Méthodes et problèmes

La description

Laurent Jenny, © 2004
Dpt de Français moderne – Université de Genève

Sommaire

  1. Brève histoire de la description
    1. De l'ekphrasis à la description réaliste
    2. Le refus moderne de la description
  2. Description et narration
    1. Délimitation de la description
    2. Le conflit entre narration et description
      1. Suspens ou progression du récit
      2. Successivité et instantanéité
      3. La temporalisation de la description
      4. La motivation de la description
  3. La structure de la description
    1. Description, caractérisation, sélection
    2. Organisation sémantique de la description
    3. Organisation spatiale de la description
  4. Fonctions de la description
    1. Fonction ornementale
    2. Fonction expressive
    3. Fonction symbolique
    4. Fonction narrative

Introduction

Nous allons aujourd'hui nous intéresser à la description et plus particulièrement à la place qu'elle tient dans l'économie générale du récit, ce qui constituera un complément aux questions narratologiques que nous avons abordées dans les séances précédentes. Cependant, ce n'est pas dire que la description soit spécifique au genre narratif. Elle le déborde largement, ainsi que le montre son histoire.

I. Brève histoire de la description

I.1. De l'ekphrasis à la description réaliste

La description a été codifiée dès la rhétorique ancienne sous le nom grec d'ekphrasis (qu'on pourrait traduire comme morceau discursif détaché). À l'origine, elle relève surtout du discours d'apparat (genre épidictique) qui appelle la description élogieuse de personnes, de lieux ou de moments privilégiés. Et nous pouvons nous faire une idée de ce qu'elle a été si nous songeons à des pratiques rhétoriques encore vivantes aujourd'hui comme l'éloge funèbre, les discours d'inauguration ou les messages d'amitiés diplomatiquement échangés lors de visites de chefs d'état.

On la trouve également en poésie. Dans les poèmes homériques, elle s'attache à représenter des objets précieux: roues de char sculptées, boucliers ouvragés, ornements d'ivoire. La description a alors pour objet de rivaliser de richesse avec l'objet représenté. Pour le poète, elle est aussi l'occasion de montrer son savoir faire: connaissance des modèles, variété du lexique et maîtrise des figures. La description a alors une ambition moins réaliste qu'ornementale.

La description au sens moderne, c'est-à-dire réaliste, du terme est née en dehors de la littérature. Depuis l'Antiquité, un certain nombre de discours techniques ou scientifiques ont recours à elle: c'est par exemple la géographie, particulièrement dans son usage militaire (décrire des paysages cela peut aussi servir à faire la guerre); c'est aussi l'architecture (la description a pour fonction de commenter des plans), la zoologie ou la botanique (il s'agit cette fois d'observer pour classer); n'oublions pas enfin le discours judiciaire (il est important de décrire les circonstances d'un délit ou de faire un portrait du caractère d'un inculpé). À la Renaissance, on appelle aussi description un ouvrage décrivant des villes à l'usage des touristes, des curieux ou des hommes d'affaires (c'est un peu l'ancêtre de nos Guides verts). L'essor de la description apparaît donc étroitement lié à l'expansion des sciences et des techniques.

Au cours du XVIIIe siècle, des formes de plus en plus réalistes de la description se sont progressivement imposées dans les genres littéraires. Et on peut dire que la description littéraire a connu son âge d'or dans le roman réaliste de Flaubert à Zola. Objet d'un travail littéraire intense, elle est devenue le lieu même de la valeur de l'écriture littéraire.

I.2. Le refus moderne de la description

Mais, ce qui est remarquable, c'est qu'elle n'a jamais pu s'imposer sans susciter de grandes réticences, réticences qui se manifestent dès le XVIIe siècle et jusqu'à nos jours. Stendhal dit abhorrer la description matérielle. Paul Valéry voit dans la description une denrée qui se vend au kilo et André Breton, en 1929, s'indigne dans le Manifeste du surréalisme:

Et les descriptions! Rien n'est comparable au néant de celles-ci; ce n'est que superpositions d'images de catalogue, l'auteur en prend de plus en plus à son aise, il saisit l'occasion de me glisser ses cartes postales, il cherche à me faire tomber d'accord avec lui sur des lieux communs!

La description est donc suspecte de nuire à la littérature. Que lui reproche-t-on exactement? d'abord d'être anti-poétique, à cause des lexiques trop techniques qui n'aident pas le lecteur à se représenter les objets désignés. On l'accuse aussi d'être arbitraire dans ses dimensions: effectivement, une description n'a aucune raison de s'arrêter, elle est toujours virtuellement interminable. Enfin, on la considère comme étrangère à la structure organique des œuvres littéraires puisqu'elle s'en détache facilement pour former des morceaux choisis ou fragments d'anthologie (si ce n'est des dictées…).

II. Description et narration

Ces critiques ouvrent un ensemble de questions. À quoi servent les descriptions? Peut-on les sauter comme font les lecteurs pressés? Sont-elles intégrées ou non aux récits dans lesquels elles apparaissent et, si oui, comment? Peut-on concevoir de raconter sans décrire?

II.1. Délimitation de la description

Pour y voir plus clair, il nous faut passer par une délimitation de la description. Apparemment la définition de la description est simple. Un récit se compose deux types représentations: des représentations d'actions et d'événements d'une part, et d'autre part des représentations d'objets, de lieux, de personnages. Ce sont ces dernières que nous appelons des descriptions.

Cette distinction semble très claire. Mais, dans la pratique, elle est un peu plus difficile à cerner. En effet, nous voyons clairement où commence une représentation d'action: dès qu'apparaît un verbe d'action qui s'applique à un agent animé. Mais il est peut-être moins évident de définir où commence une description. Réfléchissons sur un exemple inspiré de Frontières du récit de Gérard Genette. Soient ces deux énoncés:

  1. La maison était blanche avec un toit d'ardoise et des volets verts
  2. L'homme s'approcha de la table et prit un couteau.

Le premier énoncé est clairement descriptif. Il ne comporte aucune représentation d'action; en revanche, il évoque plusieurs objets (maison, toit, volets) et les qualifie par des adjectifs. Il ne fait pas de doute que le second est narratif puisqu'il comporte deux verbes d'action qui s'appliquent à un sujet animé, mais est-il purement narratif? À y regarder de plus près, il comporte la désignation de trois substantifs (homme, table, couteau) qu'on peut déjà considérer comme des amorces de description d'une scène. La simple nomination d'être animés ou inanimés a une valeur descriptive, et d'autant plus que terme est plus spécifique: cabriolet est plus descriptif que voiture. De même pour les verbes d'action: saisir est plus descriptif que prendre.

Donc, on peut imaginer une description pure, où il ne se passerait absolument rien, mais on peut difficilement concevoir une narration pure, où absolument rien ne serait décrit. De ce point de vue, la description semble bien avoir une position dominante dans le discours littéraire. Cependant, dans la réalité des œuvres littéraires, c'est l'inverse: on ne rencontre quasiment pas de pures descriptions, elles apparaissent presque toujours dans la dépendance d'un récit.

II.2. Le conflit entre narration et description

Or cette interdépendance entre narration et description n'a rien d'harmonieux. Elle donne plutôt lieu à des conflits.

II.2.1. Suspens ou progression du récit

La narration, en s'attachant aux actions et aux événements fait avancer l'action, elle met en œuvre l'aspect temporel du récit. Mais la description a un caractère relativement intemporel. Elle s'attarde sur des objets ou sur des êtres qu'elle fige à un moment du temps. Pour planter le décor de l'action ou présenter les personnages, le récit interrompt donc le cours des événements. Cela a des conséquences sur la vitesse du récit. La description constitue une pause, un temps morts dans le déroulement narratif. Si elle se prolonge, elle menace la progression dramatique du récit.

II.2.2. Successivité et instantanéité

Il y a, en outre, une dissymétrie fondamentale entre narration et description en tant que formes d'imitation.

La narration est une forme successive du discours qui renvoie à une succession temporelle d'événements. Il y a donc isomorphisme entre la forme temporelle des signes (le texte) et la forme temporelle du référent (l'histoire).

Mais la description est une forme successive du discours qui renvoie à une simultanéité d'objets. Au XVIIIe siècle, le philosophe allemand G.E. Lessing a fait de cette distinction entre le medium simultané de la peinture et le medium successif de la poésie le principe d'opposition entre ces deux formes d'imitation. Il réagissait à une tradition qui depuis l'Antiquité (le ut pictura poesis d'Horace) avait assimilé les deux arts. Est-ce à dire que la description n'a pas à sa place en littérature, pas plus que la narration en peinture?

II.2.3. La temporalisation de la description

Un paysage se voit d'un coup mais se décrit progressivement, d'où un inévitable risque d'artifice. Par quoi commencer lorsqu'on décrit? Comme justifier tel ordre de la description plutôt que tel autre? Inévitablement, la description temporalise l'instantané. Nous allons voir que c'est à la fois une difficulté et une chance de la description.

Prenons pour exemple la fameuse description du gâteau de mariage d'Emma dans Madame Bovary:

À la base, d'abord c'était un carré de carton bleu figurant un temple avec des portiques, colonnades et statuettes de stuc, tout autour, dans des niches constellées d'étoiles en papier doré; puis, se tenait au second étage un donjon en gâteau de Savoie, entouré de menues fortifications en angélique, amandes, raisins secs, quartiers d'orange; et enfin, sur la plate-forme supérieure qui était une prairie verte où il y avait des rochers avec des lacs de confitures et des bateaux en écales de noisettes, on voyait un petit Amour, se balançant à une escarpolette de chocolat, dont les deux poteaux étaient terminés par des boutons de rose naturelle, en guise de boules, au sommet.

Le gâteau de mariage, objet simultané, même s'il est composé d'une diversité de parties, nous est donc décrit dans une successivité de parties. On a quelques raisons d'être surpris par la présence d'indications temporelles (d'abord, puis, enfin). À quelle temporalité peuvent-elles bien renvoyer? Certainement pas au temps de l'objet, qui est inanimé. Une hypothèse est que ces indications renvoient au temps de l'énonciation: nous devons les interpréter comme un commentaire de l'énonciateur sur l'ordre de son discours (d'abord je vous parle du carré de carton bleu, puis du donjon et enfin de la plate-forme). Si c'est bien le cas, la description signalerait sa propre temporalité discursive. Ce serait aussi une façon de donner l'impression qu'on n'a pas suspendu la temporalité narrative, même si, en réalité, on l'a fait, en glissant du temps de l'action représentée au temps du discours successif.

L'intégration de la description dans le récit s'opère donc à travers un ensemble de procédés destinés à éviter que les passages descriptifs ne soient ressentis comme des pannes laborieuses, des arrêts du temps de l'action. On parle alors de motivation de la description.

II.2.4. La motivation de la description

Le plus courant de ces procédés consiste à motiver la description, c'est-à-dire à introduire dans le récit une situation qui la justifie. Pour cela, il est nécessaire que le narrateur délègue la responsabilité de la description à un personnage. Il s'agit de faire en sorte que l'action conduise le personnage à observer un objet, à le décrire pour autrui ou à s'en servir. Ce procédé est particulièrement fréquent dans la littérature réaliste, notamment chez Zola.

Prenons le début de Au bonheur des dames. On a là un exemple net de la façon dont la narration construit une situation de regard. Le narrateur raconte l'arrivée à Paris de Denise et de ses deux frères, jeunes orphelins qui n'ont jusque là jamais quitté leur province. À peine débarqués, ils cherchent la boutique de leur oncle Baudu. Sur le chemin, ils tombent stupéfaits devant la vitrine d'un grand magasin, Le Bonheur des dames:

Denise était venue à pied de la gare Saint-lazare, où un train de Cherbourg l'avait débarquée avec ses deux frères, après une nuit passée sur la dure banquette d'un wagon de troisième classe. Elle tenait la main de Pépé, et Jean la suivait, tous les trois brisés du voyage, effarés et perdus au milieu du vaste Paris, le nez levé sur les maisons, demandant à chaque carrefour la rue de la Michodière, dans laquelle leur oncle Baudu demeurait. Mais comme elle débouchait enfin sur la place Gaillon, la jeune fille s'arrêta net de surprise. ― Oh! dit-elle, regarde un peu, Jean. Et ils restèrent plantés, serrés les uns contre les autres.

Nous avons ici affaire à d'excellents médiateurs du regard descriptif. Denise et ses frères dévorent des yeux ce spectacle nouveau. Le narrateur y insiste longuement:

Denise demeurait absorbée devant l'étalage de la porte centrale…
Même Pépé, qui ne lâchait pas les mains de sa sœur, ouvrait des yeux énormes…

Lorsque la description semble devenir trop longue, la narration, comme pour s'excuser, précise que le petit Jean commence à s'ennuyer. Mais après quelques menues actions, c'est le regard de Denise qui est capté par une nouvelle vitrine et autorise une relance de la description.

Denise fut reprise par une vitrine où étaient exposées des confections pour dames. Et jamais elle n'avait vu cela, une admiration la clouait sur le trottoir. Au fond, une grande écharpe en dentelles de Bruges, d'un prix considérable, etc…

La description passe donc ici par le point de vue subjectif d'un personnage, qui la justifie. C'est pourquoi Zola, dans son texte, multiplie les personnages disponibles au regard: badauds, oisifs, promeneurs insouciants. Et de même, il aménage des scènes d'attente à des rendez-vous, d'oisiveté forcée due à la maladie ou à d'autres causes. Ses personnages sont attirés par les fenêtres ou les baies vitrées propices au regard

Un autre procédé de motivation est l'introduction de scènes pédagogiques où un personnage explique à un autre l'usage d'un objet, d'une machine ou d'une activité. D'où la prolifération de personnages de néophytes, d'apprentis ou d'ignorants, confrontés à des spécialistes, des professionnels ou des techniciens. Dans une variante de ce type de motivation, les personnages agissent sur l'objet à décrire: on les saisit en pleine activité, qu'ils soient cheminots, imprimeurs ou chefs de rayon dans un grand magasin.

La motivation est donc un cadre thématique qui a pour fonction d'atténuer le contraste entre description et narration, en intégrant l'une dans l'autre. La description devient l'action d'un ou de plusieurs personnages. La description se trouve donc insérée dans la temporalité du récit. Cela lui confère une plus grande efficacité narrative et un effet de naturel qui profite au réalisme.

III. La structure de la description

Nous venons de voir comment le récit réaliste surmontait l'intemporalité de la description. Mais il reste le problème de son arbitraire. Une description peut aussi bien tenir en un adjectif (la maison blanche de Genette) qu'en une centaine de page. Une description ne comporte pas de limites a priori, d'où un risque de vertige du descriptif, qu'on a parfois reproché à Flaubert, particulièrement dans Salammbô. La description doit trouver des moyens de se limiter et de se structurer.

III.1. Description, caractérisation, sélection

Contrairement aux ambitions parfois affichées par un réalisme naïf, la description ne saurait ni être exhaustive, ni être objective. Décrire n'est pas copier le réel (ce qui serait une tâche infinie pour le plus microscopique ou le plus simple des objets). Décrire, c'est interpréter le réel, en y sélectionnant des traits caractéristiques. Ainsi les naturalistes du XVIIIe siècle, comme Buffon ou Linné, ont cherché à limiter leur description des plantes à quatre catégories de traits descriptifs: la quantité des éléments, leur forme, leur distribution dans l'espace, leur grandeur relative. Donc, si on étudie les organes sexuels d'une plante, il suffira de dénombrer étamines et pistil, de définir leur forme, de dire comment ils sont répartis dans la fleur (en cercle, en hexagone ou en triangle par exemple) et quelle est leur taille par rapport aux autres organes (racines, tiges, feuilles, fleurs, fruits). Ce principe de sélection est déjà une organisation du réel. Car il va conduire à faire des rapprochements entre les êtres naturels sur la base de ces critères, il va induire des regroupements et des classifications. Si on retenait d'autres caractères des plantes (par exemple leur couleur ou leur parfum) il est évident qu'on les classifierait tout autrement et qu'on ferait une autre botanique. Décrire, c'est classer. Classer, c'est connaître selon un certain point de vue, toujours particulier.

Retenons-en que toute description est nécessairement sélective, limitative, mais c'est par cette limitation qu'elle est significative. Décrire, c'est orienter le regard sur des aspects du réel que l'on considère comme pertinents pour comprendre ce réel. On peut donc dire que toute description a une valeur heuristique (une valeur de découverte). Cela paraît évident dans le cas de la description scientifique, mais cela ne l'est pas moins dans celui de la description littéraire.

III.2. Organisation sémantique de la description

La description en littérature se présente comme description d'un objet précis (décor, paysage, personnage) annoncé par un thème-titre: ce sera, par exemple, un paysage vu d'une fenêtre, la maison du père Goriot, les Halles au petit matin, etc. Ce thème-titre déclenche l'apparition de sous-thèmes qui sont en rapport d'inclusion avec lui comme les parties d'un tout. Si le thème-titre est un jardin, il suscitera l'apparition de sous-thèmes tels que fleurs, allées, arbres, horizon. Chaque sous-thème reçoit une qualification ou un prédicat qui le précisent. La cohérence de la description est donc d'abord sémantique. C'est à ce prix qu'elle produit un effet d'homogénéité et de naturel.

Si nous nous reportons à la description du gâteau de noces d'Emma, ce fonctionnement apparaît clairement. Le donjon est en gâteau de Savoie, les fortifications en angélique, la prairie verte, les bateaux en écales de noisettes, l'escarpolette en chocolat.

Toutes ces qualifications compensent la banalité de la nomenclature ou au contraire sa spécificité trop technique. Ainsi on dira des fleurs qu'elles sont irisées pour les particulariser, mais on présentera un hauban – terme en lui-même techniquement trop précis – à travers une image plus familière en le comparant à un nerf d'acier.

III.3. Organisation spatiale de la description

L'organisation de la description n'est pas seulement logique et sémantique. Elle est aussi modelée sur des référents, c'est-à-dire spatialisée. La pièce montée de Madame Bovary est décrite selon une progression régulière de bas en haut. On peut interpréter cet ordre comme un reflet de la fabrication réelle du gâteau, de son montage. On peut aussi y voir le mouvement d'un regard parcourant l'objet de bas en haut. Toujours est-il que, ce principe ascensionnel une fois adopté, la description parvient à un effet d'achèvement lorsqu'on arrive au sommet.

Les formes d'organisation spatiale de la description n'ont rien d'objectif. Elles reflètent des styles de construction de l'espace propres à des modèles picturaux. Dans la description de paysage la plus classique, on définit des directions puis on hiérarchise pour chaque direction une suite de plans, classés du plus proche au plus lointain. Mais, à la fin du XIXe siècle, cette organisation spatiale se trouve contestée en littérature comme elle l'est en peinture. Analysons par exemple cette description de paysage nocturne dans le roman À rebours (1884) de J.K. Huysmans:

Par sa fenêtre, une nuit, il avait contemplé le silencieux paysage qui se développe en descendant, jusqu'au pied d'un coteau sur le sommet duquel se dressent les batteries du bois de Verrières.

Dans l'obscurité, à gauche, à droite, des masses confuses s'étageaient, dominées, au loin, par d'autres batteries et d'autres forts dont les hauts talus semblaient, au clair de la lune, gouachés avec de l'argent, sur un ciel sombre.

Rétrécie par l'ombre tombée des collines, la plaine paraissait, à son milieu, poudrée de farine d'amidon et ensuite de blanc de col-cream; dans l'air tiède, éventant les herbes décolorées et distillant de bas parfums d'épices, les arbres frottés de craie par la lune, ébouriffaient de pâles feuillages et dédoublaient leurs troncs dont les arbres barraient de raies noires le sol en plâtre sur lequel des caillasses scintillaient ainsi que des éclats d'assiettes.

Au premier abord le paysage semble structuré du proche au lointain, du premier au dernier plan. Mais, de façon significative, Huysmans choisit de faire une description nocturne où les plans se brouillent, où les masses deviennent confuses et les repères spatiaux incertains. Il tend à aplatir les profondeurs (les hauts talus sont ainsi gouachés sur un ciel sombre) et il se montre plus attentif à des effets de couleur qu'à une construction de perspective. La description s'achève sur un détail (le scintillement des caillasses) qui paraît disproportionné par rapport à l'ensemble et ne donne pas un effet de clôture. On a souvent parlé d' impressionnisme à propos du style descriptif de Huysmans. Effectivement, il participe d'une nouvelle spatialité où les effets de surface l'emportent sur l'architecture de la profondeur, où l'importance du détail vient contester la hiérarchie de l'espace.

IV. Fonctions de la description

IV.1. Fonction ornementale

Nous l'avons vu, c'est la fonction la plus ancienne de la description. Son archétype est la célèbre description du bouclier d'Achille, au chant XVIII de L'Iliade. Elle apparaît comme une récréation dans le récit et manifeste la virtuosité rhétorique du poète, qui rivalise avec d'autres arts (dans ce cas l'orfèvrerie et la sculpture). Même si cette fonction est battue en brèche par l' effort réaliste, elle ne disparaît jamais complètement.

Les grandes fresques de Zola qui décrivent les Halles dans Le Ventre de Paris sont à la fois des documents et des tours de force stylistiques (décrire sans lasser le lecteur, déployer une richesse taxinomique tout en conférant un dynamisme à la description). La description moderne ne renonce pas à toute valeur ornementale, comme le montre sa constante référence à la peinture.

IV.2. Fonction expressive

Une autre fonction de la description apparaît à la fin du XVIIIe siècle avec l'avènement du romantisme. La description ne vaut plus seulement pour elle-même, en tant qu'imitation d'un décor ou d'un paysage. Elle établit une relation entre l'extérieur et l'intérieur, la nature et les sentiments de celui qui la contemple. En décrivant la nature on cherche à exprimer un paysage psychique.

Un passage des Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau nous en donne une excellente illustration:

Depuis quelques jours on avait achevé la vendange; les promeneurs de la ville s'étaient déjà retirés; les paysans quittaient les champs jusqu'aux travaux d'hiver. La campagne encore verte et riante, mais défeuillée en partie et déjà presque déserte, offrait partout l'image de la solitude et des approches de l'hiver. Il résultait de son aspect un mélange d'impression douce et triste trop analogue à mon âge et à mon sort pour que je n'en fisse pas l'application. Je me voyais en déclin d'une vie innocente et infortunée, l'âme encore pleine de sentiments vivaces et l'esprit encore orné de quelques fleurs, mais déjà flétries par la tristesse et desséchées par les ennuis. Seul et délaissé, je sentais venir le froid des premières glaces…

On voit clairement ici comment la description se dédouble, chaque aspect de la nature devenant métaphore du sentiment intérieur: la douceur triste de la lumière, la flétrissure des fleurs, le froid hivernal constituent les images d'un paysage moral et affectif. La description de la nature prend un tour psychologique.

Dans le texte de Rousseau, c'est l'auteur lui-même qui opère cette traduction psychologique des caractères du paysage. Mais plus tard, et particulièrement au XIXe siècle, la description gardera cette fonction sur un mode beaucoup plus implicite. Un paysage sera l'indice d'une tonalité affective, sans que l'énonciateur ait nécessairement besoin de le souligner ou de le préciser.

IV.3. Fonction symbolique

Plus généralement, on peut parler d'une fonction symbolique de la description chaque fois qu'elle est utilisée comme signe d'autre chose que ce qu'elle décrit. Ainsi, chez Balzac, la physionomie, l'habillement, l'ameublement et tout l'environnement des personnages révèle leur psychologie et la justifie. Au fondement de cette relation, il y a une théorie implicite du milieu: les êtres sociaux, comme les êtres vivants, sont en adéquation avec le milieu où ils vivent et par conséquent sont interprétables à partir de lui. On sait comment, dans Le Père Goriot, Balzac fait de la pension Vauquer le symbole de ses occupants.

Cette fonction symbolique prend parfois une valeur annonciatrice (ou encore proleptique). La description n'est plus alors seulement symbole de significations immédiates, elle préfigure ce qui va advenir du personnage ou de l'action dans la suite du récit. Dans À Rebours de Huysmans, Des Esseintes, le personnage principal se fait livrer des fleurs rares qui sont longuement décrites: beaucoup ont l'allure fantastique et répugnante de chancres syphilitiques. Peu après, Des Esseintes fait un cauchemar au cours duquel il voit apparaître le spectre de la Grande vérole. Et la déchéance physique de Des Esseintes à la fin du roman, atteint d'une maladie nerveuse nous est ainsi discrètement expliquée. La description proleptique résout donc à sa façon le conflit entre description et narration: au lieu de contrarier le récit, elle le programme.

IV.4. Fonction narrative de la description

La caractérisation de dernière fonction paraît être une contradiction dans les termes puisque nous avons constamment opposé narration et description. Mais elle renvoie à une économie narrative nouvelle où les places respectives de la narration et de la description se trouvent inversées: ce n'est plus la narration qui domine et sert de cadre à des description, c'est la description qui envahit l'espace narratif et nous suggère un récit.

On a assisté à un tel renversement dans certains textes de l'école du Nouveau roman, dans les années 1960. Ainsi, chez Alain Robbe-Grillet, c'est le plus souvent à travers des objets inertes ou des descriptions purement extérieures de personnage que nous est évoqué un récit qui se construit comme une succession d'indices narratifs et d'hypothèses (par exemple dans Les gommes ou La Jalousie). La description se refuse alors à assumer une fonction réaliste. Elle ne cesse de créer et de détruire la réalité à laquelle elle renvoie, en variant, se surchargeant, se contredisant.

Il ne faut pas y voir un aboutissement de l'histoire du roman mais la réalisation de son versant descriptif le plus extrême, aux antipodes du récit actionnel (dont on n'a vu qu'il ne pouvait exister à l'état pur). Cependant, il n'y a sans doute pas non plus de descriptif pur. Lorsque la description prend de l'ampleur, elle tend presque inévitablement à se narrativiser.

Conclusion

Au terme de ce parcours, je pense que l'utilité des descriptions vous apparaît beaucoup plus clairement. Bien loin de se réduire à des morceaux détachables purement décoratifs, les descriptions sont des lieux textuels saturés de sens. Sauter les descriptions, comme le font parfois les lecteurs pressés, c'est prendre le risque de manquer une très grande part de l'information narrative.

Bibliographie

Edition: Ambroise Barras, 2004 //