Méthodes et problèmes

Le journal intime

Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève

IV.7. Un substitut de l'identité personnelle, un substitut du Livre

Toute une part du journal intime apparaît comme un substitut de l'existence, comme ce qui remplace une adhésion du sujet à son propre vécu, et comme ce qui précisément le coupe de ce vécu. Soucieux de conserver l'instant, le diariste le manque nécessairement en tant qu'instant vital. Et bien souvent, l'écriture diariste devient la compensation littéraire d'une impuissance à vivre, et la justification d'une esquive de l'existence: Ce journal est un exutoire; ma virilité s'évapore en sueur d'encre (Amiel, 13 juillet 1860). Chez cet auteur, qui porte à leur apothéose les paradoxes du genre diariste, le moi se réserve, il s'économise, se retient de vivre et se condamne lui-même à une impuissance générale – pour faire œuvre dans le journal. Nombre de carnets diaristes recensent ainsi les défaillances personnelles, anodines ou majeures, comme si le moi ne pouvait se définir que négativement, à l'aune de sa propre impossibilité à advenir. Ma vie est plate, plate, plate (Leiris, 9 juillet 1924).

De même, le journal fait souvent figure d'un substitut de l'œuvre littéraire irréalisable, d'un négatif du Livre. Les diaristes ne le deviennent souvent que dans les moments creux de la créativité littéraire, dans leurs moments de dépression, dit Leiris: certes, le journal peut être utilisé comme un laboratoire de l'œuvre projetée, comme un lieu d'ébauches fragmentaires en vue d'une recomposition ultérieure. C'est l'un des intérêts majeurs que présente le journal d'écrivain, de permettre de lire la note journalière en filigrane de l'œuvre en cours. Le journal sert donc de terrain d'exercice, de champ de manœuvres, autant pour le moi, qui se construit ou se défait à l'aune de ses expériences, que pour la figuration de l'auteur et celle de l'œuvre, dont la composition s'ébauche dans les tentatives journalières. Le journal intime est un formidable inventeur de la personne littéraire.

Mais c'est aussi l'inverse qui se produit, et qui se donne à lire chez Amiel. Là, le journal se transforme en un dépôt des tentatives avortées, il procède à l'ensevelissement des ambitions non seulement existentielles, mais aussi littéraires d'un auteur qui semble se vouer tout entier au style de la note intime. Ainsi, c'est une certaine vacuité que le journal est voué à consigner: À quoi me sert cet interminable soliloque? (24 juillet 1876 ), demande Amiel, et Gide dit de même: Quel intérêt peut-il y avoir à noter tout cela (18 novembre 1912).

Pourtant cette inutilité, ou cette gratuité de l'écriture diariste est le corollaire nécessaire du genre. Elle rouvre toujours le texte à son point de surgissement, où le moi se contemple dans sa porosité à l'instant. Et c'est peut-être cette perspective réflexive, cette tautologie dirait Leiris, qui instaure la conscience littéraire de l'œuvre diariste et qui en fait le lieu d'une poétique:

Ce qu'il y a de curieux c'est que depuis quelques jours l'unique justification de ma vie est la rédaction d'un journal de ma vie. En somme je cherche à tirer une grandeur de zéro en décrivant zéro; or, comme on ne décrit pas zéro – qui n'est pas –, ma description se borne la plupart du temps à une simple description de ma tentative pour écrire zéro. C'est une perpétuelle tautologie, un cercle vicieux donc le chiffre 0 donne une vraiment fidèle image.

On pourrait déduire de toute cela que la création poétique ne saurait être, et pour cause! qu'une création ex nihilo.

Leiris, 17 mai 1929

Edition: Ambroise Barras, 2005