Méthodes et problèmes

Le journal intime

Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève

II.3. L'anti-journal de Roland Barthes

Roland Barthes est sans doute l'adversaire le plus virulent de la forme diariste, et plus généralement de l'écriture de l'intimité au quotidien:

Le journal (autobiographique) est cependant aujourd'hui discrédité. Chassé-croisé: au XVIème s., où l'on commençait à en écrire, sans répugnance, on appelait ça un diaire: diarrhée et glaire.

Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p.91

Pourtant, Roland Barthes se livre lui-même à une forme d'écriture de soi, notamment dans l'essai autographique d'où est tirée cette citation (Roland Barthes par Roland Barthes). Il s'essaie même au genre du journal intime, dans un article qu'il intitule Délibération et qu'il fait paraître dans la revue d'avant-garde Tel Quel en 1979. Gérard Genette [1981] parlera à ce propos d'un anti-journal. En effet, cette délibération met en œuvre un chassé-croisé de notations personnelles, relevant de la confidence diariste, et de réflexions critiques sur cette pratique littéraire même. En réalité, il s'agit d'un phénomène constitutif et récurrent de l'écriture intime, comme si le fait de s'adonner à l'instrospection impliquait un mouvement réflexif du journal sur lui-même, un mouvement réflexif et souvent négatif. Il n'y a pas de journal intime sans anti-journal, sans examen de ses visées et de ses défaillances: Le journal ne peut atteindre au Livre (à l'œuvre), dit Barthes, reprenant la critique de Maurice Blanchot sur l'impuissance du journal à se constituer en une œuvre littéraire.

Barthes renvoie lui-même cette écriture intimiste à un principe de plaisir, à une séduction de l'immédiateté qui serait aux antipodes des exigences de l'œuvre:

Lorsque j'écris la note (quotidienne), j'éprouve un certain plaisir: c'est simple, facile. Pas la peine de souffrir pour trouver quoi dire.

Roland Barthes, Délibération (1979), Le bruissement de la langue, 1984

Il faut donc relever ce double mouvement de l'écriture diariste: d'une part, une facilité de l'épanchement, un plaisir de l'effusion, que Barthes n'est pas sans comparer à une forme d'excrétion du sujet (diarrhée et glaire); d'autre part, une délibération critique du sujet sur lui-même, et du journal sur son propre statut littéraire.

Edition: Ambroise Barras, 2005