Méthodes et problèmes

Histoire de la lecture

Laurent Jenny, © 2003
Dpt de Français moderne – Université de Genève

Sommaire

  1. Brève histoire des supports du texte
    1. Le volumen
      1. Le texte du volumen
      2. Lecture du volumen
    2. Le codex
      1. Du volumen au codex
      2. Maniement du codex
      3. Le texte du codex
      4. Écriture cursive
    3. Le livre imprimé
      1. Lente démocratisation du livre imprimé
    4. Premières conclusions
  2. Lecture orale et lecture silencieuse
    1. Lecture orale
      1. Le rôle de la voix
      2. Écriture orale
    2. Lecture silencieuse
      1. Ruminatio
      2. Lecture in silentio
      3. Lecture à haute voix
    3. Pratique collective
    4. Pratique personnelle
  3. Des textes et des images
    1. Repérage
    2. Contrepoint
    3. Visualisation
      1. L'image, aide à la lecture
      2. L'emblème
      3. L'essor de l'illustration
      4. Dialogue du texte et des images
  4. Du codex à l'écran
    1. Le texte tabulaire
    2. L'hypertexte
    3. Nouvelles dimensions

Introduction

Faire des études littéraires, comme vous vous apprêtez à le faire, c'est tout à la fois lire

Nous avons un peu tendance à traiter ces 3 termes comme un seul. Mais pourtant il s'agit de réalités bien différentes, quoiqu'elles soient entre elles dans des rapports d'interaction et de dépendance.

1. Le livre

Le livre est un support d'inscription des textes et nous verrons particulièrement aujourd'hui que ce support n'a pas toujours existé sous sa forme récente. Vous savez qu'il est en train de se métamorphoser sous nos yeux avec l'arrivée des supports numériques. Il n'y a évidemment pas de coïncidence nécessaire entre texte et livre. Le support livre peut renfermer moins qu'un texte (une partie d'œuvres complètes) ou beaucoup plus qu'un texte (un assemblage de textes), voire à la fois plus et moins (dans le cas d'une anthologie). D'autres supports, comme nous le verrons avec les supports électroniques, contiennent ou plutôt renvoient à toute une bibliothèque, ce qui bouleverse évidemment les limites de ce qu'on entend ordinairement par livre.

2. Le texte

Un texte c'est une suite de signes qu'on a délimités comme un ensemble de sens, par une opération toujours plus ou moins arbitraire ou libre. Il peut s'agir de la décision de l'auteur qui met le point final à une suite d'esquisses ou au contraire remanie sans cesse son texte. Souvenons-nous par exemple de Montaigne qui voulait que le texte de son livre bouge et évolue avec sa propre vie. L'éditeur, qui est une sorte de lecteur professionnel, peut aussi jouer son rôle en décidant que telle édition du texte fait foi, et qu'on doit en soustraire tels éléments ou y intégrer tels autres. La délimitation d'un texte résulte nécessairement d'un choix, d'une volonté de constituer un sens; et dans l'histoire ces décisions sont constamment révisées, ce qui fait que l'histoire des œuvres est fluctuante, et jamais figée. Pensons par exemple à la façon dont se sont métamorphosées les œuvres de Victor Hugo ou de Marcel Proust ces dernières années au fil des rééditions (la Recherche du temps perdu est ainsi passé de 3 à 4 volumes « Pléiade » intégrant de nombeux textes considérés jusque là comme indignes de publication).

Pour bien situer cette notion de texte, je voudrais encore souligner un point, c'est sa relative indifférence au support livre. Une fois qu'un texte est fixé, il demeure le même, qu'on l'imprime sur un rouleau, en livre de poche, sur papier Bible ou qu'on le fasse défiler sur écran. Le texte d'un poème de Baudelaire resterait identique à lui-même, même si on le lisait dans le cadre d'une installation où il serait écrit avec de tubes de néon rouge posés sur une prairie. En revanche, il suffirait qu'on en change quelques signes pour que ce ne soit plus le même texte.

3. L'œuvre

Quant à l'œuvre, elle ne se confond évidemment ni avec le livre (c'est par métonymie que nous disons que nous lisons des livres; nous lisons ce qui se trouve inscrit dans les livres) ni même avec celle de texte. Effectivement un littéraire ne s'intéresse pas seulement à des suites de signes abstraits du temps et de l'histoire, il s'intéresse à des œuvres. Et je définirais volontiers l'œuvre comme l'ensemble que constituent un projet de sens, un texte et une réception. Une œuvre surgit dans un monde historique défini, que nous avons besoin de connaître pour la comprendre; elle répond au projet d'un auteur singulier qui vise à travers elle un ensemble d'intentions, et c'est pourquoi nous nous intéressons aussi aux auteurs, à leur existence, à leurs idées; mais rien ne dit que les textes qu'écrivent réellement les auteurs coïncident totalement avec leurs projets. La réception des œuvres révèle souvent beaucoup de leurs virtualités de sens.

Les distinctions faites entre

nous pouvons examiner comment les supports du texte ont évolué, contribuant à en modifier la forme et la pratique de lecture.

I. Brève histoire des supports du texte

Dans le monde occidental, on a écrit des textes sur des supports très variés. En Mésopotamie primitive, on écrivait sur des tablettes de glaise carrées de sept ou huit centimètres, qu'on rangeait sans doute dans une poche de cuir. Dans les premiers siècles de Rome, le savoir, essentiellement sacerdotal, était fixé sur des livres en toile de lin (lintei) ou sur des tablettes de bois (tabulae). C'est encore le cas pour Caton le Censeur (234-149) qui rédige ses discours sur des tablettes de bois avant de les prononcer. En Grèce ou à Rome, même à l'époque des rouleaux, on écrivait les missives privées sur des tablettes de cire réutilisables.

La grande rupture dans l'Antiquité se fait entre deux autres supports qui ont connu successivement une très grande diffusion: le volumen et le codex.

I.1. Le volumen

Le volumen est un rouleau-livre en papyrus. Au IIe siècle avant Jésus-Christ il est déjà répandu dans le monde hellénistique et commence à faire son entrée à Rome. Il sera le support principal des textes littéraires jusqu'au IIe siècle après Jésus-Christ.

Le rouleau reste lié à la culture des classes dominantes et sa fabrication est coûteuse, à la fois parce que la matière première est importée d'Egypte et parce qu'il suppose un artisanat très qualifié. C'est ce qui va entraîner son déclin à partir du IIe siècle après Jésus-Christ.

I.1.1. Le texte du volumen

Il n'y a pas nécessairement coïncidence entre rouleau-livre et texte. Un ou plusieurs rouleaux-livres correspondent à un texte et les auteurs commencent à structurer leurs œuvres en livres. Dans le cas de l'Iliade d'Homère, par exemple, la division du poème en 24 chants résulte sans doute du fait qu'il occupait 24 rouleaux (Manguel 1996, 157); bien au-delà de l'usage des rouleaux on a continué à diviser en livres (segments de texte de la longueur approximative d'un rouleau) les textes longs.

I.1.2. Lecture du volumen

Lire un livre, cela consiste à l'époque à prendre un rouleau dans la main droite et à le dérouler progressivement de la main gauche (ce n'est pas tout à fait sans rapport avec la façon dont nous faisons défiler des textes sur nos modernes écrans d'ordinateur, avec parfois la sensation gênante que nous ne pouvons avoir le texte tout entier sous les yeux sans le parcourir en continu). Sur le rouleau le texte est écrit en colonnes et on a sous les yeux une colonne de texte ou plusieurs. Le texte a donc un aspect relativement panoramique. Dans le cas où il est illustré, il permet de suivre en continu une série de scènes, au fur et à mesure de la narration. Mais la lecture du rouleau est physiquement contraignante. Elle mobilise entièrement le corps. Elle rend impossible pour le lecteur d'écrire en même temps qu'il lit, de confronter des textes, ou de mettre en rapport des passages éloignés.

I.2. Le codex

L'apparition du codex (pluriel: codices), qu'on peut définir comme livre avec des pages cousues ensemble est liée à l'utilisation de nouveaux supports d'inscription comme le parchemin. Même s'il a existé des codices de papyrus ou de tablettes de bois, c'étaient des matériaux peu pratiques pour cet usage.

Pline l'Ancien ( Histoire naturelle, XIII,11) raconte que le roi d'Egypte Ptolémée, voulut défendre le secret de fabrication du papyrus pour assurer la prééminence de la bibliothèque d'Alexandrie. Il en interdit donc l'exportation. Son rival Eumène, souverain de Pergame, aurait ainsi été contraint au IIe siècle à la recherche de nouveaux supports comme les peaux de mouton ou d'agneaux (le mot parchemin signifie étymologiquement de Pergame). En fait le procédé était connu avant cette époque, les premiers cahiers de parchemin datent d'un siècle plus tôt (Manguel 1996, 156).

I.2.1. Du volumen au codex

Le codex supplante le rouleau dès le début du IIe siècle, en partie en raison de la demande accrue de livres provoquée par l'essor du christianisme. Il est d'abord moins cher: effectivement le texte occupe les deux côtés du support et non plus un seul; par ailleurs le support, est un produit animal qui se trouve partout et n'a plus besoin d'être importé comme le papyrus.

I.2.2. Maniement du codex

Sur un plan strictement physique, le codex est aussi d'un maniement nettement plus aisé que le rouleau, en laissant le lecteur plus libre de ses mouvements. On pourra poser les codices, particulièrement quand ils seront de grande taille et tourner les pages d'une seule main, les parcourir rapidement. Le codex permet aussi de passer très rapidement d'une partie à une autre du texte et donc d'en avoir une vision d'ensemble ou de se déplacer dans ses différentes parties.

I.2.3. Le texte du codex

Mais surtout le codex a une capacité beaucoup plus grande que le rouleau. Il est susceptible d'avoir un grand nombre de pages et on peut y réunir, dans un unique volume, une série de textes du même auteur ou de textes traitant d'une même matière, constituant ainsi une sorte de petite bibliothèque portative. C'est d'ailleurs ce qui va entraîner l'adoption au IVe et Ve siècle de dispositifs éditoriaux (Cavallo in Cavallo et Chartier 1997, 104) signalant les séparations entre plusieurs textes différents: titres, formules initiales (incipit) ou finales (excipit).

D'une façon générale, le codex prédispose à une structuration et à un découpage beaucoup plus précis du texte. Les pages fragmentent en effet le texte et lui donnent une allure discontinue. Dès l'époque de Quintilien (au Ier siècle), les mots sont séparés par des points (mais il faudra attendre le VIIe siècle pour que les mots commencent d'être séparés par des espacements). Dans l'Antiquité tardive, la fragmentation du texte passe par de courtes séquences signalées par des initiales agrandies et des ponctuations. La marque coloriée du paragraphe apparaît au XIIIe siècle pour distinguer une unité de contenu intellectuel. Du coup les textes deviennent mieux mémorisables. On va ainsi aboutir au XVe siècle à un dispositif du livre relativement complexe comprenant des titres de chapitres, des notes marginales référencées par les lettres de l'alphabet, une table de matière.

I.2.4. Écriture cursive

C'est à l'occasion des gloses commentaires en marge que les auteurs du XIIe siècle commencent à pratiquer une écriture cursive, plus facile à pratiquer rapidement que l'écriture gothique. Cette écriture est codifiée vers le XIVe siècle. Le travail du copiste s'en trouve facilitée car cette écriture exige moins de pressions de la main et de soulèvements de la plume (Saenger in Cavallo et Chartier 1997, 158). Pour l'écrivain ce sera aussi un soulagement, car il pourra écrire lui-même, délivré de l'intermédiaire que constituait le scribe à qui il dictait encore au XIIe siècle. Le processus d'écriture deviendra plus intérieur. L'écrivain maîtrisera mieux la totalité de son manuscrit et évitera les redites, ajoutera compléments et corrections avant de confier le tout à un scriptorium.

I.3. Le livre imprimé

Il faudra évidemment attendre la découverte de l'imprimerie au milieu du XVe siècle, pour que le livre connaisse une nouvelle expansion. Gutenberg, jeune graveur et joaillier de Mayence, fabrique une bible avec des pages de 42 lignes entre 1450 et 1455: c'est le premier livre imprimé avec des caractères mobiles – dont Gutenberg fera voir les feuillets à la foire de Francfort.

L'intérêt de l'imprimerie apparaît immédiatement évidente: rapidité de composition, uniformité des textes (qui ne sont plus soumis aux erreurs des copistes), possibilité de produire en grande quantité et coût relativement moins élevé.

Plus de trente-mille incunables (d'un mot latin du XVIIe siècle qui signifie du berceau) ont été ainsi imprimés avant 1500.

I.3.1. Lente démocratisation du livre imprimé

Au début le livre imprimé se modèle étroitement sur le manuscrit mais vers 1520-1540, il trouve sa physionomie propre. Le livre imprimé a une page de titre et des caractères standardisés. Il est le plus souvent de grand format (in quarto, c'est-à-dire une feuille pliée 2 fois, d'à peu près 30 sur 40 cm). Il est posé sur un lutrin et imprimé en gros caractères pour pouvoir être lu de loin et collectivement.

Mais le moindre coût et la rapidité de production créa un marché plus important de gens qui pouvaient s'offrir des exemplaires à lire en privé, et qui n'avaient donc plus besoin de livres en grands caractères et formants, de sorte que les successeurs de Gutenberg commencèrent peu à peu à fabriquer des volumes plus petits, qu'on pouvait mettre dans sa poche.

Manguel 1996, 167

Ainsi l'éditeur humaniste italien Manuce (Aldo Manuzio), en 1501 commence à imprimer pour une clientèle privée des livres au format in octavo, dépourvus d'annotations et de gloses, mais nantis d'un nouveau caractère, l'italique, élégant et lisible.

On assiste donc à une privatisation progressive du livre. Avec l'avènement de la culture bourgeoise les livres deviennent de moins en moins épais, le format in octavo, le format in-douze et même le très fin format in-seize s'imposent comme les formats préférés des amateurs de littérature. Le livre se démocratise avec l'apparition au XIXe siècle de livres reliés en toile et non plus en cuir, puis au XXe siècle avec le livre de poche.

I.4. Premières conclusions

J'aimerais conclure ce premier point en remarquant que le texte littéraire ne s'est que progressivement identifié au livre paginé dans l'Histoire et peut-être de façon assez éphémère puisqu'à nouveau aujourd'hui cette coïncidence se trouve mise en question. Je voudrais aussi souligner que la visée ou les possibilités du support ont été des conditions déterminantes dans la façon de concevoir les textes et leur organisation.

Mais évoquer seulement les rapports entre textes et livres sans tenir compte des pratiques de lecture très différentes qui se sont succédées dans l'histoire nous donnerait une vision très abstraite et fictive de la littérature.

II. Lecture orale et lecture silencieuse

Dans ses Confessions (VI,3), au IVe siècle de notre ère, Augustin rapporte une visite à l'évêque de Milan Ambroise et il fait part de son étonnement devant un fait pour lui extraordinaire:

Quand il lisait, ses yeux parcouraient la page et son cœur examinait la signification, mais sa voix restait muette et sa langue immobile. N'importe qui pouvait l'approcher librement et les visiteurs n'étaient en général pas annoncés, si bien que souvent, lorsque nous venions lui rendre visite, nous le trouvions occupé à lire ainsi en silence car il ne lisait jamais à haute voix.

II.1. Lecture orale

II.1.1. Le rôle de la voix

Sans doute dans l'Antiquité la lecture silencieuse n'est-elle pas tout à fait ignorée, mais c'était un phénomène marginal. La lecture silencieuse est peut-être pratiquée dans l'étude préliminaire du texte et pour le comprendre parfaitement. Mais les écrits (scripta) restent inertes tant que la voix ne leur a pas donné vie en les transformants en mots (verba). L'écriture littéraire – au sens vaste du terme, qui comprend aussi bien poésie, philosophie, historiographie, traités philosophiques et scientifiques – est composée en fonction de son oralisation. Elle est destinée à une lecture expressive modulée par des changements de ton et de cadences selon le genre du texte et les effets de style (Cavallo in Cavallo et Chartier 1997, 89). Par ailleurs l'écriture en continu sans séparation entre les mots (scriptio continua), devenue courante à partir du Ier siècle (et succédant à l'usage des interpunctua marquant la séparation entre les mots) rend nécessaire la lecture à haute voix pour comprendre les textes:

Pour comprendre une scriptio continua, il fallait donc plus que jamais l'aide la parole: une fois la structure graphique déchiffrée, l'ouïe était mieux à même que la vue de saisir la succession des mots.

Cavallo in Cavallo et Chartier 1997, 90

Alberto Manguel (1996, 68) note que Cicéron, de même que plus tard Augustin, ont besoin de répéter le texte avant de le lire à haute voix. Dans le déchiffrement, le lecteur se laisse guider par des cellules rythmiques qui l'aident à structurer le texte. Il jouit d'ailleurs d'une certaine liberté dans la façon de couper l'énoncé et de faire des pauses. Il ajoute éventuellement des signes de séparations entre les mots ou les phrases, et dans le cas d'un poème peut noter la métrique. Lire c'est un peu comme interpréter une partition musicale et le corps y est le plus souvent engagé par des mouvements des bras et du thorax.

II.1.2. Écriture orale

Il faut ajouter que la composition du texte procède de même. Soit l'écrivain écrit en s'aidant du murmure de la voix, soit il dicte à haute voix. Le texte apparaît donc là comme un intermédiaire entre deux oralisations.

II.2. Lecture silencieuse

À cette lecture à haute voix, très marquée par la rhétorique, s'oppose sans doute une lecture silencieuse ou murmurée à caractère plus intime et moins social. Cavallo pense notamment, d'après des fresques de Pompéi, qu'il y a eu une lecture féminine, à caractère plus privé, silencieuse ou murmurée (Cavallo in Cavallo et Chartier 1997, 97).

À partir du VIe siècle, la lecture silencieuse se développe, notamment en milieu monastique. Dans la Règle de Saint-Benoît, la lecture joue un rôle très important. On y trouve notamment des références à l'exigence d'une lecture muette qui ne dérangera pas les autres. En fait les formes de lecture se diversifient. On distingue

II.2.1. Ruminatio

La lecture à voix basse, appelée murmure ou rumination (ruminatio), sert de support à la méditation et d'instrument de mémorisation. Jusqu'à la Renaissance, on pratique en effet surtout une lecture intensive d'un petit nombre de livres (essentiellement religieux) qui sont quasiment appris par cœur, voire incorporés par le lecteur. Ce type de lecture est dominant jusqu'au XIIe siècle. L'écrit est surtout investi d'une fonction de conservation et mémorisation.

II.2.2. Lecture in silentio

La lecture silencieuse (in silentio). Elle est l'occasion d'une intériorisation et d'une individualisation de la lecture. Le lecteur silencieux n'est plus astreint au rythme de la prononciation, il peut aussi établir des parcours discontinus dans son livre ou confronter tel passage à d'autres. La méthode de lecture change: on procède à un déchiffrement réglé de la lettre (littera), du sens (sensus) et de la doctrine (sententia). On s'aide des gloses et des commentaires pour comprendre les textes (Chartier et alii 1995, 274). La relation que le lecteur entretient avec le contenu devient beaucoup plus personnelle à tel point qu'on y verra un risque de paresse et d'hérésie. Effectivement un livre qu'on lit en réfléchissant au fur et à mesure à son sens n'est plus sujet à clarification immédiate, aux directives, condamnations ou censure d'un auditeur (Manguel 1996, 71).

II.2.3. Lecture à haute voix

Enfin la lecture à haute voix exige comme dans l'Antiquité une technique particulière et se rapproche du chant liturgique. Elle relève le plus souvent d'une pratique collective.

II.3. Pratique collective

Jusqu'à l'invention de l'imprimerie, cependant, peu de gens savent lire et la manière la plus fréquente d'accéder aux livres est d'entendre un texte récité. Dans les cours et dans les maisons bourgeoises, on lit des livres à haute voix afin de se distraire ou de s'instruire. Les parents lettrés font la lecture à leurs enfants.

Au XVIIe siècle les lectures publiques à haute voix sont très courantes. On en a un témoignage vivant dans le Don Quichotte de Cervantès. Un débat oppose le curé parti à la recherche de Don Quichotte, et qui a brûlé tous les livres de chevalerie qui lui ont dérangé l'esprit et l'aubergiste qui a accueilli Don Quichotte. L'aubergiste défend la lecture:

Dans le temps de la moisson, quantité de travailleurs viennent se réunir ici les jours de fête, et parmi eux il s'en trouve toujours un qui sait lire, et celui-là prend un de ces livres à la main et nous nous mettons plus de trente autour de lui, et nous restons à l'écouter avec tant de plaisir qu'il nous ôte plus de mille cheveux blancs.

cité par Manguel 1996, 148

Durant ces lectures très festives, tout le monde est libre d'interrompre le récit et de faire des commentaires. Ces lectures collectives ou familiales se prolongeront, sous des formes diverses jusqu'à la fin du XIXe siècle.

II.4. Pratique personnelle

Cependant parallèlement se développe la lecture personnelle. La fin du XVIIIe siècle est marquée par une véritable fureur de lire. C'est aussi un nouveau type de lecture qui suscite une considérable participation imaginaire et affective du lecteur. La Nouvelle Héloïse (1761) qui a connu pas moins de 70 éditions jusqu'en 1800 a ainsi été le plus grand best-seller de l'Ancien Régime. Mais les mêmes effets se produisent à l'étranger avec les lectures de Richardson, Klosptock ou Goethe. Comme le dit Reinhard Wittmann:

Cette forme de lecture se trouvait à la jonction entre la passion individuelle, qui isole de l'entourage et de la société, et la soif de communication à travers la lecture. Il résulta de cet immense besoin de contact avec la vie derrière la page imprimée une confiance complètement nouvelle, d'une intensité jamais atteinte auparavant et même une amitié imaginaire entre l'auteur et le lecteur, entre le producteur de littérature et son destinataire.

in Cavallo et Chartier 1997, 345

Sans doute le lecteur – et la lectrice – sont-ils physiquement isolés, mais ils ont le sentiment d'appartenir à une communauté privilégiée d'adeptes. Ce qui se constitue ainsi au XVIIIe siècle c'est un type de lecture moderne – (mais peut-être pas contemporaine si l'on admet qu'au XXe siècle on assiste à un mode de perception du livre plus distrait, sans véritable hiérarchie ni continuité entre les types de livre, et qui transpose parfois à la lecture les habitudes du zapping).

III. Des textes et des images

L'un des instruments de la participation imaginaire du lecteur, c'est l'insertion d'éléments picturaux dans les textes – insertion qui, au fil des siècles a pu prendre des formes très variées.

Je soulignerai, pour commencer, que l'apparition d'images dans les textes n'a rien de surprenant: elle découle de la spatialité et de l'icônicité de la lettre elle-même. Ou pour le dire autrement: la lettre est elle-même une sorte de dessin, dont nous avons tendance à oublier la spatialité au profit de son sens mais il suffit qu'elle soit ornée pour que nous prenions conscience de son existence graphique.

On peut distinguer trois principaux rôles de l'illustration dans les textes (Le Men in Chartier et alii 1995, 229):

Entre ces fonctions il y a cependant de multiples interférences.

III.1. Repérage

Dès le XIe siècle un certain nombre de repères visuels sont mis en place pour faciliter l'identification des unités de sens du texte. Ainsi on voit apparaître le symbole du pied-de-mouche indicatif du paragraphe (avant que le paragraphe ne soit signalé par un blanc). Mais aussi des têtes de chapitre en couleur rouge, des initiales tantôt rouges et tantôt bleues. Cette lettre initiale, au contact de motifs décoratifs venus de traditions barbares nordiques (celtiques en particulier) va devenir de plus en plus illustrative et se transformer en lettre historiée (le mot hystoire à partir du XIIIe siècle désigne la représentation d'une scène à plusieurs personnages) – c'est-à-dire en forme typographique abritant des images de plus en plus complexes et qui s'émancipent de leur simple fonction de repérage pour la doubler d'une fonction représentative. D'où la possibilité d'effets de redoublement entre texte et image, et de visualisation des scènes décrites.

De même d'autres repères textuels vont être l'occasion de visualisations. La page de titre fait son apparition vers 1480 et elle est souvent composée comme un tableau allégorique. Les culs-de-lampe qui séparent des chapitres auront plus tard de même une fonction de plus en plus icônique.

III.2. Contrepoint

L'image n'est pas toujours un redoublement de la lettre. Elle peut au contraire inverser son sens, la tourner en dérision ou parler d'autre chose. L'époque où cette fonction de contrepoint des images dans les textes s'est développée de la façon la plus spectaculaire est le XIVe siècle où l'on voit apparaître des livres d'heures (c'est-à-dire des livres de prière comprenant des psaumes, des hymnes, des prières spéciales à différents saints et un calendrier) très richement ornés. Mais cette ornementation est souvent très surprenante. Par exemple dans telle page du livre d'heure dit de Marguerite (second quart du XIVe siècle), la lectrice pouvait voir une Adoration des Mages richement peinte dans la lettre initiale D, mais cette image sainte est doublée par de curieux motifs dans les marges. En bas de la page on aperçoit trois singes parodiant les attitudes des Mages. À droite une figure à bonnet de fou grimace, à gauche un ange à tête de singe tire sur la lettre comme s'il voulait la défaire, et dans les marges de la page suivante on aperçoit des objets hétéroclites tels un chaudron et un papillon. Ainsi s'opposent mais aussi dialoguent Parole de Dieu et une fatrasie visuelle qui en est un peu comme le refoulé. (Camille 1992, 22). Ces singeries en marge des livres d'heures nous indiquent bien que si le lisible et le visible émergent d'une même source, en un point ils peuvent diverger et presque se contredire.

III.3. Visualisation

Dans l'espace du livre, même les images élaborées, et apparemment les plus illustratives entrent dans des rapports complexes avec le sens des textes.

III.3.1. L'image, aide à la lecture

Il peut s'agir tout d'abord d'images aidant à la lecture. Comme on l'a vu, dès l'Antiquité, il y a eu des livres illustrés associant le texte et l'image et destinés à des couches sociales peu instruites. En Egypte on a retrouvé des livres grecs illustrés. Ce sont des adaptations de grands textes comme les poèmes d'Homère. On peut penser qu'ils s'adressaient à des nouveaux riches, comme le Trimalcion du Satiricon de Pétrone, soucieux d'afficher la possession de livres, mais incapable d'une lecture élaborée (Cavallo in Cavallo et Chartier 1997, 99) et qui devaient s'aider des images.

Ce type de livres très illustrés pour public de lecteurs peu instruits fait songer à un type de livre qui se répandra plus de 10 siècles plus tard, à partir de 1462 et qu'on a appelé Bibliae pauperum, bibles des pauvres (sans doute abusivement car il s'agissait de livres assez chers). L'imagerie biblique est passée des fresques des églises, aux vitraux imagés des églises gothiques et enfin au livre. Il s'agit de grands livres d'images où chaque page est divisée en deux scènes ou plus – associant parfois des scènes de l'Ancien Testament et du Nouveau Testament. Le livre, posé sur un lutrin, est ouvert à la page appropriée et exposé aux fidèles. La plupart de ces fidèles sont incapables de lire les mots en caractères gothiques qui constituent une sorte de légende autour des personnages représentés.

Mais la majorité reconnaissait la plupart des personnages et des scènes, et était capable de lire dans ces images une relation entre les récits de l'Ancien Testament et du Nouveau, du simple fait de leur juxtaposition sur la page.

Manguel 1996, 130

L'image a donc ici pour rôle de faire dialoguer des textes. Il se peut aussi que ces images aient été un support de verbalisation pour le prêtre chargé du prêche et une illustration de textes bibliques lus à haute voix.

III.3.2. L'emblème

Au XVIe siècle on a vu apparaître un genre qui a tout de suite connu un immense succès et qui propose une autre relation entre textes et images, c'est le genre de l'emblème. Un emblème est une image destinée à illustrer une maxime ou une vérité morale. Il offre souvent l'apparence d'une sorte de rébus. Ici ce n'est plus, comme dans les livres d'heures, l'image qui vient brouiller le sens du texte, c'est au contraire le texte qui est la clé d'une image énigmatique.

III.3.3. L'essor de l'illustration

Le XIXe siècle connaît un essor prodigieux des techniques et du succès de l'illustration, qui coïncide avec l'intense participation imaginaire du lecteur qu'on a évoquée plus haut. Mais pour autant l'image ne s'autonomise pas totalement. L'illustration offre une interprétation visuelle des moments clés du récit. La façon dont l'image est légendée, à partir le plus souvent d'un fragment de phrase extrait du récit produit aussi des effets de sens variés, suspendant l'action et le sens dans une immobilisation dramatique ou jouant de subtils décalages entre ce qui est montré et ce qui est cité.

III.3.4. Dialogue du texte et des images

Pour conclure sur ce point, textes et images n'apparaissent jamais dans le livre comme deux ordres absolument hétérogènes et séparés. C'est précisément parce qu'ils appartiennent à des codes différents convoqués dans un même espace qu'ils dialoguent et produisent des effets de sens complexes qu'il faut apprendre à déchiffrer dans une lecture totale.

IV. Du codex à l'écran

IV.1. Le texte tabulaire

Aujourd'hui plus que jamais cette intrication des textes et des images apparaît comme une donnée essentielle de notre culture, en liaison avec l'émergence de nouveaux supports du livre. L'un des caractères absolument nouveaux du support-écran des textes informatisés, c'est qu'il est constitué d'unités élémentaires (les pixels) qui ne relèvent à proprement parler ni du signe ni de l'image. Cette ambiguïté constitutive du support a d'ailleurs un répondant dans l'apparence même du texte sur écran qui est à la fois vu comme une image et déchiffré comme un texte. De fait les textes sur écran apparaissent de plus en plus dans des configurations tabulaires où se conjuguent des messages textuels, et des messages icôniques. Certes cette structure mosaïque s'est d'abord développée sur des supports-papiers (notamment ceux de la presse écrite depuis la fin du XIXe siècle), mais elle connaît une expansion sans précédent avec les supports électroniques.

La juxtaposition sur la page d'éléments textuels et visuels a pour effet de modifier l'économie du texte, qui tend à laisser à l'image les données descriptives et référentielles pour se consacrer à l'explicitation des éléments abstraits ou des liens entre les données.

Vandendorpe 1999, 155

On remarquera surtout que de telles configurations défont la linéarité de la lecture. L'oeil peut en effet partir de n'importe quelle unité illustrative sur la page et opérer à partir d'elle de multiples trajets. On peut penser que dès lors la lecture prend une forme associative, fragmentaire et subjective, le lecteur retenant des éléments verbaux et icôniques dans une synthèse personnelle fortement teintée d'affectivité (Vandendorpe 1999,155).

IV.2. L'hypertexte

Cette forme associative qui marque la configuration de la page sur écran est aussi caractéristique du document hypertextuel au-delà de la page et même du texte. Avant d'y venir, on peut remarquer que le texte sur support informatique apparaît à la fois en défaut et en excès vis-à-vis du livre imprimé. La lecture en effet est limitée au nombre de lignes qui apparaît sur l'écran en sorte qu'on a toujours une saisie partielle du texte (ce qui nous ramènerait aux formes de lecture du volumen). Effectivement le faire défiler sur écran nous enchaîne à la linéarité du texte bien plus que cela n'autorise une appréhension synthétique. De ce point de vue le support électronique semble en régression vis-à-vis du livre imprimé, ou même du codex en général, qui peut être feuilleté très rapidement et dans lequel il est aisé de se déplacer. Mais cet inconvénient est évidemment largement compensé par la possibilité qu'offre le texte sur support électronique de se lier à d'autres textes.

Il faut rappeler que le terme hypertexte a été inventé en 1965 par Ted Nelson. Il voulait désigner par là une nouvelle forme de document sur ordinateur dans lequel chaque unité textuelle donne lieu à un accès non séquentiel (c'est-à-dire qu'on ne passe pas d'un élément textuel à un autre par simple contiguïté comme c'est le cas dans la lecture linéaire d'un texte suivi, qu'il soit soit rouleau ou sur codex). Le lecteur a le choix d'interrompre le fil de sa lecture en cliquant sur les éléments d'une liste ou sur certains mots du texte qui offrent des liens avec d'autres blocs textuels. Ce mode de parcours du texte peut d'ailleurs s'enchâsser à l'infini, de bloc textuel en bloc textuel. Le texte ainsi créé est donc doté d'une structure arborescente et non plus linéaire comme l'était le livre. Il tend à réaliser concrètement l'idéal d'une bibliothèque infinie telle qu'elle a pu être rêvée par Borgès l'une des nouvelles de ses Fictions (La bibliothèque de Babel).

IV.3. Nouvelles dimensions

Ainsi le paradoxe du support écran, c'est qu'il offre à la fois moins qu'un texte (par les contraintes spatiales de l'écran) et plus qu'une bibliothèque (par le réseau virtuellement infini des liens qu'il propose).

Nous ne devons pas méconnaître que cette structure hypertextuelle est en passe de modifier profondément les pratiques de la lecture et l'identité même de ce qu'on entend par texte. Sur le plan de la lecture, l'hypertexte introduit une dimension nouvelle d'interactivité qui fait du lecteur le créateur de son propre parcours, et quelque sorte le co-auteur de son texte. Il peut d'ailleurs garder trace de l'originalité de son parcours. Cette mutation de la fonction lecteur vers une fonction auteur est encore accentuée dans tous les cas où le lecteur peut intervenir en annotant ou réécrivant le texte qu'il est en train de lire et de composer. La souplesse du medium informatique qui accueille sans difficulté des ajouts ou des modifications textuelles en se recomposant automatiquement ouvre ainsi de nouvelles possibilités de glose.

Cependant, à la différence de la glose ancienne qui cherche à fixer le plus nettement possible le sens d'un texte dont la lettre doit demeurer immuable – parce qu'elle est révélation divine –, la glose moderne met en question l'identité même du texte. Si le texte se présente sous la forme d'un réseau ouvert de choix et de bifurcations, deux lecteurs pourront-ils affirmer qu'ils auront lu le même texte? Ce qui se trouve ainsi mis en question c'est la stabilité des significations qui découlent d'une lecture et donc aussi la possibilité de s'entendre sur les valeurs culturelles dont les textes sont porteurs.

Conclusion

C'est dans cet éclairage historique des mutations du texte et de la lecture que je voudrais situer ce cours de méthodologie de l'analyse littéraire. Il en ressort clairement, me semble-t-il, qu'apprendre à lire, pour un littéraire, c'est être attentif aux dispositifs textuels qui se sont succédé, dans leur complexité – qui est tout à la fois langagière (les textes littéraires sont des objets de sens denses et riches de significations impliquées que nous devons apprendre à repérer) et non-langagière (le texte littéraire apparaît dans un environnement esthétique et historique qui enrichit également sa signification). Les textes ne viennent pas seuls sur une scène abstraite qui serait la littérature. Ils émergent d'un monde de supports matériels, d'images, de pratiques, et de projets de sens individuels. Ce sont ces ensembles complexes que nous voudrions vous aider à déchiffrer en vous fournissant des instruments d'analyse appropriés.

Bibliographie

Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //