Méthodes et problèmes

L'autobiographie

Natacha Allet et Laurent Jenny, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève

III.1.2. Ordres du récit. Frontière avec l'autoportrait

En règle générale, les autobiographes s'astreignent à raconter chronologiquement les événements de leur vie, un peu comme s'ils étaient les historiens d'eux-mêmes. Pourtant, l'ordre chronologique n'a rien de naturel, il ne correspond évidemment pas à celui de la mémoire et le récit qui le suit n'est jamais qu'une mise en forme parmi d'autres possibles. On peut s'étonner dès lors que les autobiographes cherchent à prouver leur singularité par le contenu de leur existence ou par leur style, mais rarement par la structure de leur récit.

Il existe pourtant quelques cas de récits autobiographiques non chronologiques. Lejeune a constaté que Les mots en particulier étaient soutenus essentiellement par un schéma dialectique. Les véritables subdivisions du texte n'obéissent pas à l'ordre temporel des événements, mais à l'ordre logique des fondements de la névrose (cf. Le pacte autobiographique, p.209). Partant d'un vide initial, ou d'une liberté vide, l'enfant entre dans des rôles que lui tendent les adultes, puis découvre sa propre imposture et tente de se choisir d'autres rôles, plus satisfaisants et plus authentiquement libres, non sans faire une expérience de la folie. L'ensemble des événements rapportés s'organise ainsi selon une dialectique de la liberté et de l'aliénation, – à laquelle est soumise la chronologie.

On peut imaginer enfin qu'un récit de type autobiographique repose sur un principe associatif et analogique. C'est le cas de la Règle du jeu de Leiris. Dans le premier volume de cette somme, intitulé Biffures, chaque chapitre rassemble effectivement des souvenirs et des réflexions autour d'un signe qui joue le rôle de noyau associatif. Ce signe peut être un nom mythologique comme celui de Perséphone ou une expression demeurée incomprise dans l'enfance et devenue par là carrefour imaginaire, Billancourt par exemple, que le jeune Leiris entendait comme habillé en court. Leiris nous suggère de la sorte que la personnalité se construit autour de configurations de langage. L'écriture qui vise à en rendre compte consiste alors à déployer ces nœuds, selon une technique qui évoque l'analogie poétique (aussi bien les rimes que les métaphores) ou l'association libre de la psychanalyse.

Cependant, au fur et à mesure qu'on s'éloigne de la forme narrative, on s'éloigne également de l'autobiographie au sens strict. Dès lors que l'histoire d'une vie fait place à la saisie plus ou moins intemporelle des caractères d'une personnalité, on bascule en effet dans l'autoportrait. La limite entre ces deux genres n'est pas toujours évidente. La Règle du jeu répond cependant à la plupart des critères que propose Michel Beaujour pour déterminer l'autoportrait littéraire. On notera que la rupture avec l'ordre chronologique ainsi que la mise en place d'un ordre topique (ou plus simplement thématique) et associatif figurent précisément parmi eux (cf. Miroirs d'encre).

Edition: Ambroise Barras, 2005