Méthodes et problèmes

L'autobiographie

Natacha Allet et Laurent Jenny, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève

II.2.1. La double adresse. Trahison du modèle

Comme l'indique assez bien le titre de son ouvrage, Augustin se retourne sur sa propre existence en inscrivant son geste dans le cadre religieux de la confession:

Je veux me souvenir de mes hontes passées et des impuretés charnelles de mon âme. Non que je les aime, mais afin de vous aimer, mon Dieu. (II, 2)

Son discours ainsi n'est pas orienté vers la reconstruction du MOI, mais vers la coïncidence avec Dieu: c'est ce trajet en effet que les Confessions mettent en œuvre, un trajet qui nécessite une certaine forme d'abandon de soi. Augustin certes convoque son histoire individuelle (ses souvenirs, ses sentiments, ses sensations), mais pour la congédier finalement. Les événements particuliers de sa vie ne sont d'ailleurs pas remémorés en tant que valeurs personnelles, mais en tant qu'errements propres à toutes les créatures de Dieu; ils sont vidés de toute portée anecdotique et deviennent par là-même éminemment partageables.

Les Confessions se distinguent des autobiographies modernes, non seulement par cette espèce de dissolution du MOI, mais aussi par le cadre interlocutoire qu'elles mettent en place. L'auteur s'adresse avant tout à Dieu, ce qui en soi est déjà étonnant puisque l'Être suprême est par nature omniscient: Augustin l'informe de ce qu'il sait de toute éternité! En faisant de lui son interlocuteur privilégié, remarque Jean Starobinski, il se voue essentiellement à une véracité absolue (cf. La relation critique). Mais le récit comporte un second destinataire, l'auditoire humain qui est obliquement pris à témoin. La narration en effet se justifie fondamentalement par une visée édificatrice: Augustin retrace son cheminement dans l'espoir que l'exemple de sa conversion soit suivi. Cette duplicité de l'adresse qui caractérise également d'autres textes religieux tels que les Exercices spirituels ou les Méditations instaure ainsi un cadre interlocutoire triangulaire.

Or on retrouve en apparence le même dispositif dans les Confessions de Rousseau. On se souvient de la déclaration célèbre qui figure à la première page de son livre:

Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra; je viendrai ce livre à la main me présenter devant le souverain juge.

Le souverain juge est toutefois devenu ici une troisième personne. Rousseau le tutoiera quelques lignes plus loin, comme le faisait Augustin, mais très brièvement et selon un type d'adresse assez ambigu:

Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables: qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son cœur aux pieds de ton trône avec la même sincérité; et puis qu'un seul te dise s'il l'ose: je fus meilleur que cet homme là. (Je souligne.)

Il lui confie la mission de rassembler l'auditoire et d'instituer les hommes en destinataires émus de ses confessions. Dieu apparaît ainsi comme un simple médiateur qui lui permet de s'adresser à la terre entière. Cette invocation liminaire est aussi une façon pour Rousseau de se préserver du jugement des autres, en se donnant d'avance un tribunal qui l'acquitte. Et de fait l'interlocuteur divin est rapidement oublié, cédant la place au public humain.

Edition: Ambroise Barras, 2005