Méthodes et problèmes

La voix narrative

Jean Kaempfer & Filippo Zanghi, © 2003
Section de Français – Université de Lausanne

Sommaire

  1. La question de l'auteur
    1. Qui parle?
      1. Le narrateur, un rôle fictif
      2. Je est un autre
      3. Les procès littéraires
    2. L'auteur comme catégorie de l'interprétation
  2. Le site linguistique de la voix
    1. L'opposition histoire/discours chez Benveniste
      1. L'énonciation historique
      2. L'énonciation de discours
    2. La subjectivité du narrateur
  3. Le temps de la narration
    1. Narration ultérieure
    2. Narration antérieure
    3. Narration simultanée
    4. Narration intercalée
  4. La personne
    1. Définitions
    2. Les récits en je
      1. Fiction et autobiographie
      2. Autofiction
  5. Les niveaux narratifs
    1. Niveau diégétique
    2. Niveau métadiégétique
    3. Niveau extradiégétique
  6. Fonctions du narrateur
    1. Histoire
    2. Récit
    3. Narration
  7. Métalepses
    1. Versions ludiques
    2. Versions sérieuses
  8. Récits enchâssés
    1. Un phénomène de niveau
    2. Croisement du niveau et de la personne
    3. Formes et fonctions de l'enchâssement
      1. Récits encadrés
      2. Récits intercalaires

Introduction

Pour situer le problème de la voix narrative, il convient de partir des distinctions proposées par G. Genette entre l'histoire, le récit et la narration. Les énoncés narratifs prennent en charge une histoire, à savoir une intrigue et des personnages situés dans un univers spatio-temporel. Ils organisent cette histoire selon les possibles du récit, en particulier quant aux variations temporelles et quant au mode d'accès ménagé vers le monde raconté – limité ou non à un point de vue interne [La perspective narrative, I.3.1]. Mais il n'y a pas d'énoncés narratifs sans narration, sans énonciation narrative. Qui parle? Quel est le statut de la voix qui est à l'origine des récits, qui est responsable des énoncés narratifs?

Sous le terme de voix, Genette réunit une série de questions qui concernent, de manière générale, les relations et les nécessaires distinctions qu'il convient d'établir entre ces trois instances que sont l'auteur, le narrateur et le personnage. Questions de personne, d'abord: faut-il toujours distinguer entre auteur et narrateur? Que se passe-t-il lorsque le narrateur est en même temps un personnage de l'histoire qu'il raconte? Questions de niveau, ensuite: comment définir les rapports et les frontières entre le dedans et le dehors des mondes racontés? Questions de temporalité enfin, lorsqu'on mesure l'écart plus ou moins grand qui sépare le temps de l'acte narratif et le moment où l'histoire a lieu.

I. La question de l'auteur

I.1 Qui parle?

La tentation est forte d'assimiler la voix narrative à celle de l'auteur même du texte, particulièrement lorsque le je du narrateur s'interpose avec insistance entre le lecteur et l'histoire. Un tel privilège, en effet, paraît être réservé à l'auteur.

(1) Beaucoup de personnes se donnent encore aujourd'hui le ridicule de rendre un écrivain complice des sentiments qu'il attribue à ses personnages; et, s'il emploie le je, presque toutes sont tentées de le confondre avec le narrateur.

Balzac, Le Lys dans la vallée, Préface, 1836

Balzac distingue clairement le personnage, le narrateur et l'auteur. Il souligne le fait que la situation narrative d'un récit de fiction ne se ramène jamais à sa situation d'écriture (Genette 1972, 226). La nécessité de cette séparation est à la fois logique, psychologique et juridique.

I.1.1. Le narrateur, un rôle fictif

Du point de vue logique, on remarquera d'abord que Balzac ne connaît pas la pension Vauquer (Le père Goriot), ce qui n'empêche pas son narrateur de la décrire jusque dans ses moindres détails; on remarquera ensuite que George Orwell a écrit 1984 en 1948, qu'il est mort deux ans plus tard, mais que son narrateur est encore en vie après 1984, puisqu'il raconte son histoire au passé; enfin, on rappellera qu'un narrateur peut rendre compte de scènes ou de dialogues extrêmement vivants, bien qu'ils se soient déroulés dans un passé parfois très lointain. Ce pouvoir ne trouve pas sa source dans une mémoire particulièrement bonne, mais dans une faculté plus qu'humaine (Kayser, 74) – la même qui permet à tout narrateur de s'infiltrer dans la conscience d'un ou de plusieurs personnages pour en révéler le contenu au lecteur.

Il en résulte que dans l'art du récit, le narrateur n'est jamais l'auteur, [...] mais un rôle inventé et adopté par l'auteur (ibid., 71); le narrateur est lui-même un rôle fictif (Genette 1972, 226).

I.1.2. Je est un autre

Du point de vue psychologique, les écrivains ont souvent tenu à distinguer deux Moi: un Moi social, ou quotidien, et un Moi créateur.

(2) Le livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices.

Proust, Contre Sainte-Beuve

Les œuvres d'art surgissent d'un moi profond irréductible à une intention consciente; Proust souligne avec force la dimension non préméditée [...] de l'intention d'auteur (Compagnon, 3e leçon). Entre le moi créateur et le moi biographique, la rupture est patente, comme le note Paul Auster:

(3) Il y a dans ma vie une grande rupture entre moi et l'homme qui écrit les livres. Dans ma vie, je sais à peu près ce que je fais; mais, quand j'écris, je suis tout à fait perdu et je ne sais pas d'où viennent ces histoires.

Paul Auster, entretien publié dans Le Monde, 26.7.1991, cité par Adam/Revaz, 78

Mais ce sont les critiques et théoriciens de la littérature qui ont tiré toutes les conséquences de ce divorce. De manière générale, l'attitude interprétative suppose un sens réservé – suggéré ou caché – que l'interprétation se charge précisément de mettre au jour. La critique idéologique ou psychanalytique par exemple s'installe dans l'écart creusé entre le moi conscient et le sujet créateur. Ainsi, diront les uns, Balzac est un écrivain profondément républicain, et cela malgré ses déclarations royalistes. Un autre critique (Barthes) suggère pour sa part qu'Oreste amoureux d'Hermione [dans Andromaque], c'est peut-être Racine secrètement dégoûté de [sa maîtresse] la Du Parc. Sans qu'ils le sachent, les écrivains disent parfois le contraire de ce qu'ils croient penser: voilà le constat que font souvent les critiques littéraires. Comme Proust, ils sont contre Sainte-Beuve. Sainte-Beuve voulait expliquer les œuvres par la vie des auteurs; on s'accorde aujourd'hui à penser que cette entreprise est naïve.

I.1.3. Les procès littéraires

Du point de vue juridique, la distinction des deux Moi devient capitale, puisque les procès intentés à Flaubert ou à Baudelaire, entre autres, en ont précisément mis en question la validité. Le procureur Pinard a rendu le premier, pour reprendre les mots de Balzac (texte 1), complice des sentiments coupables d'Emma Bovary; contre le second, il a ignoré la frontière qui sépare le Baudelaire de l'état civil du poète des pièces condamnées. On voit ici qu'en dernière instance, les distinctions opérées par les écrivains s'inscrivent dans la revendication plus large de l'autonomie de la littérature.

I.2. L'auteur comme catégorie de l'interprétation

On peut ainsi définir trois sources du récit, aux fonctions très différentes: l'auteur biographique, l'auteur-écrivain, le narrateur. Le premier n'est pas l'objet de la narratologie. Il peut être intéressant de consulter son Journal ou sa Correspondance, de connaître ses prises de position, mais en aucun cas cette recherche ne pourra se substituer à l'analyse des textes eux-mêmes. En effet, ceux-ci ne sont pas des messages ou des déclarations émanant de l'auteur biographique, mais le résultat d'un travail esthétique complexe, celui de l'auteur-écrivain. Ce travail consiste dans la création d'un dispositif narratif d'ensemble, dont fait partie le narrateur: intrigue, personnages, thèmes, style, aussi bien que le choix d'un narrateur effacé ou particulièrement bavard, se ramènent à une stratégie, à une intention qui est celle de l'auteur pris en ce sens restreint. Certains l'appellent auteur impliqué, d'autresauteur fictif ou encorefigure textuelle de l'auteur, l'essentiel est que son intention ne soit confondue a priori ni avec les opinions de l'auteur biographique, ni avec tel ou tel jugement péremptoire du narrateur. Ainsi compris, l'auteur peut être considéré comme une sorte de point de fuite de l'interprétation, comme l'horizon dernier de la lecture et de l'analyse (Compagnon, 11e leçon).

II. Le site linguistique de la voix

La voix, c'est la façon dont se trouve impliquée dans le récit la narration elle-même (Genette 1972, 76). Mais la voix se fait parfois si discrète qu'elle peut sembler tout simplement muette. Zola par exemple pense que le romancier doit garder pour lui son émotion et affecter de disparaître complètement derrière l'histoire qu'il raconte. Or, même réduite à des traces, la voix narrative ne disparaît jamais complètement. Comment la repérer dès lors? On peut se tourner ici vers la linguistique, qui a inventorié et décrit quelques traits du langage propres à témoigner d'une telle présence.

II.1. L'opposition histoire/discours chez Benveniste

II.1.1. L'énonciation historique

Considérant les temps verbaux du français, le linguiste E. Benveniste a distingué deux systèmes, qui manifestent deux plans d'énonciation différents, [...] celui de l'histoire et celui du discours (Benveniste, 238). L'énonciation historique se caractérise par l'utilisation du passé simple, ainsi que par l'effacement du sujet de l'énonciation. On la trouve dans les récits des historiens ou dans ceux des romanciers.

(4) Après un tour de galerie, le jeune homme regarda tour à tour le ciel et sa montre, fit un geste d'impatience, entra dans un bureau de tabac, y alluma un cigare, se posa devant une glace, et jeta un regard sur son costume, un peu plus riche que ne le permettent en France les lois du goût. Il rajusta son col et son gilet de velours noir sur lequel se croisait plusieurs fois une de ces grosses chaînes d'or fabriquées à Gênes; puis, [...] il reprit sa promenade sans se laisser distraire par les oeillades bourgeoises qu'il recevait.

Balzac, Gambara, cité et souligné par Benveniste

En (4), le texte est régi par le couple passé simple/imparfait, qui fait se dérouler le récit comme naturellement. Il ne semble pas y avoir de traces du locuteur dans l'énoncé. Apparemment, ce paragraphe est dépourvu de narrateur et les événements semblent se raconter eux-mêmes. (Benveniste, 241)

II.1.2. L'énonciation de discours

À l'inverse, l'énonciation de discours proscrit l'utilisation du passé simple et laisse toujours apparaître dans l'énoncé les traces de son énonciation. Il s'agit notamment des marques de la première et de la deuxième personne (je/tu), de certains adverbes spatio-temporels (ici/maintenant), des pronoms possessifs et démonstratifs, des verbes au présent, etc. Toutes ces expressions sont dites déictiques parce qu'elles ne peuvent être interprétées que si l'on remonte de l'énoncé à la situation d'énonciation (deixis), c'est-à-dire à la personne du locuteur, comme à l'espace et au temps qui lui sont contemporains. On ne peut pas comprendre l'énoncé je pars demain indépendamment de celui qui dit je et du moment où il le dit.

Or, le discours n'est pas le propre de l'oral. Il apparaît également dans le récit écrit. Il est là dès que le narrateur rapporte la parole des personnages, mais aussi quand il commente les événements. Ainsi, en (4), dans un peu plus riche que ne le permettent en France les lois du goût, un jugement sociologique normatif est proposé. C'est le présent qui signale cette intrusion du narrateur. Moins nettement, dans une de ces grosses chaînes d'or fabriquées à Gênes, le démonstratif renvoie lui aussi à la situation de celui qui parle, en l'occurrence à un monde d'objets supposé connu du lecteur.

II.2. La subjectivité du narrateur

Les expressions déictiques permettent de délimiter un site linguistique de la voix, c'est-à-dire de repérer la présence du narrateur, et ce même lorsque celui-ci cherche à s'effacer le plus possible, comme chez les romanciers réalistes.

Mais il existe aussi d'autres indices de cette présence. Par exemple, dans le simple fait qu'il est raconté au passé, un épisode est posé comme antérieur à l'acte de parole qui le produit et qui par là même s'en distingue. En outre, certaines modalités – modalités d'énonciation comme l'interrogation et l'exclamation, ou modalités d'énoncé comme les adjectifs appréciatifs – lorsqu'elles ne peuvent pas être attribuées à un personnage, sont souvent des renvois implicites à la subjectivité du narrateur. L'usage de l'italique peut jouer un rôle comparable. Enfin, cette subjectivité se fait jour quand, malgré un évident souci d'impartialité, une certaine unité de ton se dégage de la lecture d'un récit. L'ironie peut y contribuer, mais aussi la tonalité affective ou normative émergeant d'un réseau de comparaisons et de métaphores.

III. Le temps de la narration

La narration fait donc partie de la fiction. On peut l'y retrouver grâce à certains de ses traits linguistiques. Examinons maintenant les rapports qui peuvent s'établir entre narration et histoire, en réservant pour plus tard l'examen des relations narration-récit.

La narration entretient des relations pertinentes avec l'histoire du point de vue temporel et du point de vue de la personne.

Du point de vue temporel, on s'interrogera sur le rapport chronologique qui s'établit entre l'acte narratif et les événements rapportés. Genette distingue la narration ultérieure, qui est la plus courante, la narration antérieure, qui correspond au récit prédictif, la narration simultanée, qu'on trouve par exemple dans le reportage sportif, et la narration intercalée, où plusieurs actes narratifs sont intercalés entre les événements, comme dans le roman épistolaire ou le journal intime (Genette 1972, 229).

III.1. Narration ultérieure

Dans la majorité des récits, on raconte au passé. Ce recours au passé est tellement fréquent qu'on a pu mettre en doute sa valeur temporelle et le considérer uniquement comme un indice de fictionalité [La fiction, V.1.3]. Cependant, bien que la distance temporelle séparant l'acte narratif et l'histoire soit rarement précisée, l'histoire est souvent – directement ou indirectement – située dans le passé. Il suffit pour cela de la mention d'une date, de l'annonce, dans le cours du récit, d'événements à venir, ou encore d'un épilogue au présent.

Parfois, à la fin d'un récit, le temps de l'histoire rejoint celui de la narration, en particulier lorsque le narrateur fait partie de l'histoire. Par exemple, Gil Blas, après avoir raconté sa vie et ses aventures sur près de 800 pages, conclut son récit par un bref sommaire ouvert sur le futur:

(5) Il y a déjà trois ans, ami lecteur, que je mène une vie délicieuse avec des personnes si chères. Pour comble de satisfaction, le ciel a daigné m'accorder deux enfants, dont l'éducation va devenir l'amusement de mes vieux jours et dont je crois pieusement être le père.

Le Sage, Gil Blas de Santillane

III.2. Narration antérieure

L'antériorité du point de narration par rapport à l'histoire est un cas rare. Il ne faut pas le confondre avec les récits de science-fiction, où le moment fictif de la narration est presque toujours postérieur à l'histoire racontée. Ce cas correspond plutôt au récit prédictif au futur ou au présent (prophéties, visions), quoique, là encore, le fait même de raconter l'avenir implique qu'il soit traité comme s'il était déjà advenu (Schaeffer, 274).

III.3. Narration simultanée

En narration simultanée, conduite au présent, le temps de l'histoire paraît coïncider avec celui de la narration. Dans le registre des récits factuels, on peut songer au reportage sportif. Dans le cas des fictions, il en résulte ce paradoxe que, même si le narrateur est absent de l'histoire qu'il raconte, il semble présent quelque part dans l'univers représenté (Genette 1983, 55). L'effet se rapproche de celui de la focalisation externe [La perspective narrative, III.1]. Dans un récit à la première personne, les choses sont encore plus complexes. Comment concevoir en effet de vivre et de se raconter en même temps? La question mérite d'autant plus d'être posée qu'une part grandissante de la production romanesque contemporaine propose des récits en je, entièrement menés au présent. Sur cette déviance de la narration simultanée, voir Cohn (2001), chap. VI.

III.4. Narration intercalée

Dans le roman par lettres, les épistoliers sont autant de narrateurs. L'histoire y est ainsi racontée avec un point de narration mobile. C'est également le cas dans les diverses formes du journal intime ou des Mémoires. L'intérêt réside ici dans le jeu qui peut s'instaurer entre le temps de l'histoire et celui de la narration.

Dans L'Emploi du temps de Butor, par exemple, un employé de bureau décide, sept mois après son arrivée en Angleterre, de raconter son séjour depuis le début et en suivant un ordre chronologique. Au deuxième mois de la rédaction, il sent que certains événements présents veulent être racontés sans attendre leur tour; il commence alors à tenir un journal tout en poursuivant la rédaction de ses Mémoires; ceux-ci le mèneront bientôt au mois où il avait commencé à les écrire; il se relit et s'aperçoit que les événements survenus depuis lors demandent une réinterprétation du passé rédigé. Le livre présente ainsi une sorte de tresse temporelle où se croisent l'activité mémorialiste, diariste et interprétative, et qui rend compte de la construction d'un sujet dans la complexité de son expérience du temps.

IV. La personne

La relation entre narration et histoire est déterminante encore pour définir la catégorie de la personne.

IV.1. Définitions

La question de la personne est parfois réduite à sa dimension grammaticale. On parle ainsi de récits à la première ou à la troisième personne. Or, ce critère est insuffisant. En effet, si un narrateur intervient au cours d'un récit, il ne peut s'exprimer qu'à la première personne. La question est donc plutôt de savoir si ce narrateur est ou n'est pas un personnage de l'histoire.

Le narrateur est homodiégétique lorsqu'il est présent comme personnage dans l'histoire qu'il raconte. Dans ce cas, s'il n'est pas un simple témoin des événements, mais le héros de son récit, il peut aussi être appelé narrateur autodiégétique.

En revanche, le narrateur hétérodiégétique est absent comme personnage de l'histoire qu'il raconte, même s'il peut y faire des intrusions – comme narrateur.

En général, le choix de la personne est définitif. Dans Madame Bovary, on assiste pourtant à une mutation du narrateur en cours de récit. Homodiégétique dans les premières pages (Nous étions à l'Étude...), il disparaît rapidement, devient ainsi hétérodiégétique, pour réapparaître in extremis dans les dernières lignes du roman, qui sont au présent.

IV.2. Les récits en je

Dans les récits homodiégétiques, les relations d'identité entre l'auteur, le narrateur et le personnage doivent être clarifiées. Elles sont en effet déterminantes pour distinguer, entre autres, le roman de l'autobiographie.

IV.2.1. Fiction et autobiographie

D'un point de vue narratologique, rien ne permet de faire la différence entre un récit de fiction à la première personne et un récit autobiographique, dans la mesure où le premier est une simulation délibérée et artificielle du second (Cohn, 53). Leur différence ne tient qu'au statut de celui qui dit je. Dans une autobiographie, je est un locuteur réel. Il est reconnu comme tel grâce à un pacte autobiographique (Lejeune) qui assure, sur la couverture ou au début du texte, l'identité de l'auteur, du narrateur et du personnage. Cette identité est celle du nom propre.

Dans la fiction, le pacte autobiographique (simulé) se double d'un pacte fictionnel qui consiste précisément à changer de nom. Quand on lit sur la page de titre: Thomas Mann, Les Confessions du chevalier d'industrie Felix Krull, on sait qu'il s'agit bien d'un roman. Le titre de Mann [...] présente [...] l'indice essentiel de la fiction en régime de première personne: la création d'un locuteur imaginaire. Tant que ce locuteur est nommé, dans l'appareil titulaire ou dans le texte, et tant qu'il porte un nom différent de celui de l'auteur, le lecteur sait qu'il n'est pas supposé prendre ce discours pour un énoncé de réalité. (Cohn, 55)

IV.2.2. Autofiction

Il arrive néanmoins que le héros d'un roman déclaré tel [ait] le même nom que l'auteur (Lejeune, 31). Ce phénomène a donné naissance à un nouveau genre controversé: l'autofiction.

L'autofiction cumule deux pactes en principe incompatibles. C'est un récit fondé, comme l'autobiographie, sur l'identité nominale de l'auteur, du narrateur et du personnage, mais qui se réclame par ailleurs de la fiction, du genre romanesque. Pour Serge Doubrovsky, qui a baptisé ce nouveau genre, l'autofiction est une fiction, d'événements et de faits strictement réels. La fiction devient ici l'outil affiché d'une quête identitaire. L'autofiction est-elle une autobiographie déniaisée des illusions de la sincérité, ou avachie au contraire dans les facilités du romanesque? La question reste ouverte...

V. Les niveaux narratifs

La question de la personne concerne la relation du narrateur et du personnage. Il s'agit seulement de savoir si un narrateur est ou n'est pas un personnage de l'histoire qu'il raconte. Cette question ne doit pas être confondue avec celle des niveaux narratifs. La notion de niveau désigne la frontière, invisible mais en principe totalement étanche, qui sépare l'univers du raconté et celui du racontant. En effet, dès le moment où quelqu'un raconte une histoire, qu'il en fasse ou non partie à titre de personnage, il institue un univers en propre dont il est par définition exclu en tant que narrateur. Celui qui narre n'est pas au même niveau que les objets ou les acteurs qui peuplent son récit. Il y a virtuellement dans tout récit trois niveaux narratifs. Leur distinction permettra d'envisager d'autres types de rapport entre la narration, l'histoire et le récit.

V.1. Niveau diégétique

Considérons l'exemple suivant:

(6) C'était par un beau jour d'automne que M. de Rênal se promenait sur le Cours de la Fidélité, donnant le bras à sa femme. Tout en écoutant son mari qui parlait d'un air grave, l'oeil de madame de Rênal suivait avec inquiétude les mouvements de trois petits garçons. [...]
– Il pourrait bien s'en repentir, ce beau monsieur de Paris, disait M. de Rênal d'un air offensé, et la joue plus pâle encore qu'à l'ordinaire. Je ne suis pas sans avoir quelques amis au Château...
Mais, quoique je veuille vous parler de la province pendant deux cents pages, je n'aurai pas la barbarie de vous faire subir la longueur et les ménagements savants d'un dialogue de province.

Stendhal, Le Rouge et le noir

Dans les premières lignes de (6), le narrateur est en retrait. Il se borne à exercer sa fonction première, celle de narrer, de présenter une histoire, c'est-à-dire des personnages qui évoluent dans un univers séparé, avec un temps (le passé) et un lieu propres. On baptisera diégèse cet univers. Nous nous trouvons donc au niveau diégétique ou intradiégétique, puisque nous sommes à l'intérieur de la diégèse, de plain-pied avec les personnages.

V.2. Niveau métadiégétique

Quelques lignes plus loin, le narrateur donne la parole à M. de Rênal; ce faisant, il renonce virtuellement à son statut de narrateur pour le déléguer à l'un de ses personnages. On pourrait très bien imaginer, en effet, que M. de Rênal se mette à faire le récit de ses déboires avec ce beau monsieur de Paris, produisant ainsi un récit second qui serait enchâssé dans le récit premier [VIII. Récits enchâssés]. Nous accéderions à un niveau métadiégétique.

Notons au passage que, dès lors, il faudrait distinguer trois M. de Rênal: ceux du niveau intradiégétique (Rênal personnage du récit premier et narrateur du récit second) et celui du niveau métadiégétique (Rênal personnage du récit second).

V.3. Niveau extradiégétique

Mais en l'occurrence, sous prétexte d'épargner son lecteur, le narrateur coupe la parole à son personnage. Il ne se contente plus de narrer, il ouvre dans le texte un autre univers, celui d'un conteur parisien ne partageant pas les préjugés de la province. Il est ici à son degré de présence maximale, ce dont témoignent différents déictiques – marques de la personne (je, vous), présent (du subjonctif) et futur – ainsi que le ton manifestement ironique du propos (emploi du terme barbarie, ménagements savants en italique). Ici, nous accédons au niveau extradiégétique, celui d'où un narrateur peut à tout moment commenter ou juger ce qui fait l'objet de sa narration.

Dans notre exemple, ce niveau est occupé par un narrateur hétérodiégétique. Mais un narrateur homodiégétique pourrait l'occuper aussi bien.

(7) Or (comme je ne savais pas alors l'influence que cette famille devait avoir sur ma vie) ce propos aurait dû me paraître oiseux, mais il me causa une vive souffrance.

Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs

Dans ce passage, le je-narrateur ne se contente pas de rapporter la souffrance du je-personnage; il intervient dans le texte en personne; ce qu'il sait aujourd'hui lui permet de porter un jugement critique sur le caractère inapproprié de cette souffrance.

Extra-, intra-, métadiégétique: voilà les trois niveaux susceptibles d'héberger des univers narratifs. Dans la suite du chapitre, nous étudierons l'interaction de ces différents niveaux et les effets spécifiques qu'on peut obtenir de leur intrication.

VI. Fonctions du narrateur

Le niveau extradiégétique correspond à la position standard du narrateur. Depuis cette position, le narrateur exerce sa fonction essentielle, la fonction narrative. Il narre, il produit un récit qui est la mise en forme d'une histoire. Mais il lui arrive aussi d'interrompre son récit pour lui apporter un commentaire. Ces interventions (ou intrusions) de narrateur correspondent à une nouvelle fonction, la fonction commentative, qui connaît plusieurs modalités, selon que le commentaire porte sur l'histoire, le récit ou la narration elle-même.

VI.1. Histoire

Le narrateur peut ainsi commenter son histoire pour indique[r] la source d'où il tient son information, ou le degré de précision de ses propres souvenirs, ou les sentiments qu'éveille en lui tel épisode; on a là quelque chose qui pourrait être nommé fonction testimoniale, ou d'attestation (Genette 1972, 262). Il peut aller plus loin et se mettre à expliquer ou à justifier telle action, exerçant alors une fonction idéologique, qui oriente la signification générale du récit. Cette fonction est parfois déléguée à certains personnages.

VI.2. Récit

Le narrateur peut aussi se référer non plus à l'histoire, mais au récit, au texte narratif proprement dit (ainsi, en (6), l'allusion aux deux cents pages du roman) afin d'en présenter une articulation, d'en clarifier l'organisation générale, ou encore pour proposer des commentaires d'ordre esthétique. Il exerce là une fonction de régie.

VI.3. Narration

Enfin, il peut arriver que le narrateur ne soit tourné ni vers son histoire, ni vers le récit, mais vers la situation narrative elle-même, lorsqu'il s'adresse à quelqu'un. En (5), le pronom vous renvoie à la figure d'un narrataire, qu'on pourrait considérer comme une figure textuelle du lecteur, sur le modèle des distinctions établies à propos de l'auteur [I.2]. Ce souci du public fait que le narrateur privilégie sa fonction de communication.

VII. Métalepses

Dans les cas qui précèdent, l'étanchéité des frontières entre niveaux est parfaitement respectée. Mais il existe des cas particuliers où ces frontières deviennent poreuses. Au cinéma, il suffit de penser à l'éventualité qu'un personnage traverse l'écran pour rejoindre les spectateurs. La fiction peut aussi produire ce genre d'effets. Quand la frontière est franchie, on a affaire à une métalepse narrative. Sa définition générale est la suivante: toute intrusion du narrateur ou du narrataire extradiégétique dans l'univers diégétique (ou de personnages diégétiques dans un univers métadiégétique, etc.), ou inversement (Genette 1972, 244). Fondée sur une impossibilité logique (on ne peut être à la fois dans le film et dans la salle...) la métalepse est toujours ressentie comme une infraction. La fonction de cette infraction peut être ludique ou sérieuse.

VII.1. Versions ludiques

La métalepse institue un monde où la séparation étanche entre univers de niveaux différents n'existe pas. Elle manifeste avec éclat que la fiction n'est pas soumise au principe de réalité. Ainsi Queneau crée dans Les Fleurs bleues deux personnages qui tout à la fois existent et n'existent pas, puisque chacun d'eux est présenté comme un rêve fait par l'autre. La métalepse provoque à coup sûr la surprise du lecteur; multipliant les paradoxes, elle fait exister, pour le plaisir, un monde de liberté et de fantaisie.

VII.2. Versions sérieuses

C'est principalement la littérature fantastique qui fait un usage sérieux de la métalepse: Dans le fantastique, le surnaturel apparaît comme une rupture de la cohérence universelle – à l'inverse du merveilleux, qui s'ajoute au monde réel sans lui porter atteinte [...] (Roger Caillois, article Fantastique, Encyclopaedia Universalis). Aussi le fantastique recourt-il volontiers aux effets de la métalepse. Les mystérieux phénomènes que décrivent les nouvelles de Lovecraft, par exemple – retour monstrueux des Anciens, de Cthulhu – sont-ils le fait d'une imagination malade ou sont-ils réels? Rien ne permet de trancher. Le flou de la frontière est ici exploité pour inquiéter le lecteur.

VIII. Récits enchâssés

Nous avons examiné jusqu'ici divers aspects des relations entre les niveaux extra- et (intra)diégétique. Il nous reste à envisager les phénomènes d'enchâssement, qui ont lieu à la frontière des niveaux diégétique et du métadiégétique.

VIII.1. Un phénomène de niveau

Il peut arriver que le personnage d'un récit se mette lui-même à faire un récit. Il devient dès lors le narrateur d'un récit second qui est enchâssé dans le récit premier. Les termes premier et second ne préjugent en rien de l'importance relative des deux récits; souvent, le récit second est quantitativement plus important que le récit premier. Ils permettent simplement de distinguer deux niveaux narratifs, puisque le personnage qui prend la parole au niveau diégétique (récit premier), du fait qu'il devient un narrateur, ouvre un nouvel univers, une nouvelle diégèse, et nous fait donc accéder à un niveau métadiégétique (récit second) [V.2].

VIII.2. Croisement du niveau et de la personne

On confond parfois les distinctions de niveau et les relations de personne. Or, les préfixes extra- et hétéro-, d'un côté, intra- et homo-, de l'autre, ne sont pas interchangeables. Autrement dit, un narrateur extradiégétique n'est pas forcément hétérodiégétique et un narrateur intradiégétique, c'est-à-dire un narrateur second, n'est pas forcément homodiégétique. Dans l'Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, par exemple, le Marquis de Renoncourt est extradiégétique, comme narrateur du récit premier, mais aussi homodiégétique, puisqu'il figure dans son récit à titre de personnage. Dans Les Mille et Une Nuits, Schéhérazade est une narratrice intradiégétique parce qu'elle est déjà, avant d'ouvrir la bouche, personnage dans un récit qui n'est pas le sien; mais puisqu'elle ne raconte pas sa propre histoire, elle est en même temps narratrice hétérodiégétique (Genette 1983, 56).

VIII.3. Formes et fonctions de l'enchâssement

Les divers types de récits enchâssés peuvent être regroupés en deux grandes formes. La première forme est celle des récits encadrés, dans lesquels le récit second occupe l'essentiel du texte. La deuxième forme est celle des récits intercalaires. On parlera de récit intercalaire quand un ou plusieurs récits sont enchâssés sans que l'un d'entre eux ne prédomine, ou alors quand un ou plusieurs récits sont enchâssés à l'intérieur d'un récit premier qui reste dominant.

VIII.3.1. Récits encadrés

Il s'agit des cas où le récit enchâssant, ou récit premier, n'est là que pour servir de cadre au récit enchâssé; le récit-cadre s'efface devant le récit encadré, qui occupe (quantitativement) la place dominante. Ces récits se différencient selon la fonction dévolue au récit-cadre.

Lorsque le récit-cadre sert à mettre en place les conditions (matérielles et psychologiques) d'une réception confortable, on dira qu'il a une fonction phatique. Ainsi, Balzac ou Maupassant mettent-ils parfois en scène, dans un bref prologue, des causeurs brillants et spirituels, qui ne tardent guère à se muer en narrateurs; leurs récits, sollicités par un auditoire attentif, sont ainsi mis en valeur.

Le récit-cadre peut aussi avoir une fonction plus importante, une fonction évaluative, lorsque le narrataire intradiégétique – à savoir le (ou les) auditeur(s) du récit enchâssé à qui l'on s'adresse au niveau du récit-cadre – apporte un commentaire à l'histoire qui vient d'être racontée, ce qui a (ou devrait avoir...) pour effet d'orienter l'interprétation du narrataire extradiégétique, c'est-à-dire le lecteur.

Par exemple, dans René, Chateaubriand a situé le récit métadiégétique du héros dans un contexte de condamnation morale. René, après avoir raconté sa vie, est jugé sévèrement par un de ses auditeurs, qui lui reproche son endurcissement dans la mélancolie.

VIII.3.2. Récits intercalaires

Dans cette catégorie, on rangera les cas où un récit enchâssant dominant accueille un (ou plusieurs) méta-récits. Ici, les fonctions à prendre en considération sont celles des récits enchâssés eux-mêmes. Elles sont déterminées par le type de relation qu'ils entretiennent avec le récit premier (Genette 1972, 242-243).

Lorsque la relation est causale, on a affaire à une fonction explicative. Tel est le cas par exemple, dans le Roman comique de Scarron, des méta-récits autobiographiques des personnages principaux: ils permettent à leur entourage de connaître les circonstances qui les ont conduits à leur situation actuelle.

Lorsque la relation est thématique, on a affaire à une fonction de contraste ou d'analogie. Dans Le Roman comique toujours, il arrive aux personnages, lors des veillées, de raconter à leur entourage des nouvelles espagnoles relatant des hauts faits amoureux et militaires. Ces nouvelles établissent un contraste vif et significatif avec les amours vulgaires et les scènes de bagarre évoquées dans le récit premier.

Conclusion

La voix narrative n'est pas la voix de l'auteur. Elle est créée par l'auteur, au même titre que l'intrigue. Elle peut se borner à énoncer les phrases du récit. Elle peut aussi commenter, juger, ou déléguer sa fonction à un acteur de la diégèse. Toujours, elle est repérable grâce aux expressions déictiques ou aux marques de la subjectivité.

Par ailleurs, la voix englobe toutes sortes de relations entre la narration, l'histoire et le récit (de temps, de personne, de niveaux). La diversité de ces relations explique la diversité des récits. Toutefois, les notions présentées ici ne sont que des outils d'analyse. [L]es catégories narratologiques distinguent des techniques du récit plutôt que des classes de textes. (Schaeffer, 726) Ceux-ci ne se laissent jamais appréhender docilement. Ils relèvent toujours du mélange. Autrement dit, ils sont complexes.

Bibliographie

Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //