Méthodes et problèmes

La perspective narrative

Jean Kaempfer & Filippo Zanghi, © 2003
Section de Français – Université de Lausanne

IV.2. Multifocalisation

La seconde manière, plus problématique, d'envisager la focalisation zéro est d'y rattacher les textes qu'on dira multifocalisés, ceux où le narrateur nous laisse accéder aux pensées conscientes ou inconscientes de plusieurs personnages. Pour Genette, ce voyage dans les consciences est une marque de l'omniscience du narrateur et relève donc de la focalisation zéro. Pour Rabatel, il n'existe pas de différence entre cette multifocalisation et la focalisation interne variable, où dans un même récit, le point de vue se déplace précisément d'un personnage à un autre (Rabatel, 136).

Examinons pourtant de près les lignes suivantes:

(8) [D]urant la visite qui avait fini par le petit dialogue que nous venons de rapporter, Leuwen avait été comme enivré par la divine pâleur et l'étonnante beauté des yeux de Bathilde (c'était un des noms de Mme de Chasteller).
[...] Pour qu'aucun ridicule ne lui manquât, même à ses propres yeux, le pauvre Leuwen, encouragé comme on vient de le voir, eut l'idée d'écrire. Il fit une fort belle lettre [...]. Une seconde lettre n'obtint pas plus de réponse que la première. Heureusement, dans la troisième il glissa par hasard [...] le mot soupçon. Ce mot fut précieux pour le parti de l'amour, qui soutenait des combats continus dans le cœur de Mme de Chasteller. Le fait est qu'au milieu des reproches cruels qu'elle s'adressait sans cesse, elle aimait Leuwen de toutes les forces de son âme.

Stendhal, Lucien Leuwen

Entre le début et la fin de l'extrait (8), le point de vue a changé, passant de Leuwen à Mme de Chasteller. On pourrait donc invoquer ici la focalisation variable. Mais ce qui prédomine dans le passage est moins cette variation elle-même que l'impression d'une information maîtrisée et organisée par le narrateur. D'une part, celui-ci semble plus au fait des sentiments des personnages que les personnages eux-mêmes. D'autre part, des interventions explicites viennent renforcer cette impression de maîtrise, en particulier celles qui renvoient à l'organisation de son récit (le petit dialogue que nous venons de rapporter, encouragé comme on vient de le voir) [La voix narrative, VI].

En somme, tandis que la focalisation interne variable a plutôt pour effet de limiter, de fragmenter l'accès au monde raconté en plusieurs points de vue différents, la focalisation zéro, même lorsqu'elle multiplie les points de vue, permet au contraire de donner le sentiment d'une vue complète sur l'histoire. Mais elle ne peut le faire que dans la mesure où elle résulte, au fond, d'une combinaison de plusieurs modalités narratives: omniscience, multifocalisation, interventions explicites du narrateur.

Edition: Ambroise Barras, 2003-2004