qui signifie toujours la fin d'une errance jubilatoire – et l'appréhension de cette inévitable clôture ne saurait mieux s'exprimer, là encore, qu'à travers la comparaison avec une expérience de lecture: Il disoit aussi qu'il luy sembloit estre à mesmes ceux qui lisent quelque fort plaisant conte, d'où il leur prend crainte qu'il vienne bientost à finir, ou un beau livre; luy, de mesme, prenoit si grand plaisir à voyager qu'il haissoit le voisinage du lieu où il se deust reposer... (pp. 61-62). Qu'il multiplie les circonvolutions dans un souci d'affranchissement ou dans une visée simplement dilatoire, Montaigne traverse décidément l'espace géographique comme il consulte les ouvrages de sa bibliothèque. Il feuillète le monde comme il parcourt les livres [3].

Plus fondamentalement, la lecture et la pérégrination telles que Montaigne les pratique et les préconise ont ceci en commun qu'elles ne s'orientent jamais vers le savoir pour lui-même, vers la seule accumulation des connaissances. Parce qu'il vaut mieux une teste bien faicte que bien pleine (I, 26, 150 A), la fréquentation des livres ne sera profitable que dans la perspective d'une formation du jugement, d'un progrès dans la voie de la vertu et de la sagesse. Le voyage à l'étranger s'effectuera dans le même esprit, non pour en rapporter seulement, à la mode de nostre noblesse Françoise, combien de pas a Santa Rotonda [le Panthéon], ou la richesse des calessons de la Signora bvia, ou, comme d'autres, combien le visage de Neron, de quelque vieille ruyne de là, est plus long ou plus large que celuy de quelque pareille medaille, mais pour en raporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons, et pour frotter et limer nostre cervelle contre celle d'autruy (I, 26, 153 A) [4]. Si la mesure des vestiges prestigieux de la Rome antique se trouve disqualifiée au même titre que l'appréciation des dessous d'une courtisane, c'est qu'elle participe d'une même approche quantitative et matérielle, alors qu'il faudrait au contraire s'attacher aux manières de vivre et privilégier la qualité des rencontres humaines. Plutôt que de se bourrer le crâne de données inutiles, il s'agirait en somme de le façonner au contact d'autrui selon un principe de tribologie anthropologique qui demande à être interrogé de près. La métaphore de la cervelle limée implique tout d'abord l'idée d'un dégrossissage, d'un perfectionnement: contrairement à la position défendue par exemple dans De la solitude [5], il est ici clairement suggéré que le voyage offre à l'homme la possibilité de s'amender, d'opérer un travail sur soi. Cet effet en retour n'est pas sans rappeler la confession finale de l'essai I, 14 (Que le goust des biens et des maux depend en bonne partie de l'opinion que nous en avons), où Montaigne avoue ne s'être débarrassé de son avarice que par le plaisir de certain voyage de grande despence [6] (65 B); la métaphore du frottement cérébral introduit pourtant une dimension nouvelle dans la mesure où ce sont maintenant deux sujets qui interagissent: même si cela n'est pas affirmé de manière explicite, on peut imaginer que ce contact humain et la chaleur qui l'accompagne contribuent également à modeler la cervelle d'autrui. L'expérience de l'altérité travaille sans doute les consciences de part et d'autre de la frontière identitaire, dans un mouvement de maturation réciproque qui n'est pas le résultat d'un échange de matière, mais bien d'une communication de formes. Indépendamment de cet effet probable sur la conscience d'autrui, le travail sur soi que permet la rencontre de l'autre nous ramène une fois encore au fonctionnement similaire de la lecture et du voyage: lorsque Montaigne commente les grands textes des Anciens, il les réactualise en même temps qu'il forme à travers eux son propre jugement; lorsqu'il évoque l'altérité culturelle, il lui donne pareillement sens tout en se laissant profondément travailler par elle. En m'inspirant librement de la notion de cercle herméneutique chère aux théoriciens de l'interprétation, je proposerai ici le concept de cercle anthropologique afin de rendre compte du mouvement par lequel une conscience qui observe l'altérité culturelle se trouve en retour modifiée par elle. Cette circularité, l'oeuvre de Montaigne en porte la trace et la constitue même parfois en objet de réflexion, comme je voudrais maintenant le montrer à travers l'analyse du Journal de voyage et de certains passages du troisième livre des Essais.

La lecture du Journal de voyage permet de suivre au quotidien la manière dont Montaigne se frotte à la différence. Le texte propose bien, nous le verrons, quelques développements apodémiques d'importance, mais il enregistre pour l'essentiel une pratique plutôt qu'une théorie du voyage. A Bâle, à Florence ou à Rome, le voyageur met à chaque fois tout en oeuvre pour avoir accès à une véritable expérience de l'altérité. Loin de se borner à un simple rôle de témoin, il tente de s'adapter aux conditions de vie de la région qu'il traverse, de littéralement prendre le pli que les coutumes locales imposent à l'esprit ou au corps. On pourrait dire qu'il observe doublement les usages d'autrui.

Cette forme rudimentaire d'observation participante exige un certain nombre de conditions préalables, dont la plus incontournable est bien entendu l'abandon provisoire des coutumes françaises. Voilà pourquoi Montaigne est manifestement agacé par la présence massive de ses compatriotes en Italie. Dans les pages du Journal de voyage consacrées au premier séjour à Rome (hiver 1580-1581), le secrétaire note sur ce point l'exaspération de son maître arpentant la Ville éternelle: M. de Montaigne se faschoit d'y trouver si grand nombre de François qu'il ne trouvoit en la rue quasi personne qui ne le saluast en sa langue (p. 91). A Padoue déjà, le voyageur avait déploré que les jeunes nobles de son pays s'interdisent par leur réflexe grégaire et identitaire la découverte des coutumes italiennes: Nous [...] vismes les escoles d'escrime, du bal, de monter à cheval, où il y avoit plus de cent gentilshommes François; ce que M. de Montaigne comptoit à grande incommodité pour les jeunes hommes de nostre pays qui y vont, d'autant que cette societé les accoustume aux moeurs et langage de leur nation, et leur oste le moyen d'acquerir des congnoissances estrangieres (pp. 66-67). Le verdict est sans appel: fréquenter les cercles français d'Italie, c'est se priver d'emblée de toute expérience du cercle anthropologique. Lorsqu'il reviendra dans l'essai De la vanité (III, 9) sur cette fâcheuse tendance qu'ont les hommes à s'effaroucher des formes contraires aux leurs et à toujours se recoudre ensemble (985 B), Montaigne y opposera explicitement sa propre manière de voyager: Au rebours, je peregrine tressaoul de nos façons, non pour cercher des Gascons en Sicile ü'en ay assez laissé au logis); je cerche des Grecs plustost, et des Persans: j'acointe ceux-là, je les considere; c'est là où je me preste et où je m'employe (986 B). On pourrait certes être tenté de lire dans cette distinction rigide que Montaigne établit entre ses compatriotes et lui-même le signe d'une angoisse, celle de leur ressembler un peu ou plus encore de se voir rattrapé par eux sur les routes d'Europe. Il faut cependant préciser que la théorie du mauvais voyageur [7] qui s'ébauche dans ces lignes relève moins d'un repli égotique ou d'un mépris élitiste – ce sont plutôt les mauvais voyageurs qui appartiennent ici à l'élite de la nation – que d'une invitation sincère à respecter les conditions préalables à toute rencontre réussie avec la diversité culturelle. Montaigne s'efforce de donner le bon exemple en même temps qu'il stigmatise le mauvais [8].

Dès lors que ses compatriotes sont tenus à l'écart, le voyageur peut en effet commencer à se plier aux usages du monde, ce qui lui attire au demeurant une sympathie toute particulière de la part des autochtones, tels les gens de Baden en Argovie: C'est une très-bonne nation, mesme [= surtout] à ceux qui se conforment à eux. M. de Montaigne, pour essayer tout à fait la diversité des moeurs et façons, se laissoit partout servir à la mode de chaque païs, quelque difficulté qu'il y trouvast (p. 23). Dans un ajout de l'exemplaire de Bordeaux à l'essai De la vanité, l'adoption du service à la mode du pays ne sera plus présentée – embellissement du souvenir oblige? – comme une adaptation quelque peu passive et incommode, mais bien comme une immersion volontaire et carrément enthousiaste: Quand j'ay esté ailleurs qu'en France et que, pour me faire courtoisie, on m'a demandé si je vouloy estre servy à la Françoise, je m'en suis mocqué et me suis tousjours jetté aux tables les plus espesses d'estrangers (III, 9, 985 C). Qu'il s'accomplisse sur le mode du laisser-faire ou de l'intervention active, de l'épreuve ou de la jubilation, 1'essai des coutumes étrangères est toujours le fait d'une démarche consciente d'accommodation. Et si parfois la tentative d'intégration tourne court, c'est justement que le voyageur transgresse sans le savoir la norme comportementale de l'endroit qu'il visite. De passage dans la ville d'Augsbourg, Montaigne assiste à la messe en s'imaginant passer inaperçu dans la foule des fidèles, mais l'usage qu'il fait de son mouchoir trahit clairement une origine étrangère: Quand il passa par l'Eglise Nostre Dame, ayant un froid extreme [...], il avoit sans y penser le mouchoir au nez, estimant aussi qu'ainsi seul et très-mal accommodé, nul ne se prendroit garde de luy. Quand ils furent plus apprivoisés avec luy, ils luy dirent que les gens de l'eglise avoient trouvé cette contenance estrange. Enfin il encourut le vice qu'il fuyoit le plus, de se rendre remarquable par quelque façon ennemye du goust de ceux qui les voyoient; car, en tant qu'en luy est, il se conforme et range aus modes du lieu où il se treuve; et portoit à Auguste un bonnet fourré par la ville (p. 42). Surprenant bonnet, on en conviendra, qui favorise contre toute attente le frottement des cervelles...

A ce stade de l'enquête, on pourrait supposer que le voyageur, tel un improbable caméléon migrateur, adapte son comportement extérieur au milieu ambiant sans pour autant se laisser imprégner par la diversité des moeurs qu'il observe. On serait même tenté de diagnostiquer à la lecture de l'anecdote augsbourgeoise une véritable phobie du signe particulier, une obsession de l'intégration, une sorte de complexe de Zelig avant la lettre [9]. Selon cette hypothèse, le cercle anthropologique ne serait donc jamais complètement bouclé: en son for intérieur, le voyageur demeurerait indemne, inchangé; l'effet de rétroaction produit sur lui par la rencontre de l'autre se réduirait à un simple phénomène de surface. Il me semble toutefois que quelques exemples précis tirés du Journal de voyage permettent d'écarter définitivement cette lecture suspicieuse et minimaliste.

Le texte du Journal n'est guère élogieux à propos des chambres à coucher de la région bâloise: on n'y trouve ni cheminée, ni rideaux de lit, ni taies de traversin, et l'on n'y dispose de surcroît d'autre couverte qu'une coite, cela bien sale (p. 17). En ce début de voyage, Montaigne paraît pour le moins réticent à l'idée de coucher à la germanique, mais l'on constate que son attitude change sensiblement quelques jours plus tard, lors d'une halte à Lindau, sur une île du lac de Constance: Là M. de Montaigne essaya à se faire couvrir au lit d'une coite, comme c'est leur coustume; et se loua fort de cet usage, trouvant que c'estoit une couverture et chaude et legiere (p. 31). Aussitôt mise à l'essai, la couette est adoptée [10], et il est difficilement pensable que cette décision relève d'une stratégie du paraître: dans l'intimité de sa chambre à coucher, Montaigne aurait pu continuer à dormir à la française sans que personne ne soit tenté de trahir ce banal secret d'alcôve. S'il en était besoin, un autre indice suffirait à prouver que le voyageur s'est véritablement accoutumé à la literie allemande. Au sud du Tyrol italien, lorsqu'il voit progressivement s'effacer l'ensemble des habitudes germaniques, il déplore justement la disparition des couettes: M. de Montaigne regrettoit aussi ces lits qui se mettent pour couverture en Allemaigne. Ce ne sont pas lits tels que les nostres, mais de duvet fort delicat, enfermé dans de la futaine bien blanche, aux bons logis (p. 61). Si l'adoption de la coutume allemande n'avait été que superficielle, ce regret n'aurait tout simplement pas lieu d'être. En d'autres tcrmes, les incommodités nocturnes de Trente ou de Rovereto montrent bien quc Montaigne a pris le pli de la couette.

Au-delà des seules manières de dormir, le Journal de voyage enregistre dans les pages consacrées au Tyrol italien des réactions négatives pour le moins intéressantes. A Bolzano, par exemple, les rues sont soudain trop étroites, les belles places inexistantes, la rivière assez mal plaisante au prix des autres d'Allemaigne; de façon que M. de Montaigne s'esciia qu'il cognoissoit bien qu'il commençoit à quitter l'Allemaigne (p. 57). A Rovereto encore, l'inconfort des logis ne se limite pas à la question du lit, de telle sorte que l'on y regrette non seulement la netteté des chambres et meubles d'Allemaigne et leurs vitres, mais encore leurs poesles à quoy M. de Montaigne trouvoit beaucoup plus d'aisance qu'aux cheminées [11] (p. 60). Alors même qu'il retrouve des habitudes domestiques plus semblables à celles de France, Montaigne se comporte à bien des égards comme un Allemand qui sortirait pour la première fois de son pays. Lui qui un mois plus tôt peinait à s'accommoder aux moeurs germaniques, l'en voilà désormais tellement pétri qu'il lui est impossible de passer en Italie sans éprouver cette nostalgie bien particulière que l'on nomme Heimweh... [12]

Les choses ne sauraient toutefois en rester là. Malgré un léger temps de retard peut-être dû à la profondeur de l'imprégnation allemande, la découverte de l'Italie déclenche à son tour un remarquable processus d'adaptation. A nouveau, il est possible de suivre l'évolution de Montaigne sur des questions précises, et l'on constate même désormais une tendance à souligner ce mouvement au moyen de corrections explicites. Les critères de l'étrangeté, par exemple, n'ont rien chez lui de fixe ou de définitif De passage à Innsbruck, il avait admiré deux boeufs d'une grandeur inusitée, tout gris, à la teste blanche, cadeau du duc de Ferrare à l'Archiduc d'Autriche (p. 52); aux confins de la Vénétie, il apparaît soudain que l'espèce est tout à fait commune: Les boeufs fort grands et de couleur grise, sont là si ordinaires que je ne trouvay plus estrange ce que j'avois remarqué de ceux de l'Archiduc Ferdinand (p. 73).

L'appréciation esthétique des réalités italiennes est de la même manière susceptible de se modifier au fil des jours, comme le montrent en particulier les différents jugements portés sur la ville de Florence. Lors de son premier séjour, en novembre 1580, Montaigne trouve manifestement excessives les louanges traditionnellement adressées à la cité des Médicis: Je ne sçay pourquoy cette ville soit surnommée belle par privilege; elle l'est, mais sans aucune excellence sur Boulongne, et peu sur Ferrare, et sans comparaison au dessous de Venise (p. 83). Ce n'est que sept mois et deux visites plus tard que le charme du lieu parvient enfin à s'exercer pleinement, comme en témoigne de manière significative la partie du Journal rédigée en italien: In fine confessai ch'è ragione che Firenze si dica la bella [13] (p. 186, italiques dans le texte). On dira peut-être que Florence n'est pas la même en novembre ou en jufllet, et que l'on pourrait bien observer ici une évolution relevant de la réalité objective plutôt que de l'appréciation personnelle. Il faut pourtant rappeler que Montaigne s'efforce toujours de prendre en considération le facteur saisonnier lorsqu'il évalue les qualités d'un lieu; il aurait même tendance àtrop en tenir compte. Durant son premier passage à Florence, précisément, il admire d'autant plus les beautés du parc de Castello qu'il a conscience de les découvrir en la saison la plus ennemye des jardins (p. 84). Ce n'est que lors du troisième séjour qu'une promenade estivale dans les jardins de la villa permet de corriger cette impression: fummo di poi desinare a considerare più minutamente questo giardino. E m'avvenne là come in più altre cose: l'immaginazione trapassava l'effetto. L'avea visto l'invernata, ignudo e spogliato. Giudicava della sua bellezza futura nella più dolce stagione, più che non mi parve al vero [14] (p. 182). On voit que le jugement relativement sévère d'abord porté sur Florence peut difficilement être attribué à la mauvaise saison: si quelque chose a changé entre la visite de novembre 1580 et celle de juillet 158 1, c'est d'abord et surtout le regard de Montaigne, les critères, les nuances et le mode d'expression de son jugement esthétique [15].

On ne saurait enfin évoquer l'adaptation du voyageur aux réalités transalpines sans commenter son obtention de la citoyenneté romaine ainsi que son recours à la langue italienne – nous l'avons vu – dans la troisième partie du Journal. Plutôt que d'analyser une nouvelle fois dans le détail ces phénomènes bien connus [16], je voudrais insister sur la façon dont Montaigne, avec l'acuité réflexive qui le caractérise, parvient à les objectiver et par conséquent à penser les mécanismes mêmes de son intégration symbolique ou effective.

Dès les lignes du Journal consacrées au titre de Citoyen Romain (p. 127), on perçoit une distance ironique et critique à l'égard de cette naturalisation purement honorifique. Montaigne confesse avoir employé tous [s]es cinq sens de nature afin d'obtenir en dépit de certaines résistances sa bulle de bourgeoisie et ajoute aussitôt: C'est un titre vain; tant y a que j'ay receu beaucoup de plaisir de l'avoir obtenu (idem). En toute cohérence, la retranscription fidèle de la lettre patente constitue comme on sait le point d'aboutissement de l'essai De la vanité (III, 9): s'il revendique sans complexe le plaisir de se sentir romain, Montaigne en tire une leçon sur la suffisance humaine et sur la nécessité d'avoir au moins conscience de ses inévitables travers. Le souvenir du voyage àRome est alors l'occasion d'un retour sur soi, d'une invitation à l'introspection dans l'esprit du gnôthi seautón du temple de Delphes [17].

L'immersion linguistique fait elle aussi l'objet d'une grande attention à soi. Les premiers mots italiens rédigés par Montaigne insistent bien sur le caractère expérimental de ce recours à la langue de l'autre: Assaggiamo di parlar un poco questa altra lingua... (p. 167). Et là encore, le troisième livre des Essais revient avec lucidité sur l'expérience du voyage: en Italie, je disois ce qu'il me plaisoit en devis communs; mais, aus propos roides, je n'eusse osé me fier à un Idiome que je ne pouvois plier ny contourner outre son alleure commune. J'y veux pouvoir quelque chose du mien (Sur des vers de Virgile, III, 5, 873 B). Dans ces lignes s'exprime une conscience exceptionnelle des mécanismes et des dangers de l'adaptation: si la rencontre de l'autre demande que l'on se plie jusqu'à un certain point à ses usages linguistiques, l'affirmation et l'existence même du sujet imposent des limites à cette intégration. Montaigne fait preuve de souplesse et de disponibilité; il accepte de se laisser imprégner par la langue d'autrui mais il entend aussi continuer à façonner la sienne, àlui imprimer sa marque. Il s'agit en somme de s'ouvrir à l'altérité sans pour autant se dissoudre en elle par un processus d'aliénation incontrôlé.

On constate donc que Montaigne s'observe observant les usages d'autrui. Tout comme il examine avec minutie les effets des différentes cures thermales sur son corps malade, il se regarde essayer les usages du monde, évoluer au contact de la diversité culturelle. Dans l'essai De l'institution des enfans (I, 26), l'invitation au voyage s'accompagnait déjà de la promesse d'une relation spéculaire: Ce grand monde [...], c'est le miroüer où il nous faut regarder pour nous connoistre de bon biais (157 A). Il s'agissait alors surtout de partir à la rencontre de l'autre afin de mieux sonder à travers sa diversité la nature humaine. Dans le Journal de voyage et dans le troisième livre, il semble que le miroir se charge d'une fonction nouvelle: sans cesser de donner à voir la relativité des moeurs, il renvoie maintenant au voyageur sa propre image mouvante, celle de ses multiples réactions métamorphiques face à l'altérité. Il lui permet ainsi de mieux connaître les hommes et de mieux se connaître, ce qui d'ailleurs revient un peu au même puisque chaque homme porte la forme entiere de l'humaine condition (III, 2, 805 B). Le cercle anthropologique ne relève dès lors plus seulement d'un processus cognitif permettant de ramener à soi les formes et dispositions de l'autre; en tant qu'il est objectivé, il devient aussi un moyen de faire retour sur soi et, à travers cette démarche réflexive, de mieux comprendre toute relation à l'altérité. Le cercle anthropologique se trouve en somme pris dans un autre cercle, celui de l'introspection et de la peinture du moi, dont on sait bien qu'il ouvre toujours chez Montaigne sur le questionnement de la nature humaine et de la relation à autrui.

Notes

1. Montaigne, Les Essais, éd. Pierre Villey, Paris, Presses Universitaires de France, 1988. Les références indiquent successivement le livre (chiffre romain), le chapitre, la ou les page(s) ainsi que la strate textuelle concernée: A (1580 ou 1582), B (1588) et C (Exemplaire de Bordeaux).

2. Nous renvoyons toujours au Journal de voyage de Michel de Montaigne, éd. François Rigolot, Paris, Presses Universitaires de France, 1992. On consultera avec égal profit l'édition de Fausta Garavini (Montaigne, Journal de voyage, Paris, Gallimard, "Folio", 1983). Je rappelle que le Journal est, sur le plan énonciatif, constitué de trois parties principales: dans la première, le secrétaire tient la plume et désigne son màître à la troisième personne; dans les deuxième et troisième parties, c'est Montaigne qui s'expiime à la première personne en utilisant respectivement le français et l'italien. On peut ajouter une quatrième partie, très courte, dans laquelle Montaigne revient à la langue française pour narrer la fin de son voyage. Cette complexité énonciative est analysée dans les éditions de F. Rigolot (pp. xii-xix) et de F. Garavini (pp. 23-31). Voir aussi, de cette dernière, Itinéraires à Montaigne. Jeux de texte, Paris, Champion, 1995 (édition italienne: 1983), pp. 99-114.

3. Sur les analogies frappantes entre lecture, voyage et écriture chez Montaigne, voir entre autres les communications de Terence Cave (Le récit montaignien: un voyage sans repentir), de Stoyan Atanassov (Montaigne: le corps en 'Ubrairie' et le corps en voyage) et de Françoise Charpentier (L'écriture de l'errance), in Zoé Samaras, éd., Montaigne: Espace, voyage, écriture, Paris, Champion, 1995, pp. 125-144 et 243-252.

4. Ici comme ailleurs, c'est toujours moi qui souligne.

5. On disoit à Socrates que quelqu'un ne s'estoit aucunement amendé en son voyageJe croy bien, dit-il, il s'estoit emportê avecques soy (I, 39, 239 A).

6. Sur cet apprentissage en trois temps d'une relation maîtrisée à l'argent, voir les belles pages de jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1993 (première édition: 1982), pp. 233-238.

7. Voir sur cette question le livre de Jean-Didier Urbain, L'Idiot du voyage. Histoires de touristes, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1993 (première édition: 1991), ch. 4 (Le voyageur détroussé).

8. Reste que Montaigne, voyageant avec sa suite, n'a peut-être pas réussi à se différencier autant qu'il l'aurait voulu de ses compatriotes; c'est du moins ce que suggèrent ses remarques au moment où il abandonne l'italien pour le français: ainsi je quitte ce langage estrangier, duquel je me sers bien facilement, mais bien mal assurement, n'ayant eu loisir, pour estre tousjours en compaignie de François, de faire nul apprentissage qui vaille (p. 227).

9. Le voyageur se contenterait en somme d'appliquer à sa propre situation la stratégie préconisée pour le sage dans l'essai De la coustume et de ne changer aisément une loy rcccüe (I, 23): le sage doit au dedans retirer son ame de la presse [la foule], et la tenir en liberté et puissance de juger librement des choses; mais, quant au dehors, [...] il doit suivre entierement les façons et les formes receues (118 A). Sur ce.conformisme de façade, voir le commentaire de Jean Starobinski, op. cit., pp. 182-183.

10. Cette adaptation peu commune a déjà été notée par la critique: cf. Wolgang Leiner, Du voyage en pays germaniques: intertextualité et portée du Journal de voyage de Montaigne, in Montaigne: Espace, voyage, écriture, p. 64; Sarga Moussa, Une rhétorique de l'altérité: la représentation de la Suisse dans le Journal de voyage de Montaigne, in Claude Blum, Philippe Derendinger et Anne Toia, éds., Montaigne: Journal de voyage en Alsace et en Suisse (1580-1581), Paris, Champion, 2000, p. 14.

11. Sur l'appréciation comparative (et relative) du poêle et de la cheminée, cf. W. Leiner, op. cit., pp. 62-63.

12. W. Leiner signale à juste titre que Montaigne ne souffre pas de coliques néphrétiques pendant son séjour en Allemagne; ce n'est qu'à Sterzing (aujourd'hui Vipiteno, dans le Tyrol du Sud) que le mal se fait à nouveau sentir (op. cit., p. 55).

13. Après tout, je n'ai pu m'empêcher d'avouer, que c'est avec raison que Florence est nommée la belle (traduction de Meunier de Querlon, p. 257). Ce genre de rectification, qui a surtout pour effet de donner à voir un changement de point de vue, permet à Michel Bideaux un rapprochement très pertinent avec l'écriture de l'essai: Montaigne, ici comme dans les Essais, ajoute, mais ne retranche pas. Il poursuit indéfiniment le dialogue, avec son propre texte comme avec le discours de l'opinion (Le Journal de voyage de Montaigne: un 'Essai' sur l'Italie?, in Montaigne e l'Italia, Genève, Slatkine, 1991, p. 460).

14. Nous allâmes après dîner examiner plus attentivement son jardin, et j'éprouvai là ce qui m'est arrivé en beaucoup d'autres occasions, que l'imagination va toujours plus loin que la réalité. je l'avois vu pendant l'hiver nud et dépouillé; je m'étois donc représenté sa beauté future, dans une plus douce saison, beaucoup au-dessus de ce qu'elle me parut alors en effet (pp. 252-253).

15. Yvonne Bellenger a noté à juste titre une évolution similaire dans l'appréciation de Venise et de Rome (cf. L'influence du voyage sur les Essais: l'Italie dans les deux dernières éditions, in Montaigne e l'Italia, pp. 325-326).

16. A propos de la bulle de citoyenneté romaine, voir surtout Mary B. McKinley, Vanity's Bull: Montaigne's itineraries in III, ix, in M, Tetel et G. Mallary Masters, éds., Le Parcours des Essais: Montaigne 1588-1988, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1989, pp. 195-208; et Gisèle Mathieu Castellani, Poétique du lieu: Rome, l'enfance et la mort, in Montaigne e l'Italia, pp. 347-348; sur l'italien de Montaigne, voir Aldo Roseflini, Quelques remarques sur l'italien du Journal de voyage de Michel de Montaigne, Zeitschrift für Romanische Philologie, vol. 83, n°3-4, 1967, pp. 381-408; et, corrigeant le précédent sur plusieurs points, Fausta Garavini, Itinéraires à Montaigne, op.cit., pp. 115-128.

17. C'estoit un commandement paradoxe que nous faisoit anciennement ce Dieu à Delphes: Regardez dans vous, reconnoissez vous, tenez vous à vous; vostre esprit et vostre volonté, qui se consomme ailleurs, ramenez la en soy... (III, 9, 1001 B).

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