Méthodes et problèmes

Le journal intime

Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève

III.4. Une mutation culturelle: l'avènement de la personne privée à la fin du XVIIIème s.

L'émergence d'une individualité qui n'est ni spirituelle, ni historique, d'une individualité qui vaut pour son propre compte, est caractéristique de l'évolution du XVIIIème siècle et s'inscrit dans une culture moderne. Le siècle des Lumières voit en effet, avec l'essor de la bourgeoisie, l'avènement du droit à la propriété et de la notion de vie privée, de même que la pleine revendication des droits de l'individu, dont la Déclaration des Droits de l'Homme constitue le manifeste révolutionnaire.

Comme l'a remarqué Alain Corbin [1987], participant au recueil collectif Histoire de la vie privée, l'apparition du journal intime à la fin du XVIIIème siècle est liée à un esprit bourgeois. Elle serait orientée par une perspective économique visant à comptabiliser une existence, à promouvoir une singularité, indépendamment des autorités religieuses et politiques. Le journal procède à l'économie de soi. Il est une forme de bilan intime, un décompte des expériences qu'il s'agit de recueillir, de ne pas abandonner à la dispersion du quotidien et de l'oubli. Il y a là toute une fonction conservatoire, que l'on verra particulièrement déployée chez Amiel: le diariste est hanté par une crainte du gaspillage, de la perte. Il veut se conserver dans le secret de son intimité, retenir les moments les plus furtifs et parfois les plus futiles de son existence, ceux qui sont voués à l'éphémère et à l'oubli. Les sauver pour mémoire, comme l'écrit Gustave Roud.

Le journal vise donc un emploi du temps, il fait la somme des expériences quotidiennes, même les plus anodines, il fait l'épargne de soi. Cette perspective économique n'est pas seulement rétrospective, elle pourra être aussi prospective et permettre une projection du sujet dans l'avenir, une invention programmatique de soi, au jour le jour. La pratique du journal intime sera d'ailleurs récupérée dans un esprit bourgeois au XIXème siècle, particulièrement pour les jeunes filles auxquelles il est conseillé dans une perspective éducative, ce qui montre bien l'association de ce genre littéraire à une construction idéologique, que l'on pourrait appeler une économie de l'individu.

Mais on voit qu'au-delà de cet aspect lié à l'instauration socio-économique de l'individu dans la société post-révolutionnaire, le journal joue un rôle central dans le développement de la sensibilité subjective et dans la fondation d'une identité. Sur le plan esthétique, il représente une tentative de faire exister un moi, de l'aménager dans un contexte social et historique, dont il constitue souvent le négatif privé, le versant secret et personnel.

Edition: Ambroise Barras, 2005