Méthodes et problèmes

L'autobiographie mythique

Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève

I.4. Une réduction du mythe, du récit à l'image

À cette double évolution, conduisant du récit mythique à l'avènement du discours logique, et de la transmission orale à la littérature, il faut encore ajouter un troisième point. En effet, le théoricien de la littérature Harald Weinrich montre que le mythe subit une réduction progressive, perdant peu à peu son statut narratif pour devenir un symbole. Dès l'Antiquité, le mythe s'est immobilisé dans son caractère événementiel, sous forme de tableaux, de sculptures: de moins en moins traité comme récit, il est de plus en plus envisagé comme une image. Il ne raconte plus une histoire, mais il symbolise. Par exemple, on ne retient plus de l'histoire de Narcisse que le moment où le héros se perd dans la contemplation de son propre reflet. La dénarrativisation du mythe serait ainsi un signe de démythologisation progressive.

Dans Du mythe au roman, Claude Lévi-Strauss n'est pas sans constater lui-même cette réduction du mythe qu'il appréhende lors de son passage dans la littérature. Les réécritures du mythe procéderaient ainsi à une dislocation du récit fondateur, et n'en conserveraient, éparses, que des images instantanées:

Le romancier vogue à la dérive parmi ces corps flottants que, dans la débâcle qu'elle provoque, la chaleur de l'histoire arrache à leur banquise.

Cependant, cette dénarrativisation du mythe ne coïncide pas nécessairement avec une perte de puissance. Lorsque dans L'Âge d'homme, Leiris mentionne la psychologie freudienne en disant qu'elle offre un séduisant matériel d'images, il entérine cette réduction du mythe à une image signifiante. Il organise son autobiographie autour des deux figures mythiques de Lucrèce et de Judith, qui apparaissent en tant qu'images peintes dans le diptyque de Cranach, figées au paroxysme de leur histoire (le suicide et la décollation). Les mythes sont d'abord appréhendés en tant que pôles allégoriques: ils font image, en ce qu'ils soulèvent des analogies profondes dans la mémoire autobiographique, et dans les représentations culturelles d'une collectivité (la femme fatale, le sacrifice expiatoire, etc.). La dimension d'image l'emporte donc sur la dimension narrative. Certes, ces figures mythiques suscitent des scénarios que l'auteur rapporte en citant leur histoire; elles présentent des archétypes narratifs qui permettront à l'autobiographe d'enchaîner ses propres récits de souvenirs. Mais elles sont d'abord envisagées comme des images à haute valeur émotive et comme des représentations dotées d'une pertinence anthropologique. Elles permettent de maintenir une histoire personnelle dans ses lacunes chronologiques, ses aspects fragmentaires et ses zones d'ombre, et de mettre en évidence des associations imaginaires entre les moments d'une vie. La réduction du mythe à l'image a plus ici l'effet d'une condensation magique que d'une débâcle historique comme le soutient Claude Lévi-Strauss.

Edition: Ambroise Barras, 2005