Méthodes et problèmes

Le journal intime

Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève

IV.9. Auto-destination, auto-altération

Pour finir, il faut souligner la situation interlocutoire du journal. L'écriture diariste implique toujours une situation d'énonciation où la parole est adressée, ne serait-ce qu'à une autre instance de soi. L'écriture diariste, si elle veut se constituer en une œuvre littéraire, doit consentir ultimement à l'effraction du regard de l'autre sur son propre texte, à la présence d'un lecteur – à commencer par le sujet scripteur, qui se relit souvent. Mais aussi, à l'altérité d'un lecteur réel, souvent désigné explicitement par le journal. Par exemple, Leiris destine son Journal à son épouse, et réfléchit aux conséquences de cette lectrice projetée sur la modalité même du discours intime: Je sais, maintenant (et c'est à peu près entendu entre nous), que ce cahier lui est destiné, comme une sorte de testament. Que va-t-il en résulter quant à sa rédaction? (14 juillet 1940).

Le journal n'est pas un texte sans destinataire, comme le montre Rousset en posant que le diariste postule toujours un lecteur intime. À ce propos. Mireille Calle-Gruber relève toute une ritualisation de la destination intimiste, toute une mise en scène des adresses diaristes. Les journaux ont toujours un destinataire, que celui-ci soit un moi dédoublé, ou le journal lui-même en tant qu'objet (mon pauvre journal, comme le dit Amiel, O mon cahier, chez Maurice de Guérin), ou encore un destinataire imaginaire, qui représente une fiction de l'écriture (Kitty, chez Anne Frank), voire même un narrataire réel, extérieur, élu pour sa proximité avec l'auteur (mon cher C, Camille Desmoulins, l'époux de Lucile Desmoulins). Si le journal revendique une auto-destination, s'il cherche à réserver, voire à exclure sa lecture ou sa publication, il indique une nécessaire visée de l'autre. À la fois convoquée et congédiée, la destination est une partie constitutive de la figuration de soi: elle désigne ce lieu critique, cette altération nécessaire qu'effectue toute écriture de soi.

Il faut donc se défier de toute illusion d'immanence d'une parole qui serait en continuité pure avec une essence du moi: même solitaire, même intime, même sans autre interlocuteur que lui-même, le diariste est placé par l'écriture dans une position d'extériorité vis-à-vis de lui-même, position d'extériorité qu'entérine l'acte de la publication.

Edition: Ambroise Barras, 2005