La psychologie et les valeurs religieuses. Sainte-Croix 1922 (1923) a b

Mesdames et Messieurs, chers camarades,

Dans la pensĂ©e de ceux qui ont choisi ce sujet pour les confĂ©rences de Sainte-Croix, le problĂšme de la psychologie et des valeurs religieuses doit ĂȘtre conçu comme un cas particulier du grand problĂšme de la science et de la religion, qui a si fort passionnĂ© les esprits, en particulier dans les quinze ou vingt annĂ©es prĂ©cĂ©dant la guerre.

Dans ses grandes lignes, le problĂšme de la science et de la religion peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme rĂ©solu, grĂące surtout aux efforts convergents des philosophies de Boutroux, de Höffding et du pragmatisme de W. James et de Flournoy. Avec des nuances particuliĂšres, qu’il est inutile de vouloir prĂ©ciser ici, ces philosophies ont montrĂ© que si, comme systĂšmes d’explication, la science et la religion pouvaient entrer en rivalitĂ© et en conflit, et cela toujours aux dĂ©pens de l’explication mĂ©taphysique donnĂ©e par la religion, il Ă©tait cependant possible de trouver entre l’esprit scientifique et l’esprit religieux une rĂ©partition des tĂąches qui Ă©viterait toute compĂ©tition. Cette rĂ©partition des tĂąches comporte une certaine limitation rĂ©ciproque. La science doit s’interdire Ă  elle-mĂȘme toute conclusion dĂ©passant le domaine expĂ©rimental pour entrer dans le domaine mĂ©taphysique. La religion se doit, d’autre part, d’ĂȘtre non plus un systĂšme d’explication ou un systĂšme intellectuel de croyances, comme Ă©tait la thĂ©ologie classique, mais une « vie », qui affirme et garantit l’existence des valeurs spirituelles. Ces valeurs sont affirmĂ©es en tant que valeurs, c’est-Ă -dire en tant qu’unitĂ©s de dĂ©cision et de rĂ©alisation vivantes, pour ainsi dire, et non en tant qu’unitĂ©s d’intelligence et de savoir. À ce prix, science et religion, s’interdisent en somme, toute explication derniĂšre des choses, l’une parce que son domaine est la connaissance expĂ©rimentale seulement, l’autre, parce que son domaine est l’action et cette connaissance spĂ©ciale qu’est la connaissance des valeurs, connaissance beaucoup plus liĂ©e Ă  la raison pratique qu’à l’explication proprement dite.

AssurĂ©ment, la religion porte des affirmations mĂ©taphysiques, lorsqu’elle affirme que les valeurs spirituelles, la bontĂ©, le sacrifice et toutes les valeurs de l’action, trouvent leur garantie dans une valeur absolue qui est Dieu, mais ces affirmations sont d’une nature spĂ©ciale. Elles ne sont pas ontologiques ou rĂ©alistes, en ce sens qu’elles ne cherchent pas Ă  expliquer ce qu’est Dieu, ou l’univers, ni comment agit Dieu dans l’univers ; elles sont critiques, en ce sens qu’elles reconnaissent l’incompĂ©tence du jugement de valeur Ă  trancher ces problĂšmes. Mais, prĂ©cisĂ©ment parce que critiques, elles dĂ©gagent l’élĂ©ment irrĂ©ductible qui est dans la notion de valeur et elles dĂ©clarent que la hiĂ©rarchie des valeurs doit trouver sa justification dans l’ordre dernier des choses. Si nous ne connaissons pas cet ordre dernier des choses, nous croyons donc nĂ©anmoins que l’ordre des valeurs s’y trouve garanti : c’est ce qui nous permet de parler d’un Dieu en tant que valeur absolue, et de vivre religieusement.

Une telle solution a gagnĂ© la majeure partie des esprits, parce qu’elle correspondait aux tendances profondes qui, de plus en plus, se sont fait jour dans la pensĂ©e scientifique et la pensĂ©e religieuse contemporaines. Aussi peut-on admettre aujourd’hui que le problĂšme de la science et de la religion est rĂ©solu dans les grandes lignes.

Il importe nĂ©anmoins de faire de sĂ©rieuses rĂ©serves quant Ă  l’application de ces formules, qui sont, malgrĂ© tout, Ă©lastiques. D’abord cette remarque que chaque gĂ©nĂ©ration a besoin de rĂ©adapter pour son compte les solutions qui lui sont transmises toutes faites par les gĂ©nĂ©rations prĂ©cĂ©dentes. À cet Ă©gard, que l’on ait tenu Ă  discuter Ă  nouveau, Ă  Sainte-Croix, un problĂšme qui semblait rebattu, dans les gĂ©nĂ©rations immĂ©diatement prĂ©cĂ©dentes, c’est lĂ  un symptĂŽme trĂšs significatif. La raison, Ă  vrai dire, en est simple. La science a pour domaine la connaissance expĂ©rimentale, nous affirme-t-on, mais oĂč s’arrĂȘte la connaissance expĂ©rimentale ? Il est beaucoup plus facile de le prĂ©ciser en droit qu’en fait. Dans les sciences un peu neuves, chaque spĂ©cialiste a de ce concept une dĂ©finition Ă  lui. En psychologie par exemple, certains esprits ne voient de science possible qu’avec des appareils et une table de logarithmes, d’autres Ă©tendent leurs investigations Ă  tous les domaines qui paraissaient ressortir Ă  la philosophie et Ă  la logique, et dans lesquels naturellement, l’expĂ©rience devient la simple observation objective, c’est-Ă -dire susceptible d’ĂȘtre contrĂŽlĂ©e par tous les observateurs. La personnalitĂ©, le mĂ©canisme du raisonnement, le sentiment religieux, donnent ainsi lieu Ă  des travaux d’ordre non plus seulement descriptifs, comme Ă©taient les premiĂšres recherches de W. James, mais toujours plus explicatifs, tendant Ă  dĂ©couvrir avec Flournoy, avec la psychanalyse, etc., la raison et le dynamisme des faits observĂ©s.

D’autre part, la religion est une vie, nous dit-on. Dieu doit ĂȘtre affirmĂ© en tant seulement que garantie des valeurs. Peu importe le mĂ©canisme de son action sur l’ñme humaine : il ne nous sera jamais connu, puisque toute observation psychologique revient forcĂ©ment Ă  la science qui exclut par principe la transcendance mĂ©taphysique. Contentons-nous donc de porter sur nos Ă©tats religieux des jugements de valeurs, qui, eux et eux seuls, trouvent leur garantie. Mais combien difficile est-il de dĂ©finir une fois pour toutes ce qu’on entend par ces mots ! À vrai dire, chaque gĂ©nĂ©ration leur donne un contenu lĂ©gĂšrement diffĂ©rent, aussi n’est-il pas Ă©tonnant que le problĂšme se pose incessamment Ă  nouveau aux esprits qui cherchent.

Une seconde raison tend Ă  faire de la solution indiquĂ©e une solution de premiĂšre approximation seulement. Tandis que Boutroux lui-mĂȘme cherchait Ă  concilier la science et la religion, il mettait dans ses travaux l’accent sur un caractĂšre des sciences qui, s’il n’a pas toute la portĂ©e que lui attribuait le philosophe, garde nĂ©anmoins une part de vĂ©ritĂ©, c’est l’indĂ©pendance relative des sciences les unes par rapport aux autres. Sans doute la psychologie a pour idĂ©al d’ĂȘtre biologique, la biologie d’ĂȘtre chimico-physique et la physique d’ĂȘtre purement mĂ©canique. Mais il reste en chacun de ces domaines scientifiques, un Ă©lĂ©ment original et irrĂ©ductible qui, lorsqu’on veut le ramener au domaine de la science immĂ©diatement infĂ©rieure, c’est-Ă -dire plus simple, complique ce domaine et modifie la science correspondante de fond en comble. C’est ainsi que depuis Einstein, la rĂ©duction s’est trouvĂ©e possible de la gravitation Ă  la gĂ©omĂ©trie. Mais c’est au prix d’une complication formidable de celle-ci, qui est devenue dĂ©pendante de la mĂ©canique elle-mĂȘme.

En ce qui concerne notre problĂšme, on ne peut donc plus parler de la science et de la religion, mais des sciences et de la religion ; car chaque jour on s’expose Ă  voir surgir une discipline nouvelle, qui aura ses mĂ©thodes originales et son objet plus ou moins irrĂ©ductible. Dans chacun de ces cas, il faudra dĂ©finir ce qu’on entend par mĂ©thode expĂ©rimentale, et les limites qu’on entend respecter entre ces mĂ©thodes et le domaine des jugements de valeur inhĂ©rents Ă  l’esprit religieux. À cet Ă©gard la gĂ©ologie ne risque plus d’entrer en compĂ©tition avec la religion comme du temps oĂč l’on voulait sauver la chronologie de la GenĂšse, la physique et la biologie elle-mĂȘme semblent hors de tout voisinage avec les postulats de la foi. Mais, sur le terrain psychologique, les positions sont toujours Ă  prĂ©ciser, les dĂ©finitions toujours Ă  remanier. Chaque nouvelle annĂ©e peut introduire des Ă©lĂ©ments imprĂ©vus dans le problĂšme.

Aussi croyons-nous que ce n’est pas faire injure Ă  la grande mĂ©moire de Flournoy, si extraordinairement vivante, en particulier aux confĂ©rences de Sainte-Croix, que de discuter Ă  nouveau des rapports entre la psychologie et les valeurs religieuses, c’est-Ă -dire d’un problĂšme qu’il a posĂ© avec tant de clartĂ© et de bonne foi, et dont il a donnĂ© la solution avec tant de profondeur. En abordant Ă  nouveau cette question, nous n’oublierons en aucune façon que nous parlons d’un problĂšme rĂ©solu, et rĂ©solu de maniĂšre Ă  nous satisfaire. Nous nous efforcerons, au contraire, de rendre le meilleur hommage que l’on puisse rendre Ă  une solution, c’est-Ă -dire de l’appliquer Ă  des conditions nouvelles et d’en interprĂ©ter l’esprit dans la mesure oĂč ces conditions nĂ©cessitent une interprĂ©tation.

I

Quittons maintenant les gĂ©nĂ©ralitĂ©s et cherchons un exemple oĂč la solution de Flournoy se puisse Ă©prouver. Nous venons de voir que cette solution consistait Ă  limiter la science Ă  la connaissance expĂ©rimentale et Ă  limiter la foi Ă  l’exercice du jugement de valeur. Sur le terrain de la psychologie religieuse, cela nous conduit Ă  expliquer tous les faits d’expĂ©rience sans faire appel Ă  la transcendance et par consĂ©quent Ă  les rĂ©duire tous Ă  l’interprĂ©tation biologique. Tels seront donc les deux principes essentiels de la psychologie religieuse : exclusion de la transcendance et interprĂ©tation biologique. Prenons un exemple concret.

Nous avons organisĂ© l’annĂ©e passĂ©e, avec quelques membres de notre Association, Ă  GenĂšve, un groupe de recherche de psychologie religieuse, oĂč nous avons essayĂ© de prendre conscience de nos expĂ©riences personnelles, de les comparer, de les classer et de les expliquer psychologiquement dans la mesure du possible. Or, souvent il nous arrivait de nous trouver en prĂ©sence de problĂšmes de mĂ©thode dans le genre de celui-ci : À quel point de vue peut-on dire qu’une expĂ©rience religieuse est supĂ©rieure Ă  une autre ? Cette question a-t-elle une signification psychologique ? Si elle est exclusivement religieuse, de quel critĂ©rium disposera la foi pour la trancher, Ă  l’abri de toute contestation de la part de la psychologie ?

Voici un cas oĂč le problĂšme se pose.

On peut distinguer parmi les nombreuses idĂ©es de Dieu que se font les croyants, deux types extrĂȘmes. Pour l’un Dieu est personnel, semblable Ă  une personne humaine, extĂ©rieure au croyant, entretenant avec lui des rapports de personne Ă  personne et mĂȘme des rapports de conversation pour ainsi dire, au moyen de la priĂšre qui, chez ce type, est formulĂ©e en mots. Pour l’autre, Dieu rĂ©pond aussi Ă  un sentiment de prĂ©sence, mais sans contours personnels dĂ©finis, et en particulier, autant que cela est possible, sans figure anthropomorphique ; il ne se donne pas pour extĂ©rieur Ă  la nature, ni Ă  la personnalitĂ© du croyant, mais les catĂ©gories d’extĂ©rieur et d’intĂ©rieur n’ont plus de sens dans l’expĂ©rience de communion, qui est une sorte de fusion. Les mots, dĂšs lors, deviennent inutiles dans l’acte de la priĂšre, qui est une Ă©lĂ©vation procĂ©dant, s’il y a lieu, par le symbolisme esthĂ©tique.

Le psychologue, mis en prĂ©sence de tels types, d’autant plus nets, qu’ils se manifestent souvent chez des adultes de mĂȘme culture et de mĂȘme milieu social, cherche tout naturellement le pourquoi de ces divergences et les explications qu’il pourra donner sont Ă  peu prĂšs du genre que voici. Il refera d’abord l’histoire individuelle de ces deux sortes de croyants et cherchera le moment oĂč leurs conceptions respectives ont commencĂ© Ă  diverger. Il verra qu’à ce mĂȘme moment ils se sont sĂ©parĂ©s sur bien d’autres points encore. Le psychologue cherchera alors Ă  mettre ces deux conceptions en relation avec l’ensemble du caractĂšre et de la personnalitĂ© du croyant et trouvera peut-ĂȘtre des rapports entre l’attitude prise par cette personnalitĂ© dans le problĂšme de Dieu et l’attitude prise vis-Ă -vis des proches, des amis, de la sociĂ©tĂ© en gĂ©nĂ©ral. Il trouvera, par exemple, dans le premier cas, un besoin d’action et de dĂ©cision franches et simples, soit autoritaires soit empreintes de soumission. Dans le second cas, il trouvera peut-ĂȘtre un penchant au repliement sur soi-mĂȘme, Ă  l’auscultation des nuances intĂ©rieures, une action plus lĂąche, plus spontanĂ©e et fantaisiste. L’attitude religieuse semble donc en relation avec l’attitude sociale en gĂ©nĂ©ral, et, par contrecoup, avec l’attitude intellectuelle. Il y a lĂ , dira-t-on, deux syndromes. TrĂšs vite alors, le psychologue, sera obligĂ©, pour dĂ©passer ce stade un peu vague de la description des caractĂšres et de la classification des types d’expĂ©rience religieuse, de rechercher la raison profonde de ces diffĂ©rences de syndromes et de descendre, pour ce faire, dans l’analyse de l’enfance, de la premiĂšre enfance et de l’attitude filiale, bref, de l’ensemble des rapports conscients et inconscients que la psychanalyse a dĂ©couverts et Ă©tudiĂ©s entre l’enfant et les parents.

Non seulement, le sentiment religieux pris dans sa matiĂšre, pour ainsi dire, sera conçu comme il l’est par M. Bovet, comme une sublimation de l’instinct filial, mais, dans un problĂšme comme celui que nous nous posions Ă  l’instant, ces diffĂ©rences d’attitudes dans la conception de Dieu seraient peut-ĂȘtre interprĂ©tĂ©es comme des diffĂ©rences d’attitudes prises par l’enfant vis-Ă -vis de ses parents et de son pĂšre en particulier. De fait, cette relation est parfois trĂšs nette. Je pourrais citer plusieurs cas d’expĂ©riences religieuses, oĂč la conception d’un Dieu personnel, reprĂ©sentĂ© sous les traits d’un PĂšre, semble clairement la sublimation de l’image que le sujet se fait de son propre pĂšre. Comment en serait-il autrement pour la psychologie, d’ailleurs, Ă©tant donnĂ© la perpĂ©tuelle assimilation du prĂ©sent au passĂ© qu’elle a dĂ©couverte dans l’inconscient ? D’autres cas, tout aussi nets montreraient que l’impossibilitĂ© d’un sujet Ă  conserver la croyance en un Dieu personnel, et Ă  dĂ©passer l’expĂ©rience immanente de PrĂ©sence, est en relation avec ses dĂ©ceptions, avec une absence de communion dans l’enfance. D’autres cas plus complexes montreraient l’interversion de ces facteurs. Bref, partout oĂč il y a image de Dieu, nous l’assimilerions inconsciemment aux images familiales que notre enfance s’est faites aux origines de sa vie affective.

Un tel problĂšme comporte donc pour le psychologue une solution qui semble, au premier abord, Ă  l’abri de toute discussion de mĂ©thode. L’attitude religieuse y est assimilĂ©e Ă  l’attitude filiale, c’est-Ă -dire est mise en relation avec un ensemble d’attitudes conditionnĂ©es par l’attitude filiale. Cette explication est strictement expĂ©rimentale, c’est-Ă -dire qu’on n’y fait appel qu’à des circonstances empiriquement observables et contrĂŽlables. Libre d’ailleurs au croyant de rĂ©server, par delĂ  cette mise en relation empirique, la foi qui lui conviendra.

Quel sera donc ce rĂŽle de la foi, dans la solution de Flournoy que nous examinons ici ? Consistera-t-il Ă  affirmer que l’un des deux types d’expĂ©rience religieuse est mĂ©taphysiquement plus vrai que l’autre, parce qu’en rĂ©alitĂ©, Dieu est, par exemple, personnel et non immanent ? En aucune façon, et cela d’abord parce qu’en mĂ©taphysique nous ne savons rien et que le sentiment religieux lui-mĂȘme cherche Ă  se libĂ©rer des affirmations dogmatiques, et ensuite parce que c’est justement le propre de l’explication psychologique que de ruiner l’affirmation mĂ©taphysique lorsqu’elle n’est pas critique. Si vraiment les opinions mĂ©taphysiques d’un homme sont en relation avec sa nature affective, avec son inconscient et son passĂ© subconscient, avec son attitude sociale et filiale, il devient clair que la pensĂ©e mĂ©taphysique est une variĂ©tĂ© de rationalisation, c’est-Ă -dire une lĂ©gitimation faite aprĂšs coup, et partant illusoire, d’attitudes en rĂ©alitĂ© nullement intellectuelles mais adoptĂ©es pour des raisons affectives immĂ©diates. La pensĂ©e mĂ©taphysique est tout au moins un symbolisme, c’est-Ă -dire qu’elle traduit en termes imagĂ©s et inadĂ©quats une attitude vivante qui est la vraie rĂ©alitĂ© religieuse.

Le rĂŽle de la foi consistera donc Ă  dĂ©gager cette attitude vivante, et, pour ce faire, Ă  se limiter Ă  la vraie connaissance religieuse, qui est un jugement de valeur. Pour la foi, l’important est qu’il y ait des valeurs, c’est-Ă -dire des motifs d’action et de vie. L’idĂ©e d’une valeur absolue et l’idĂ©e d’une foi se confondent, en effet, presque : elles consistent toutes deux Ă  admettre que la vie a une portĂ©e morale, une raison d’ĂȘtre, et que les valeurs personnelles et morales que suppose la conscience correspondent Ă  quelque chose d’objectif dans l’univers. Cela Ă©tant, dans un problĂšme comme celui des deux types d’expĂ©rience religieuse dont nous parlons, la seule question que puisse se poser la foi avec fruit est de savoir lequel des deux a le plus de valeur. L’un des croyants dira : c’est l’expĂ©rience d’un Dieu personnel ; sans cette expĂ©rience, ma vie n’a point de sens moral et l’expĂ©rience contraire me semble nettement infĂ©rieure. L’autre dira de son cĂŽtĂ© que l’expĂ©rience d’un Dieu immanent est pour lui la suprĂȘme valeur et que la conception anthropomorphique de Dieu ne suscite chez lui que des sentiments enfantins dĂ©pourvus de valeur religieuse. Dans leur contenu conceptuel ces deux affirmations se contredisent Ă©videmment. Sous le jour du jugement de valeur elles sont lĂ©gitimes toutes deux, Ă  titre d’expressions de vies religieuses sincĂšres. Rien n’empĂȘche donc les deux sortes de croyants de les considĂ©rer toutes deux comme vraies, en tant que symboles individuels d’une rĂ©alitĂ© unique ineffable.

On voit en quoi consiste la solution. En tant qu’affirmation des valeurs, la foi ne peut ĂȘtre Ă©branlĂ©e par la psychologie, puisqu’à parler prĂ©cisĂ©ment, le croyant se borne Ă  dire « Je veux vivre et voici ce qu’il me faut aimer pour vivre ». Il est vrai qu’il ajoute « et je crois que ma volontĂ© de vivre est conforme Ă  l’ordre dernier des choses », mais ce postulat d’une valeur absolue, garantie des jugements de valeur individuels, la psychologie ne saurait le critiquer. Il est en effet d’ordre mĂ©taphysique, c’est-Ă -dire extra-scientifique. Il est donc pour la science aussi lĂ©gitime que son contraire. Il rĂ©siste, d’autre part, Ă  la rĂ©flexion critique, puisqu’il ne se pose pas en affirmation ontologique, mais qu’il est l’expression de ce que Renouvier appelait une « croyance rationnelle », au mĂȘme titre, par exemple, que l’affirmation de la valeur objective du principe de contradiction.

Mais, pour simple que semble au premier abord cette rĂ©partition des tĂąches entre la psychologie, qui explique empiriquement les phĂ©nomĂšnes, et la foi, qui se rĂ©serve les jugements de valeur, elle n’en soulĂšve pas moins des difficultĂ©s qui sont trĂšs rĂ©elles dans la pratique de tous les jours. Ce sont ces difficultĂ©s que j’aimerais maintenant prĂ©ciser.

En deux mots, ces difficultĂ©s sont les suivantes. Si la foi est privĂ©e de la possibilitĂ© d’affirmations mĂ©taphysiques, il semble qu’elle soit par lĂ  mĂȘme privĂ©e de tout critĂ©rium de vĂ©ritĂ© dans l’exercice du jugement de valeur. Dans le cas des deux variĂ©tĂ©s d’expĂ©rience religieuse, nous venons de voir que toutes deux sont Ă©galement vraies en tant que correspondant Ă  des jugements de valeur Ă©galement sincĂšres. L’une ne semble donc pas supĂ©rieure Ă  l’autre. Par contre, si l’on explique ces deux types d’expĂ©rience par des attitudes familiales et affectives diffĂ©rentes, il semble fatal qu’au point de vue psychologique on en arrive Ă  sĂ©rier ces attitudes en une sĂ©rie hiĂ©rarchique d’évolution, et Ă  dire que, du point de vue empirique et purement relatif au dĂ©veloppement psychologique individuel, tel type religieux est plus Ă©voluĂ© que tel autre, donc supĂ©rieur. Cette supĂ©rioritĂ© psychologique ou biologique, pour ainsi dire, sera-t-elle du mĂȘme coup une supĂ©rioritĂ© religieuse ? C’est lĂ  une question qui peut se poser.

Essayons de faire comprendre ces difficultĂ©s sur le vif. AprĂšs avoir discutĂ© le problĂšme des types, nous en sommes venus trĂšs rapidement Ă  nous demander, dans le petit groupe de recherche psychologique dont je parlais tout Ă  l’heure, quel est l’élĂ©ment commun et constant dans nos expĂ©riences et quelle est l’expĂ©rience religieuse normale ? Nous Ă©tions rĂ©unis Ă  8 ou 10, sans pouvoir trouver deux attitudes personnelles identiques : les variĂ©tĂ©s les plus grandes, sur les points capitaux comme dans le dĂ©tail, et cependant une mĂȘme culture et une mĂȘme Ă©ducation, ou peut s’en faut ! Comment ne pas se poser la question du normal ? Mais cette question est-elle d’ordre psychologique ou d’ordre religieux ? Elle est d’ordre religieux par un de ses aspects, puisqu’elle revient Ă  chercher la norme des jugements de valeur, c’est-Ă -dire Ă  porter encore un jugement de valeur. La question, sous cet aspect, consiste Ă  demander quel est le jugement de valeur vrai. Cependant un tel problĂšme comporte Ă©galement la prise en considĂ©ration d’un Ă©lĂ©ment empirique, la constance. Les individus, si diffĂ©rents soient-ils les uns des autres, pourraient, par exemple, passer tous par des stades qui se succĂšdent dans un ordre constant. Admettons l’existence de 6 types diffĂ©rents. Si le type 6 a passĂ© par les types 1, 2, 3, etc., l’on pourrait admettre que ces types apparents, constituent les stades d’une mĂȘme Ă©volution. Les uns atteindraient le stade 6, les autres s’arrĂȘteraient aux stades 2, ou 4, ou 5, et ainsi de suite. La question du normal se poserait alors simplement comme une question de constance dans le dĂ©veloppement, et serait d’ordre psychologique.

Mais Ă©videmment alors, les individus ainsi classĂ©s protesteraient. Le sujet du stade 5 dira peut-ĂȘtre que son idĂ©al est le stade 6 : la mĂ©thode dans ce cas ne fera pas de difficultĂ©s. Mais le sujet du stade 4 tiendra peut-ĂȘtre les stades 5 et 6, non pas du tout pour des aboutissements normaux, mais pour des accidents, ou pour des stades de dĂ©cadence. L’état normal, pour ce sujet, resterait le stade 4, conçu comme un Ă©tat peut-ĂȘtre fragile, mais nullement comme un stade au mĂȘme titre que les autres. Dans ce cas qui dĂ©ciderait ?

VoilĂ  donc les difficultĂ©s que l’on rencontre, dans toute leur complexitĂ©. Or, il est visible d’emblĂ©e que le psychologue ne peut pas se dĂ©sintĂ©resser d’un problĂšme de ce genre, mĂȘme si les sujets protestent, mĂȘme si l’évolution religieuse constante n’est dĂ©finie d’abord que pour un groupe social restreint ou pour un type psychologique restreint. Il suffit d’ailleurs d’ouvrir un travail de psychanalyse religieuse pour voir que le problĂšme de l’expĂ©rience normale y est partout sous-jacent. Quand le pasteur et psychanalyste Pfister croit pouvoir faire la part, dans la thĂ©ologie de saint Paul 1, de facteurs anormaux (il va jusqu’à dire morbides), c’est en psychologue qu’il parle. Quand Freud lui-mĂȘme, au rĂ©cent congrĂšs de psychanalyse de Berlin, admet une « échelle des valeurs » constitutive des instincts moraux de l’individu, pour expliquer certains aspects du mĂ©canisme de la « libido », on ne peut l’accuser d’en ĂȘtre venu lĂ  autrement que par la mĂ©thode psychologique qu’il a lui-mĂȘme inventĂ©e. Or une Ă©chelle des valeurs suppose des valeurs « normales ». Bref, dĂšs que l’on parle de « sublimation » l’on fait appel Ă  une Ă©chelle des valeurs, et dĂšs qu’on fait appel Ă  une telle Ă©chelle, on pose la question du normal, ou au moins du constant.

Est-il besoin de rappeler aussi que le cĂ©lĂšbre livre de Murisier, sur les « maladies » du sentiment religieux, suppose qu’il y ait, pour le psychologue, un sentiment religieux « normal ».

Dira-t-on que la notion de la constance empirique n’a rien de commun avec la notion de norme religieuse, que l’ĂȘtre le plus grand religieusement est le plus exceptionnel et, que de rapprocher le normal du constant, c’est confondre la question de droit avec la question de fait ? Il est Ă©vident que l’objection n’est pas dĂ©cisive, car ce que relĂšverait la psychologie, dans cette Ă©tude, ce n’est pas ce que rĂ©alisent les individus, mais les jugements de valeur qu’ils portent. Or, Ă  cet Ă©gard, c’est bien la constance qui demeure la norme. Quand mĂȘme personne n’a jamais reproduit l’expĂ©rience religieuse du Christ, c’est Ă  la convergence des jugements de valeur de tous ceux qui dĂ©clarent cette expĂ©rience l’expĂ©rience normale, que l’on peut mesurer la grandeur d’une telle norme. Et, dira-t-on, s’il ne restait plus de chrĂ©tiens ? Nous retomberions alors dans la question de savoir si les stades qui se succĂšdent sont nĂ©cessairement en progrĂšs les uns sur les autres ou s’il y a des dĂ©cadences. Contentons-nous pour l’instant de poser la question, sans dĂ©cider encore si c’est Ă  la psychologie ou Ă  la foi de rĂ©soudre.

Nous touchons ici, d’ailleurs, un des points les plus obscurs de la dĂ©limitation entre ce qui ressortit au jugement de valeur religieux et ce qui ressortit Ă  l’observation expĂ©rimentale. En effet, si la science s’abstient de porter aucun jugement de valeur sur les phĂ©nomĂšnes religieux qu’elle Ă©tudie, elle se doit, d’autre part, de chercher Ă  expliquer dans la mesure du possible pourquoi le sujet pensant porte tel jugement de valeur plutĂŽt que tel autre. Dans l’exemple que nous citions tout Ă  l’heure des deux types de croyants, l’un qui met la valeur suprĂȘme dans un Dieu personnel, l’autre qui la place dans une expĂ©rience plus immanente de prĂ©sence, si le psychologue arrive Ă  expliquer pourquoi tel caractĂšre personnel devait conduire le croyant Ă  tel type plutĂŽt qu’à tel autre, il expliquera, semble-t-il, le mĂ©canisme de ses jugements de valeur.

Le jugement de valeur n’est pas autre chose, en effet, que le jugement qui affirme ou qui nie un rapport de convenance nĂ©cessaire entre un sujet en tant qu’ĂȘtre vivant et affectif et un objet en tant qu’estimĂ© par le sujet. Si le psychologue, par consĂ©quent, arrive Ă  une connaissance suffisante du sujet, il arrivera Ă  expliquer les jugements de valeur et Ă  leur donner pour chaque catĂ©gorie de sujets une loi des jugements de valeur considĂ©rĂ©s alors comme constants, c’est-Ă -dire quasi comme normaux.

Il n’est donc pas complĂštement exact de dire que tout ce qui ressortit au jugement de valeur Ă©chappe Ă  la psychologie. On peut bien soutenir qu’en elle-mĂȘme la valeur d’une expĂ©rience religieuse est Ă©trangĂšre Ă  l’investigation expĂ©rimentale et que comme telle elle Ă©chappe Ă  une science qui se borne Ă  expliquer biologiquement les faits observables. Mais, et c’est lĂ  qu’est le paradoxe, le jugement ou les jugements qui affirmeront cette valeur derniĂšre d’une expĂ©rience religieuse ne seront jamais, en tant que jugements, Ă  l’abri de l’étude psychologique, car tous les jugements sont soumis, en tant qu’actes des sujets pensants et vivants, Ă  l’investigation expĂ©rimentale et Ă  l’interprĂ©tation biologique. La valeur, autrement dit, Ă©chappe Ă  la science, mais le jugement qui affirme cette valeur est, dans une certaine mesure, explicable scientifiquement.

C’est d’ailleurs exactement la position que prend la psychologie vis-Ă -vis de la mĂ©taphysique : la mĂ©taphysique, dit-on, est en dehors des compĂ©tences scientifiques, mais, comme la psychologie explique en partie les opinions mĂ©taphysiques des sujets, elle contribue indirectement Ă  en critiquer la portĂ©e. On ne voit pas pourquoi le jugement de valeur Ă©chapperait Ă  cette situation.

Ces distinctions peuvent paraĂźtre de pures chinoiseries. Au point de vue philosophique elles le sont peut-ĂȘtre en effet. Il [ne] suffit [pas] de savoir que le problĂšme mĂ©taphysique de la valeur Ă©chappe Ă  la science pour que la question de la science et de la religion soit pour autant rĂ©solue. Au point de vue du croyant qui veut penser sa foi dans le dĂ©tail, il y a lĂ  au contraire un problĂšme rĂ©el et inquiĂ©tant. Peu importe au croyant, en effet, que la valeur derniĂšre et absolue soit sauvegardĂ©e si les jugements de valeur qui sont particuliers Ă  sa propre foi rĂ©sultent de son type psychologique, ou de son Ă©ducation, ou de circonstances inconscientes Ă  prĂ©ciser dans chaque cas. Le croyant mis aux prises avec ces difficultĂ©s aurait donc besoin d’une dĂ©marcation nette entre ce qui revient Ă  la psychologie dans le domaine des jugements de valeur et ce qui revient Ă  la foi.

Ce remaniement des frontiĂšres serait donc Ă  l’avantage de la psychologie, qui s’augmenterait d’une thĂ©orie expĂ©rimentale et biologique des valeurs. D’ailleurs, de telles thĂ©ories existent. Il suffit de citer les noms de Meinong, d’Ehrenfels, de Höffding, d’Urban, de Coo et de Baldwin. À vrai dire, elles constituent actuellement un genre un peu hybride, intermĂ©diaire entre la psychologie et la philosophie. Mais toutes les thĂ©ories psychologiques ont commencĂ© de cette façon, jusqu’au jour oĂč un expĂ©rimentateur les fait entrer sur le terrain de l’observation exacte et fĂ©conde. On peut donc s’attendre Ă  ce qu’une psychologie des valeurs apparaisse, qui mettrait en termes expĂ©rimentaux les idĂ©es si ingĂ©nieuses que Baldwin a dĂ©veloppĂ©es dans ses ouvrages.

D’autre part, un tel remaniement des frontiĂšres serait tout Ă  l’avantage de la foi. Dans le marasme de la pensĂ©e protestante contemporaine, bienvenu serait celui qui donnerait une ossature et un critĂ©rium, mĂȘme empirique, Ă  la diversitĂ© des expĂ©riences religieuses. Cette ossature ne nous sera pas donnĂ©e par la mĂ©taphysique ontologique. Cette maniĂšre de penser a fait son temps. Quant Ă  la thĂ©orie critique de la connaissance, aujourd’hui toutes les critiques et toutes les logiques sont plus ou moins des thĂ©ories gĂ©nĂ©tiques, qui s’inspirent de l’histoire des idĂ©es et de la formation des fonctions mentales. Les travaux de M. Höffding, de M. Lalande, de M. Brunschvicg et, chez nous, de M. Arnold Reymond, en font foi. Or nous avons une psychologie religieuse. Qu’il nous suffise donc de la prolonger en une psychologie des valeurs et nous tiendrons l’ossature cherchĂ©e.

II

Essayons maintenant, pour autant que l’entreprise n’est pas prĂ©maturĂ©e, de prĂ©ciser ces questions de frontiĂšre entre la psychologie et les valeurs religieuses et de dĂ©finir dans la mesure du possible le concept d’une psychologie des valeurs.

La thĂšse que nous allons soutenir est celle-ci : la science ne peut aucunement prescrire les valeurs, mais elle peut, aprĂšs que le sujet, par une expĂ©rience qui lui est propre, a affirmĂ© une valeur, justifier ou non cette affirmation. Cette justification est possible au moyen d’un contrĂŽle de l’expĂ©rience qui a donnĂ© naissance Ă  cette valeur. Il y a donc une psychologie des valeurs comme il y a une psychologie de la pensĂ©e logique en gĂ©nĂ©ral. Dans ces deux disciplines, le point de dĂ©part des raisonnements adoptĂ©s par les sujets n’est pas en cause, la conclusion non plus : seule la dĂ©duction est Ă©tudiĂ©e directement. En effet, dans les deux cas, cette dĂ©duction est contrĂŽlable par la mĂ©thode expĂ©rimentale, et c’est ce fait mĂȘme qui permet d’attribuer une certaine objectivitĂ© aux valeurs comme on en accorde aux lois de la logique.

Comme on le voit, l’idĂ©e dont nous partons est celle d’un parallĂ©lisme entre la logique et la thĂ©orie des valeurs. Or c’est lĂ  une idĂ©e qui a fait son chemin depuis 10 ou 15 ans d’une maniĂšre extrĂȘmement significative chez les moralistes et les logiciens, F. Rauh, M. Maurice Blondel, M. Lalande, M. Brunschvicg et de nouveau, chez nous, dans la pensĂ©e de M. Arnold Reymond. Nous croyons donc que ce parallĂ©lisme subsistera, mĂȘme quand la psychologie aura fĂ©condĂ© et la logique et la thĂ©orie des valeurs, comme elle est en voie de le faire.

Essayons donc, pour rendre plus clair notre exposĂ©, de montrer d’abord de quelle maniĂšre la psychologie se comporte vis-Ă -vis de la logique. Nous comprendrons du mĂȘme coup comment elle est appelĂ©e Ă  jouer un rĂŽle analogue vis-Ă -vis des valeurs. Je m’excuse d’avoir Ă  parler ici de logique, mais le problĂšme des rapports entre la psychologie et la logique est trĂšs propre Ă  faire apercevoir les relations de la psychologie et des valeurs. 2

Qu’est-ce donc que la logique, qu’elle soit ou non considĂ©rĂ©e comme une branche de la psychologie ? C’est la thĂ©orie de la vĂ©ritĂ© du jugement et du raisonnement. On peut Ă©tudier en psychologie toutes les variĂ©tĂ©s de raisonnements, le raisonnement des enfants, celui des aliĂ©nĂ©s, celui des peuples primitifs, celui des mystiques, etc., et tous, vrais ou faux, ont un intĂ©rĂȘt pour la structure et le fonctionnement de la pensĂ©e. Mais le problĂšme logique est autre. Il consiste Ă  se demander pourquoi un raisonnement est vrai et un autre pas. Or c’est lĂ , comme on le voit d’emblĂ©e, une question qui ressemble de prĂšs Ă  une question de valeur. Dans l’ordre des valeurs aussi, on peut Ă©tudier les expĂ©riences morales et religieuses des primitifs, des nĂ©vropathes, des sectes, etc., et toutes ont un intĂ©rĂȘt psychologique. Mais la question de savoir pourquoi une action ou une expĂ©rience a de la valeur, est une question d’un autre ordre, exactement comme la question de la vĂ©ritĂ© logique. La logique par rapport Ă  la psychologie du raisonnement en gĂ©nĂ©ral est donc la recherche non du fonctionnement du raisonnement, mais de sa vĂ©ritĂ©. C’est l’étude du raisonnement vrai. Par exemple, on peut se demander comment l’enfant arrive Ă  dĂ©couvrir et Ă  manier le raisonnement dĂ©ductif et quelles sont les opĂ©rations mentales nĂ©cessaires Ă  ce maniement (abstraction, direction de la pensĂ©e, comprĂ©hension des termes « donc » ou « parce que », etc.). C’est lĂ  une question de psychologie gĂ©nĂ©tique, non de logique. On peut se demander d’autre part pourquoi une dĂ©duction est vraie, comment Ă©tant donnĂ© les prĂ©misses, la conclusion s’ensuit nĂ©cessairement. C’est lĂ  une question de logique. Mais, comme on le voit, ces deux questions, pour distinctes qu’elles soient, se complĂštent l’une l’autre et dans certains cas sont difficiles Ă  dĂ©limiter. On peut, par exemple, se demander non seulement comment l’enfant arrive Ă  dĂ©duire, mais comment il contrĂŽle la vĂ©ritĂ© de ses dĂ©ductions, comment se prĂ©sente en lui l’idĂ©e de vĂ©rité : est-ce lĂ  de la logique ou de la psychologie ? Une telle question prouve qu’il y a une psychologie de la pensĂ©e logique ou une logique gĂ©nĂ©tique.

En quoi consiste donc cette vĂ©ritĂ© logique, et Ă  quel critĂ©rium reconnaĂźtrons-nous qu’un raisonnement est vrai ? Sont-ce les prĂ©misses des raisonnements qui sont susceptibles de vĂ©ritĂ© logique ? En aucune maniĂšre. Elles ne sont susceptibles que de vĂ©ritĂ© empirique, ou consistent en axiomes et en assomptions indĂ©montrables. Chacun sait, en effet, que de prĂ©misses diffĂ©rentes et non dĂ©montrĂ©es on a tirĂ© plusieurs gĂ©omĂ©tries toutes Ă©galement vraies. C’est Ă  chaque science Ă  Ă©tablir ses prĂ©misses par des mĂ©thodes qui lui sont propres. La vĂ©ritĂ© logique est d’un autre ordre que celle des prĂ©misses. Elle est, comme on dit, hypothĂ©tico-dĂ©ductive, c’est-Ă -dire que pour le logicien, toutes les prĂ©misses sont des hypothĂšses ou des assomptions (soit un triangle
) et la vĂ©ritĂ© logique ne se reconnaĂźt que dans la forme de la dĂ©duction. Le logicien n’a pas Ă  prescrire les prĂ©misses.

Est-ce alors que la logique prescrive la forme de la dĂ©duction, que le raisonnement vrai soit le raisonnement qui a Ă©tĂ© correctement dĂ©duit de prĂ©misses hypothĂ©tiques, c’est-Ă -dire dĂ©duit suivant des rĂšgles, qui sont prĂ©cisĂ©ment les rĂšgles de la logique ? Ici nous touchons Ă  l’une des plus difficiles questions, et des plus controversĂ©es, de la logique contemporaine. Pour les logiciens classiques, la logique prescrit un certain nombre de rĂšgles Ă  la dĂ©duction, laquelle est correcte quand elle a obĂ©i Ă  ces rĂšgles. Pour les logiciens Ă  tendance psychologique, au contraire, comme Mach, Goblot et Rignano, la logique ne prescrit rien du tout et la dĂ©duction est une sorte d’expĂ©rience mentalement imaginĂ©e, qui rĂ©ussit ou qui ne rĂ©ussit pas, tout comme une expĂ©rience matĂ©riellement exĂ©cutĂ©e. Par exemple dans le problĂšme du loup, de la chĂšvre et du chou (comment faire passer une riviĂšre Ă  un loup, une chĂšvre et un chou en ne prenant avec soi dans le bateau que deux de ces objets au maximum, et sans qu’ils se mangent entre eux sur le rivage pendant que l’on va chercher le troisiĂšme), on s’imagine mentalement toutes les combinaisons, comme si on faisait rĂ©ellement l’expĂ©rience. On trouve alors qu’il suffit, aprĂšs avoir passĂ© le loup et la chĂšvre, de ramener avec soi le loup. D’oĂč vient alors que la solution est vraie et nĂ©cessaire ? C’est qu’elle a Ă©tĂ© faite suivant des rĂšgles, qui sont non plus les rĂšgles de la logique, mais les rĂšgles de l’expĂ©rience, c’est-Ă -dire les propositions admises comme prĂ©misses et avec lesquelles on a construit mentalement les consĂ©quences.

Il semble Ă©vident que de ces deux thĂ©ories, c’est la seconde qui est la plus vraie psychologiquement. Mais elle laisse sans solution un problĂšme formidable : comment saura-t-on que les conclusions d’un raisonnement sont ou non contradictoires avec les prĂ©misses, s’il n’y a plus de rĂšgles qui prĂ©sident Ă  la dĂ©duction, si la dĂ©duction est remplacĂ©e par une « construction » dont on ne peut prĂ©voir d’avance le rĂ©sultat, puisque cette construction est l’équivalent d’une expĂ©rience matĂ©rielle ? Quel est, autrement dit, le critĂ©rium de la contradiction ? Dans le cas des mathĂ©matiques, M. Goblot dira que c’est l’impossibilitĂ© de mener Ă  chef les opĂ©rations. Un carrĂ© rond est contradictoire, parce que la dĂ©finition du carrĂ© est l’annonce d’opĂ©rations rendues prĂ©cisĂ©ment impossibles si le carrĂ© est circulaire. Mais dans les opĂ©rations sur l’infini, oĂč se fera la lecture du rĂ©sultat des opĂ©rations ? Il n’y a plus lĂ  de rĂ©alitĂ© mentalement imaginĂ©e et quand il y en a, elle est fort dangereuse pour le raisonnement : la lecture se fera donc au moyen d’une expĂ©rience spĂ©ciale que nous allons dĂ©crire Ă  l’instant sous le nom d’« expĂ©rience logique ».

Choisissons un raisonnement de la vie courante. Est-il contradictoire, par exemple, d’ĂȘtre Ă  la fois, socialiste et patriote, ou disons partisan d’une rĂ©partition socialisĂ©e des biens et partisan du service militaire et de la dĂ©fense de la patrie ? Je choisis Ă  dessein un exemple aussi complexe, parce que c’est toujours ainsi dans la vie courante que se pose la question de la contradiction. Cette question touche, il est vrai, au jugement de valeur, mais on peut la traiter en toute objectivitĂ© comme une question de constatation. RĂ©pondra-t-on Ă  cette question « tous les socialistes sont antimilitaristes » ou « tous les militaristes sont antisocialistes », donc les deux notions de socialisme et de militarisme sont contradictoires ? On ne rĂ©soudrait pas le problĂšme : on ferait simplement appel Ă  une observation, Ă  un fait, mais qui ne trancherait pas la question de la contradiction. On saurait simplement qu’en fait les deux caractĂšres ne se rencontrent pas simultanĂ©ment. C’est d’ailleurs lĂ  qu’est la grave critique Ă  adresser Ă  M. Goblot : une observation ou une expĂ©rience mentale reproduisant simplement ce qui se passe dans la rĂ©alitĂ© ne suffit pas comme critĂ©rium de la contradiction. Deux caractĂšres qu’on n’a jamais vus ensemble ne sont pas pour autant contradictoires, et chacun sait qu’avant la dĂ©couverte de l’Australie les cygnes noirs pouvaient paraĂźtre contradictoires. On pouvait les imaginer, dira-t-on : mais on peut imaginer ce qu’on veut. On imagine tous les jours de nouveaux ĂȘtres mathĂ©matiques : plusieurs se trouvent contradictoires aprĂšs coup.

Le critĂ©rium de la contradiction sera donc une expĂ©rience d’un autre ordre, que nous proposons d’appeler « expĂ©rience logique » pour faire pendant Ă  ce que Rauh a appelĂ© « expĂ©rience morale » : cette expĂ©rience consisterait Ă  faire mentalement les opĂ©rations nĂ©cessaires au but qu’on se propose, et Ă  lire le rĂ©sultat, non pas dans la rĂ©alitĂ© imaginĂ©e par la pensĂ©e, mais dans sa propre pensĂ©e pour voir si l’on est restĂ© fidĂšle Ă  soi-mĂȘme et si l’on est en Ă©tat de poursuivre dans la mĂȘme direction. Or cette fidĂ©litĂ© ne se reconnaĂźt pas seulement au fait que l’on adhĂšre toujours aux prĂ©misses dont on est parti : cette adhĂ©sion peut ĂȘtre illusoire. La fidĂ©litĂ© consiste Ă  conserver les prĂ©misses identiques Ă  elles-mĂȘmes, quelle que soit la dĂ©marche du raisonnement par laquelle on les retrouve. En ce sens l’expĂ©rience logique est un processus psychologique rĂ©versible. Ce fait est fondamental : seule, au sein du flux irrĂ©versible de la conscience et des expĂ©riences matĂ©rielles, l’expĂ©rience logique est indĂ©pendante du temps. En bref, la fidĂ©litĂ© dans la pensĂ©e se reconnaĂźt Ă  la conscience d’un accord ou d’un dĂ©saccord, d’un Ă©quilibre ou d’un dĂ©sĂ©quilibre, Ă  peu prĂšs comme la fidĂ©litĂ© morale elle-mĂȘme, j’entends la fidĂ©litĂ© Ă  un principe moral. Dans le cas du socialiste et du patriote, l’expĂ©rience consisterait Ă  faire, mentalement ou rĂ©ellement, les opĂ©rations inhĂ©rentes Ă  la socialisation des biens et Ă  voir si, dans la logique de ces opĂ©rations, on est nĂ©cessairement conduit Ă  l’antimilitarisme, et si, en restant militariste, on est obligĂ© de revenir en arriĂšre dans la socialisation. C’est exactement l’expĂ©rience mentale de Mach et Goblot, mais la lecture du rĂ©sultat est Ă  faire non dans la rĂ©alitĂ©, mais dans la volontĂ© mĂȘme qui dirige la pensĂ©e. Le critĂ©rium de la contradiction sera psychologique ou moral : c’est l’état de bonne conscience intellectuelle oĂč l’on est en restant cohĂ©rent, l’état de dĂ©sĂ©quilibre oĂč l’on est si l’on a dĂ©viĂ©.

La consĂ©quence d’une telle expĂ©rience logique, c’est que ce qui est contradictoire pour l’un ne l’est pas nĂ©cessairement pour les autres. Plus la connaissance est dominĂ©e par les jugements de valeur, plus la diffĂ©rence des mentalitĂ©s s’accuse. La contradiction n’a donc pas pour critĂ©rium une impossibilitĂ© physique, comme cela dĂ©coule des idĂ©es de MM. Goblot et Rignano, mais une impossibilitĂ© psychologique chez celui qui veut rester fidĂšle Ă  lui-mĂȘme. Cette derniĂšre clause est essentielle. C’est elle qui fait dire Ă  M. Lalande : A implique B « pour l’honnĂȘte homme ».

En conclusion : la logique ni la psychologie ne peuvent prescrire au sujet la forme de ses dĂ©ductions, pas plus qu’elles ne lui prescrivent les prĂ©misses de ses raisonnements. Cette forme de la dĂ©duction est donnĂ©e par une expĂ©rience personnelle, « l’expĂ©rience logique », qui indique au sujet pensant, s’il est restĂ©, oui ou non, fidĂšle Ă  lui-mĂȘme et cohĂ©rent dans sa propre pensĂ©e. Nous nous demandions tout Ă  l’heure si la science avait ou non compĂ©tence pour s’immiscer dans nos jugements de valeur personnels, et nous disions que pour juger d’une telle compĂ©tence, il fallait comparer ce problĂšme Ă  celui des compĂ©tences qu’a la science de s’immiscer dans nos jugements en gĂ©nĂ©ral pour les dĂ©clarer vrais ou faux. On comprend maintenant pourquoi. La science ni la logique ne peuvent en aucune maniĂšre nous prescrire mĂȘme la forme de nos dĂ©ductions, elle n’a point de rĂšgles Ă  nous donner sur ce qui est contradictoire et ce qui ne l’est pas. C’est affaire Ă  l’expĂ©rience logique personnelle d’en dĂ©cider. Et que l’on ne dise pas que le cas du socialiste patriote est un cas ressortissant en rĂ©alitĂ© aux jugements de valeur. Le jugement de valeur est intimement mĂȘlĂ© Ă  toute notre connaissance. Ou bien il s’agit dans nos raisonnements de simples constatations dans lesquelles l’activitĂ© humaine est tenue — d’ailleurs arbitrairement — pour nulle, la question des cygnes noirs, par exemple, et alors il n’y a pas de contradiction possible ; il y a que les objets en litige existent ou n’existent pas, sont possibles ou sont impossibles, mais on ne sait jamais oĂč s’arrĂȘte le possible. Ou bien il s’agit de questions oĂč l’activitĂ© humaine entre en jeu, sous forme de sĂ©lection dans la perception, de comparaison, de dĂ©finition, de mesure, d’activitĂ© manuelle, sociale, etc., et alors le critĂ©rium de la contradiction est toujours l’expĂ©rience logique.

La science doit-elle pour autant renoncer Ă  tout contrĂŽle sur notre pensĂ©e individuelle ? Loin de lĂ . Il suffit de rappeler que la psychologie sait distinguer des raisonnements normaux et vrais, les raisonnements morbides ou simplement passionnĂ©s (la logique des sentiments comme on l’a appelĂ©e bizarrement), les raisonnements d’enfants ou de primitifs, la logique de la poĂ©sie ou du rĂȘvasseur, pour se rendre compte que la science possĂšde, mĂȘme aprĂšs coup, des critĂšres pour juger de la valeur d’une pensĂ©e. On peut donc admettre que la psychologie, si elle ne peut prescrire Ă  l’individu ce que doit ĂȘtre son expĂ©rience logique personnelle, peut du moins contrĂŽler aprĂšs coup si cette expĂ©rience a Ă©tĂ© bien faite, et par lĂ  mĂȘme en justifier les conclusions.

Quelle est la nature de ce contrĂŽle ? Il est exactement celui du bon sens lui-mĂȘme lorsqu’un individu prĂ©tend montrer Ă  un autre qu’il commet une erreur quelconque. Voici les procĂ©dĂ©s que nous employons dans l’étude de l’enfant pour voir si un raisonnement bizarre est dĂ» Ă  la logique propre de l’enfant en gĂ©nĂ©ral ou bien est dĂ» Ă  une erreur particuliĂšre du sujet examinĂ©. Tout d’abord on vĂ©rifie que l’individu est bien restĂ© cohĂ©rent avec lui-mĂȘme, c’est-Ă -dire que le groupe d’opinions ou de pensĂ©es dont il tĂ©moignait au dĂ©but de sa recherche est bien restĂ© identique et n’a pas Ă©tĂ© dĂ©formĂ© ou refoulĂ© dans l’oubli grĂące Ă  ces illusions de perspectives dont la pensĂ©e est coutumiĂšre. Ensuite, ce contrĂŽle peut se faire grĂące Ă  l’établissement des lois gĂ©nĂ©tiques de la pensĂ©e. La pensĂ©e passe successivement par un certain nombre de stades qui se suivent dans un certain ordre et qui ont tous leur canon logique (les lois syndoxiques et synnomiques de la pensĂ©e, comme dit Baldwin). On sait, par exemple, qu’à tel Ăąge, l’expression « j’ai un frĂšre : Paul » n’entraĂźne pas chez l’enfant cette conclusion « Paul a un frĂšre, qui est moi », parce qu’à ce stade la logique enfantine ignore le maniement des relations. Le psychologue, connaissant la structure de cette logique, verra dans ce raisonnement non pas un sophisme, mais le rĂ©sultat normal d’une structure logique donnĂ©e. C’est grĂące Ă  un ensemble de critĂšres ressortissant Ă  ces deux sortes de contrĂŽle que le psychologue peut estimer normale ou pathologique, puis, Ă  une approximation plus grande, correcte ou sophistique, telle dĂ©marche de la pensĂ©e individuelle.

Pour rĂ©sumer cette digression dans le domaine de la psychologie de la pensĂ©e logique, nous pouvons dire que le sujet Ă©chappe aux prescriptions de la science tant dans le choix de ses prĂ©misses que dans la forme de son raisonnement, qui est due Ă  une expĂ©rience personnelle dont les rĂ©sultats sont imprĂ©visibles. AprĂšs coup cependant la psychologie reprend ses droits en contrĂŽlant si l’expĂ©rience logique a Ă©tĂ© correctement faite. Si la science ne prescrit pas les rĂ©sultats de cette expĂ©rience, elle les lĂ©gitime donc nĂ©anmoins.

III

Cette digression Ă©tait nĂ©cessaire pour nous faire comprendre ce que peut ĂȘtre la relation entre la psychologie religieuse et le problĂšme des valeurs personnelles, car, et c’est ce que nous allons essayer de montrer maintenant, il y a parallĂ©lisme tout Ă  fait exact entre les dĂ©marches du jugement de valeur et celles de la pensĂ©e en gĂ©nĂ©ral.

Tout d’abord, pas plus que dans le cas de la logique, la science ne peut prescrire au jugement de valeur ses prĂ©misses. Les prĂ©misses du raisonnement de valeur sont donnĂ©es par une prise de conscience directe et sont indĂ©montrables. Si je pose ce point de dĂ©part « Je veux vivre et ce qui m’aide Ă  vivre est bon pour moi », il y a lĂ  un jugement qui est immĂ©diat et qui ne peut ĂȘtre contestĂ© par aucun homme ni aucune science. Dira-t-on que tout jugement de valeur exprime le dĂ©sir ou l’inclination d’un sujet et que celui qui connaĂźtrait exactement ce sujet pourrait prĂ©voir et expliquer ses jugements de valeur mĂȘme dans ce qu’ils ont d’immĂ©diat ? PrĂ©voir ? Non, car un individu n’est jamais achevĂ©. Expliquer ? Oui, mais aprĂšs coup, comme la biologie explique l’assimilation d’un organisme, mais ne peut en aucune façon prescrire ce qu’elle doit ĂȘtre dans telle circonstance nouvelle oĂč les rĂ©actions seront individuelles et imprĂ©visibles. PoincarĂ© a fait Ă  cet Ă©gard une remarque importante concernant les rapports de la science et de la morale. La science est Ă  l’indicatif, a-t-il dit, la morale Ă  l’impĂ©ratif. D’une prĂ©misse Ă  l’indicatif on ne pourra jamais tirer une conclusion Ă  l’impĂ©ratif. Mais, et comme nous allons le voir, c’est lĂ  un point capital, si l’on convient de mettre une prĂ©misse d’un raisonnement indicatif Ă  l’impĂ©ratif, on pourra se servir de la dĂ©duction Ă  l’indicatif pour en tirer une conclusion impĂ©rative.

La psychologie des valeurs, par consĂ©quent, sera nĂ©cessairement hypothĂ©tico-dĂ©ductive, comme la logique, c’est-Ă -dire que pas plus que la logique elle ne pourra prescrire telle prĂ©misse plutĂŽt que telle autre. Elle dira non pas « telle valeur existe » mais « si l’on admet telle valeur, voici les consĂ©quences qui s’ensuivent ». La dĂ©duction des valeurs les unes par rapport aux autres sera donc le seul objet d’une thĂ©orie de ce genre. Quant aux valeurs servant de point de dĂ©part, elles seront toujours donnĂ©es, c’est-Ă -dire hypothĂ©tiques et indĂ©montrables, comme tout ce qu’on assume au dĂ©but d’une thĂ©orie.

La dĂ©duction des valeurs, par contre, sera l’objet d’un contrĂŽle, de la part de la psychologie, exactement analogue au contrĂŽle que nous venons d’étudier au point de vue logique. D’une part il n’y a pas de rĂšgles au nom desquelles la science puisse en aucune maniĂšre prescrire au sujet pensant la forme et le rĂ©sultat de ses dĂ©ductions. Encore moins qu’en logique oĂč l’on n’a pas de critĂ©rium de la contradiction, la science n’est en possession d’aucune espĂšce de canon au nom duquel elle pourrait dĂ©cider que telles valeurs sont contradictoires ou que telle valeur entraĂźne nĂ©cessairement telle autre.

Soit, par exemple, l’individu dont nous parlions et qui donne pour prĂ©misse Ă  sa foi, consciemment ou inconsciemment : « Je veux vivre et tout ce qui m’aide Ă  vivre a une valeur pour moi ». Bien des thĂ©ories morales ont essayĂ© de fonder sur ce point de dĂ©part une thĂ©orie des valeurs soi-disant rigoureuse et objective. Les utilitaristes anglais ont abouti par cette voie Ă  une morale qui dĂ©finit le bien par l’utile. J.-M. Guyau, avec le mĂȘme point de dĂ©part, aboutit Ă  une morale du pur altruisme : pour Guyau, seul l’altruisme fĂ©conde et Ă©panouit le vouloir vivre. Nietzsche a tirĂ© des mĂȘmes prĂ©misses une morale de la volontĂ© de puissance, et ainsi de suite. Or ces thĂ©ories ne se donnent pas seulement pour des Ă©tudes de fait, comme la psychologie ou la science des mƓurs de M. LĂ©vy-Bruhl, mais proprement pour des logiques de l’action, des thĂ©ories normatives prescrivant des rĂšgles Ă  la dĂ©duction des valeurs. Il est bien clair que de par leurs contradictions mĂȘmes ces thĂ©ories sont vouĂ©es Ă  l’échec et que si la science doit renoncer Ă  donner des rĂšgles Ă  la dĂ©duction logique, et Ă  ĂȘtre une logique normative, Ă  combien plus forte raison renoncera-t-elle Ă  donner des rĂšgles Ă  la dĂ©duction des valeurs.

Comment donc se fera cette dĂ©duction ? Un psychologue et moraliste de grande profondeur, Rauh, a prĂ©cisĂ© Ă  cet Ă©gard une notion qui nous semble fondamentale, et qui est l’exact Ă©quivalent de l’expĂ©rience logique dont nous parlions tout Ă  l’heure. Il l’a appelĂ©e « expĂ©rience morale », moral Ă©tant pris dans un sens trĂšs large qui englobe toutes les valeurs.

Le mot « expĂ©rience », dĂšs qu’on l’emploie pour dĂ©signer autre chose que l’expĂ©rience scientifique, donne lieu aux plus graves Ă©quivoques, comme l’ont montrĂ© entre autres chez nous l’article de M. LeclĂšre sur la VanitĂ© de l’expĂ©rience religieuse, et le livre de M. Reverdin sur la Notion d’expĂ©rience chez William James. La grosse difficultĂ©, lorsqu’on prĂ©tend lire en soi un Ă©tat d’ñme par « expĂ©rience directe » est, en effet, toujours de faire le dĂ©part entre ce qui est immĂ©diat, donc ce qui est donnĂ© Ă  proprement parler par l’expĂ©rience, et ce qui est mĂ©diat, c’est-Ă -dire ce que le sujet ajoute Ă  son insu de croyances, d’opinions et de prĂ©jugĂ©s, qui modifient la lecture de l’état immĂ©diat. Lorsque Mlle VĂ©, par exemple, la « Mystique moderne » de Flournoy, expĂ©rimente la prĂ©sence de l’« Ami intĂ©rieur » comme elle dit, elle fait elle-mĂȘme Ă  peu prĂšs le dĂ©part de ces deux Ă©lĂ©ments. Elle Ă©prouve comme « immĂ©diat » un certain sentiment de prĂ©sence, Ă  apparence personnelle, mais en mĂȘme temps elle sait qu’il ne s’agit pas lĂ  d’une prĂ©sence objective, car elle retrouve par intuitions fragmentaires, des analogies entre cette prĂ©sence et des personnes rĂ©elles qu’elle a connues et qui lui tiennent de prĂšs. Lorsqu’au contraire elle « expĂ©rimente » ses extases, elle renonce Ă  faire ce dĂ©part. Elle Ă©prouve Ă  la fois une prĂ©sence qui la saisit et la domine, et l’action directe de Dieu. AprĂšs coup, il est vrai, elle se demande s’il s’agit lĂ , ou non, du mĂȘme phĂ©nomĂšne que prĂ©cĂ©demment, si l’action directe n’est pas une intensification de l’Ami intĂ©rieur, etc., mais c’est au psychologue, en dernier ressort, Ă  faire la part de l’expĂ©rience immĂ©diate de Mlle VĂ© et la part de son interprĂ©tation thĂ©ologique, intimement fondue avec le contenu de cette expĂ©rience.

C’est au nom d’une confusion entre ces deux Ă©lĂ©ments distincts, l’expĂ©rience immĂ©diate, et son interprĂ©tation qui souvent est instantanĂ©e et inconsciente, que l’on a mis au compte du concept d’expĂ©rience religieuse quantitĂ© de conclusions apologĂ©tiques que la science Ă©videmment ne peut pas faire siennes. L’expĂ©rience religieuse n’a pas de valeur scientifique, parce qu’elle n’est pas communicable : pour ĂȘtre communicable, il faudrait qu’elle expĂ©rimente non des Ă©tats pris en eux-mĂȘmes mais des liaisons nĂ©cessaires d’états ou d’attitudes.

L’expĂ©rience morale de Rauh prĂ©tend au contraire, tout en restant une expĂ©rience strictement personnelle, ĂȘtre communicable, d’oĂč il est permis de conclure qu’elle est contrĂŽlable scientifiquement. Voici en quoi elle consiste. Le sujet part d’une hypothĂšse morale qu’il assume, d’un jugement de valeur qu’il croit pouvoir affirmer. Puis il « s’informe », comme dit Rauh, c’est-Ă -dire qu’il compare son point de dĂ©part avec l’opinion des autres, avec ses souvenirs propres et ses expĂ©riences passĂ©es. Ensuite il agit conformĂ©ment Ă  ses principes. Enfin il prend acte du rĂ©sultat, c’est-Ă -dire qu’il contrĂŽle si oui ou non son hypothĂšse a pu subsister, s’il se trouve aprĂšs l’action en Ă©tat de « bonne conscience », c’est-Ă -dire d’équilibre et de luciditĂ©, et Ă  quelles conclusions l’a menĂ© son point de dĂ©part.

L’exemple du socialiste militariste que nous donnions Ă  propos de l’expĂ©rience logique pourrait aussi bien servir d’exemple Ă  l’expĂ©rience morale. Il suffirait de se demander non pas seulement si les deux notions de socialisme et de militarisme sont contradictoires, mais ce que doit faire un socialiste consĂ©quent. Cet exemple unique que l’on peut prendre aux deux points de vue est d’ailleurs bien fait pour montrer l’intime parentĂ© de l’expĂ©rience logique et de l’expĂ©rience morale. La contradiction logique et la contradiction morale sont, en effet, les deux faces d’un mĂȘme phĂ©nomĂšne. L’exemple nous montre du mĂȘme coup que l’expĂ©rience est communicable, puisqu’elle aboutit, non pas Ă  dĂ©duire d’un Ă©tat d’ñme ou d’un sentiment une conclusion qui met en cause l’interprĂ©tation elle-mĂȘme de cet Ă©tat, mais simplement Ă  constater la liaison nĂ©cessaire de deux valeurs ou de deux attitudes. Si l’on affirme la premiĂšre — qu’elle soit vraie ou fausse, cela n’est pas en cause — eh bien, la seconde s’ensuit nĂ©cessairement.

Rauh n’a pas appliquĂ© ses idĂ©es Ă  la morale religieuse, bien que dans une Ɠuvre posthume il dĂ©clare que ses idĂ©es sont, si l’on veut, un retour Ă  la foi. Mais, puisque les hypothĂšses qu’assume le sujet dans son expĂ©rience morale ne sont en elles-mĂȘmes pas en cause, rien ne nous empĂȘche de gĂ©nĂ©raliser la mĂ©thode Ă  toutes les valeurs. Soit, par exemple, le cas du croyant qui ne peut attribuer Ă  sa reprĂ©sentation de Dieu une figure personnelle, mais qui met la plus haute valeur dans la communion avec une « PrĂ©sence » qui dĂ©passe la figure humaine et qui donne l’équilibre et la joie. Or, d’une telle valeur, que dĂ©duira le croyant dans le domaine de la priĂšre, par exemple ? Plusieurs types de priĂšres s’offrent en effet Ă  lui, le simple recueillement intĂ©rieur, sans recherche prĂ©cise, la priĂšre sans mots qui est l’effort vers un sentiment de paix et de bonne conscience, la priĂšre formulĂ©e, etc. L’expĂ©rience consistera Ă  chercher laquelle rĂ©sulte du point de dĂ©part admis, laquelle donne l’équilibre Ă  l’esprit tout en le garantissant que son point de dĂ©part n’a pas Ă©tĂ© faussĂ©. Ici de nouveau l’expĂ©rience est personnelle, sui generis, et cependant elle est communicable en ce qu’elle montre que telle attitude Ă©tant donnĂ©e (que l’on ne discute pas) telle autre s’ensuit nĂ©cessairement.

La diffĂ©rence entre une telle expĂ©rience et les Ă©tats religieux, dont s’occupe la recherche psychologique en gĂ©nĂ©ral, est la suivante. Personne ne force le sujet pensant Ă  ĂȘtre consĂ©quent avec lui-mĂȘme. Étant donnĂ© une valeur quelconque, elle pourra le mener Ă  des points d’arrivĂ©e multiples. De mĂȘme personne ne force le sujet pensant Ă  raisonner correctement, et Ă©tant donnĂ©e une prĂ©misse quelconque, il en pourra tirer tous les illogismes. La psychologie religieuse s’occupe de tous les Ă©tats religieux, sauf justement des jugements de valeur qui les estiment bons ou mauvais. La psychologie du raisonnement s’occupe de toutes les variĂ©tĂ©s de pensĂ©e, qu’elles soient sophistiques ou vraies. La psychologie des valeurs, au contraire, s’occuperait, si l’on accepte nos dĂ©ductions, de trouver, chez l’enfant et l’adulte, des liaisons correctes entre jugements dont on ne discute pas les prĂ©misses.

Ce que nous prĂ©tendons, en effet, ici comme dans le cas de l’expĂ©rience logique, ce sont les deux points suivants. D’une part la psychologie n’a aucune compĂ©tence pour prescrire telle forme Ă  la dĂ©duction des valeurs, pour prescrire tel rĂ©sultat plutĂŽt que tel autre Ă  l’expĂ©rience personnelle, pour dire par exemple au croyant dont nous parlons que seule la pratique de la priĂšre informulĂ©e est en accord avec sa foi en une PrĂ©sence divine impersonnelle, quand bien mĂȘme tous les croyants de ce type en arriveraient Ă  adopter la priĂšre informulĂ©e. NĂ©anmoins, une fois faite l’expĂ©rience personnelle, la psychologie des valeurs pourrait la contrĂŽler aprĂšs coup, et par lĂ  en justifier les dĂ©ductions, comme la psychologie justifie un raisonnement par les procĂ©dĂ©s que nous avons vus. Cette justification des expĂ©riences personnelles est Ă©videmment beaucoup plus dĂ©licate dans le cas des valeurs que dans celui des jugements logiques, mais voici de quelle maniĂšre on peut la concevoir. Disons d’emblĂ©e que ce contrĂŽle ne serait pas autre chose que la systĂ©matisation de celui que pratique spontanĂ©ment le bon sens. Il arrive tous les jours, dans les discussions entre croyants, que l’un d’entre eux mette en doute, en tout respect des convictions d’autrui d’ailleurs, la cohĂ©rence interne des opinions d’un proche. « Vous n’ĂȘtes pas consĂ©quent », dit-on. Tous deux arrivent alors Ă  l’entente, mĂȘme, sans changer aucunement de points de vue respectifs, simplement en faisant la preuve qu’un point de dĂ©part Ă©tant admis, on peut en tirer telles consĂ©quences. Voici donc les deux sortes de contrĂŽle dont disposerait la psychologie.

Premier contrĂŽle : celui du sujet pensant. Le sujet qui prĂ©tend passer de tel point de dĂ©part Ă  telles conclusions est, en effet, susceptible d’un certain nombre d’illusions qu’il est possible de dissiper. Ce sont lĂ  des observations qu’on peut faire couramment au cours d’une psychanalyse soigneuse, sans que l’analyste ne donne aucun conseil au sujet, lequel dĂ©brouille lui-mĂȘme spontanĂ©ment ses propres jugements de valeur. Admettons, par exemple, dans le cas de tout Ă  l’heure qu’un croyant continue Ă  pratiquer la priĂšre formulĂ©e en mots quand bien mĂȘme il n’admet plus un Dieu personnel. Il considĂšre alors ses paroles comme symboliques et non comme adressĂ©es Ă  une personne. La question qui se pose est de savoir si, dans le fait de prier de cette maniĂšre, le croyant ne contredit pas implicitement Ă  son point de dĂ©part conscient. Il met, par exemple, plus de choses dans le sentiment de PrĂ©sence qu’il adore, qu’il ne se l’imagine lui-mĂȘme. Dans ce cas une prise de conscience le ramĂšnera Ă  un autre point de dĂ©part, au Dieu personnel par exemple. Ou bien, au contraire, le fait d’une telle priĂšre pourrait ĂȘtre non pas la consĂ©quence de l’expĂ©rience qui lui sert soi-disant de point de dĂ©part, mais la consĂ©quence d’états antĂ©rieurs qui ont Ă©tĂ© refoulĂ©s. De telles survivances illogiques sont, en effet, trĂšs frĂ©quentes et inaperçues du sujet lui-mĂȘme. La prise de conscience, dans ce cas, lui fera changer de mode de priĂšre.

Il va de soi qu’en pratique, un psychologue n’a le droit de donner spontanĂ©ment aucun conseil Ă  cet Ă©gard. Le sujet qui livre sa vie Ă  un psychanalyste a droit au respect le plus absolu. Il vient Ă  l’analyse non comme Ă  une confession, mais comme Ă  un miroir oĂč il prendra conscience de lui seul et de ce qu’il veut ĂȘtre. Le psychologue n’a pas mĂȘme le droit, sur de tels points, de laisser entendre au sujet qu’il le tient pour consĂ©quent ou pour inconsĂ©quent. La cohĂ©rence elle-mĂȘme est affaire personnelle. Mais, si on le lui demande, le psychologue est Ă  mĂȘme de faire part des observations qu’il a poursuivies par-devers lui. Dans tous les cas analogues Ă  celui que nous venons de citer, la question de la cohĂ©rence interne du sujet et de sa non-contradiction peut donc ĂȘtre Ă©clairĂ©e par des moyens purement objectifs, contrĂŽlables par chacun et par consĂ©quent expĂ©rimentaux. Il y a donc lĂ  l’exact parallĂšle de ce qui peut se faire dans le contrĂŽle d’un raisonnement.

DeuxiĂšme contrĂŽle : celui des valeurs elles-mĂȘmes. À supposer que l’on ait par cette mĂ©thode relevĂ© et contrĂŽlĂ© quantitĂ© d’expĂ©riences individuelles, on aura Ă©videmment par lĂ  mĂȘme Ă©tabli des canons de valeur permettant de contrĂŽler, non pas les cas exceptionnels, mais les dĂ©ductions faisant appel Ă  ces mĂȘmes valeurs et concluant conformĂ©ment au canon.

C’est au nom de tels canons qu’il serait possible de poser en des termes expĂ©rimentaux et de rĂ©soudre le problĂšme d’expĂ©rience religieuse normale, pour un type psychologique donnĂ© et un groupe social donnĂ©, bien entendu. Nous disions tout Ă  l’heure qu’un tel problĂšme se poserait pour le psychologue comme un problĂšme de constance. Cette constance pourrait ĂȘtre trouvĂ©e au point de vue fonctionnel et au point de vue gĂ©nĂ©tique. Au point de vue fonctionnel, il se pourrait qu’on trouve dans les expĂ©riences les plus disparates des relations communes constantes entre des termes, qui eux, seraient diffĂ©rents d’un cas Ă  l’autre. Par exemple le besoin de sanctification, le besoin de priĂšre, etc., existeraient sous des formes chaque fois diffĂ©rentes, mais en soutenant entre eux des rapports constants. Dans le petit groupe de recherches psychologiques dont je vous parlais, cette unitĂ© fonctionnelle des expĂ©riences religieuses Ă©tait frappante, malgrĂ© des variations individuelles considĂ©rables.

Au point de vue gĂ©nĂ©tique, l’établissement de canons de valeurs montreraient, par exemple, qu’à partir d’un certain Ă©tat X1, l’évolution des valeurs se ferait dans un sens toujours le mĂȘme, de telle sorte que mĂȘme si les individus des stades X3 X4 X5, etc., diffĂ©raient entre eux, on pourrait toujours ne voir dans leurs Ă©tats respectivement normaux que les Ă©tapes successives d’une mĂȘme Ă©volution normale. Nous avons vu que la grande objection serait la protestation des sujets, qui prendraient toujours les stades plus Ă©voluĂ©s que le leur, soit pour une dĂ©viation accidentelle, soit pour une dĂ©cadence nĂ©cessaire de leur expĂ©rience propre. Il serait donc possible de rĂ©pondre victorieusement Ă  cette objection, si l’on a dĂ©fini les conditions d’une expĂ©rience lĂ©gitime et si la psychologie se trouve en mesure de contrĂŽler une telle expĂ©rience. Il suffirait de montrer aux sujets du stade X4, par exemple, que des individus partant des prĂ©misses de ce stade sont arrivĂ©s par une expĂ©rience lĂ©gitime Ă  des stades ultĂ©rieurs pour montrer qu’il n’y a pas eu dĂ©cadence.

Tels seraient donc les moyens de contrĂŽle dont pourrait bĂ©nĂ©ficier une psychologie des valeurs. Cette psychologie accumulerait patiemment un nombre toujours plus grand d’expĂ©riences personnelles contrĂŽlĂ©es. Elle aboutirait ainsi Ă  dĂ©crire une sĂ©rie de types diffĂ©rents et de stades successifs, qui auraient chacun leur structure et leur fonctionnement propres, et, partant, leurs jugements de valeurs originaux et lĂ©gitimes.

IV

Le moment est venu de discuter le plus gros des problĂšmes qui puisse se poser Ă  propos d’une telle Ă©tude des valeurs, et par lĂ  mĂȘme d’examiner une objection que vous n’avez pas manquĂ© de me faire depuis un moment. On peut accorder, en effet, que nous soyons en mesure de contrĂŽler si une expĂ©rience personnelle a Ă©tĂ© correctement faite ou non, si, autrement dit, il y a eu conclusion en accord avec les prĂ©misses, si le sujet ne s’est pas contredit en cours de route, n’a pas mis plus de choses dans les mots et les dĂ©ductions qu’il ne veut bien l’avouer et se l’avouer Ă  lui-mĂȘme. Mais, en admettant la lĂ©gitimitĂ© de ce contrĂŽle, on peut se demander s’il aboutira jamais Ă  l’établissement de canons des valeurs, pour la raison bien simple que les prĂ©misses sont laissĂ©es complĂštement au choix du sujet pensant lui-mĂȘme. La psychologie, en effet, doit s’abstenir de prescrire aucune valeur. Si elle peut justifier une dĂ©duction, c’est aprĂšs coup et sans discuter le point de dĂ©part de la dĂ©duction. La psychologie des valeurs serait formelle, comme la logique en gĂ©nĂ©ral, et ce caractĂšre formel risque d’ĂȘtre infiniment plus grave dans la question des valeurs que dans celle des jugements de constatation. Il risque de ruiner complĂštement l’idĂ©e d’une objectivitĂ© quelconque des valeurs. La psychologie des valeurs saurait ce qu’est la valeur pour une multitude de types psychologiques plus ou moins pulvĂ©risĂ©s : elle ne saurait pas ce qu’est une valeur elle-mĂȘme. Le grand logicien B. Russell a dit quelque part que la logique Ă©tait la science dans laquelle on ne sait pas de quoi l’on parle ni si ce qu’on dit est vrai, et ce paradoxe caractĂ©rise assez justement l’idĂ©e d’une thĂ©orie formelle.

Et, dans sa pĂ©riode de formation, une psychologie des valeurs serait, en effet, obligĂ©e d’ĂȘtre conforme Ă  ce caractĂšre, c’est-Ă -dire qu’elle devrait accepter sur un pied absolu d’égalitĂ© toutes les prĂ©misses et chercher Ă  quelles conclusions elles aboutissent sans juger ni ces prĂ©misses ni ces conclusions en elles-mĂȘmes, mais seulement dans leur accord mutuel. C’est le relativisme des valeurs le plus complet. Chaque expĂ©rience personnelle est Ă©tudiĂ©e d’un point de vue interne. Le nietzschĂ©en, qui partira de la volontĂ© d’accroĂźtre son moi, l’épicurien qui partira du dĂ©sir d’atteindre le bonheur, le sceptique qui partira de la volontĂ© de n’affirmer aucune valeur avec plus d’énergie que les autres, tous feront une expĂ©rience personnelle qui pourra ĂȘtre Ă©galement consĂ©quente, et Ă©galement lĂ©gitime parce que Ă©galement contrĂŽlable. Ce serait d’ailleurs dĂ©jĂ  un prĂ©cieux rĂ©sultat que d’avoir Ă©tabli avec mĂ©thode une sĂ©rie de sĂ©quences de cet ordre. Seulement, comme aucune des prĂ©misses ni aucune des conclusions ne serait meilleure que les autres, ce serait l’aveu de l’absence de tout critĂ©rium.

Nous croyons cependant qu’il existe un critĂ©rium, du point de vue de l’expĂ©rience elle-mĂȘme, c’est-Ă -dire du point de vue immanent et biologique de la vie de la pensĂ©e. Pour le montrer nous allons briĂšvement comparer ce problĂšme au problĂšme analogue qui se pose Ă  propos de la pensĂ©e logique elle-mĂȘme.

Il est clair, en effet, que la logique est Ă  cet Ă©gard logĂ©e exactement Ă  la mĂȘme enseigne. Elle est une Ă©tude du raisonnement vrai, mais qui n’a point de critĂ©rium de la vĂ©ritĂ©, autre qu’au point de vue de l’individu lui-mĂȘme ou qu’au point de vue immanent et biologique de la pensĂ©e. En effet, la vĂ©ritĂ© des prĂ©misses lui Ă©chappe, celle des conclusions lui Ă©chappe. Elle ne vĂ©rifie que la valeur des dĂ©ductions.

Mais voici le fait fondamental que les logiciens perdent facilement de vue et que nĂ©glige en particulier le paradoxe de B. Russell : il n’est pas possible de dissocier nettement la forme et le contenu des raisonnements. Comme le disent M. Lalande et M. Brunschvicg avec tant de justesse, il n’y a pas de logique formelle pure, la forme, c’est-Ă -dire la possibilitĂ© de dĂ©duire, est donnĂ©e par ce que M. Lalande appelle une Ă©puration progressive. Quiconque a fait de la psychologie du raisonnement enfantin sait Ă  quelle profonde vĂ©ritĂ© psychologique correspond cette notion de l’épuration : c’est par une longue et pĂ©nible acquisition de la non contradiction de la pensĂ©e que l’enfant arrive Ă  la logique adulte.

Si tels sont les rapports entre la forme et le contenu des raisonnements, il est Ă©vident qu’aprĂšs coup et par une sorte de choc en retour de la forme logique sur le contenu de la pensĂ©e, le principe de contradiction, qui semble au premier abord purement formel, permettra de juger certaines des prĂ©misses en elles-mĂȘmes et de procĂ©der Ă  une sĂ©lection des prĂ©misses et des conclusions. Le principe de contradiction ne permet pas de dire d’emblĂ©e si une prĂ©misse nouvelle est vraie ou fausse, mais, aprĂšs coup on s’aperçoit toujours Ă  un moment donnĂ©, si cette prĂ©misse est fĂ©conde ou non. C’est ainsi que lorsqu’un mathĂ©maticien invente un nouvel ĂȘtre mathĂ©matique, il ne sait parfois pas si cet ĂȘtre existe ou au contraire est contradictoire. Il raisonne simplement au moyen de cet ĂȘtre nouveau. S’il parvient Ă  prouver que cela ne conduit Ă  aucune contradiction il admet l’ĂȘtre nouveau, sinon il le dĂ©clare inexistant.

On le voit Ă  nouveau d’aprĂšs ces remarques, le principe de contradiction n’est pas une rĂšgle, au moyen de laquelle on puisse prĂ©voir le rĂ©sultat de la dĂ©duction, c’est une loi de l’esprit vivant qui veut rester cohĂ©rent et qui par une sĂ©rie d’expĂ©riences logiques cherche s’il peut continuer Ă  penser tout en gardant cette fidĂ©litĂ© vis-Ă -vis de lui-mĂȘme. C’est, si l’on veut, une loi d’équilibre psychologique, qui dĂ©crit l’équilibre entre des Ă©tats successifs, comme les lois d’équilibre en chimie physique expriment, mais aprĂšs coup, la structure et la persistance des rĂ©actions chimiques (la rĂ©action chimique serait comparable au contenu du raisonnement). Cette loi participe donc de la matiĂšre des raisonnements ; elle n’en peut rĂ©gler a priori les aspects, mais par ce fait mĂȘme elle en exprime aprĂšs coup le fonctionnement.

Si le principe de contradiction a cette signification psychologique et cette facultĂ© de choc en retour sur le contenu des raisonnements, et par consĂ©quent sur les prĂ©misses, il est Ă©vident que le problĂšme est exactement le mĂȘme pour les valeurs, qui elles aussi se succĂšdent suivant des lois d’équilibre et sont en accord les unes avec les autres. On peut dĂ©signer le principe de contradiction, appliquĂ© aux valeurs, du nom de principe des valeurs et l’énoncer comme suit : les valeurs qui se dĂ©duisent les unes des autres au cours de l’expĂ©rience morale doivent ĂȘtre en accord les unes avec les autres, et par consĂ©quent se reproduire mutuellement. Nous pouvons immĂ©diatement tirer de ce principe le critĂ©rium des valeurs : est une valeur ce qui engendre d’autres valeurs, ou, plus une valeur a de fĂ©conditĂ©, plus elle vaut.

En possession de ce critĂ©rium, le problĂšme des valeurs comporte donc une solution expĂ©rimentale. Nous ne voulons prĂ©juger en rien de cette solution, qui est Ă  trouver a posteriori. Tout le problĂšme revient Ă  chercher quelles sont les expĂ©riences qui donnent naissance au maximum de valeurs. Dira-t-on que ce problĂšme est insoluble, parce qu’une valeur en engendre toujours d’autres, quel que soit le point de dĂ©part adoptĂ©, parce qu’autrement dit l’individu est toujours capable de crĂ©er des valeurs ? L’égoĂŻste, qui met la seule valeur en lui, donnera, par exemple, de la valeur Ă  quantitĂ©s de menus plaisirs, qui n’en auront prĂ©cisĂ©ment plus pour l’altruiste. PosĂ© en ces termes, le problĂšme devient susceptible d’une solution positive 3. La valeur c’est le rapport affectif entre un sujet et un objet donnĂ©. Le problĂšme de la fĂ©conditĂ© des valeurs revient Ă  la question de savoir quelle est l’attitude qui dĂ©veloppe le plus ce rapport, autrement dit l’amour. Or, certaines valeurs sont exclusives, et se dĂ©truisent finalement elles-mĂȘmes. D’autres sont comprĂ©hensives, et se renouvellent elles-mĂȘmes. La valeur suprĂȘme est donc toujours l’amour par le simple fait que les valeurs d’une mĂȘme expĂ©rience individuelle sont tenues Ă  se reproduire mutuellement.

⁂

Il nous reste Ă  conclure.

Nous nous sommes placĂ©s jusqu’ici au point de vue de la psychologie des valeurs, c’est-Ă -dire Ă  un point de vue strictement expĂ©rimental. En ce sens, nous croyons ĂȘtre restĂ©s fidĂšles Ă  la solution que donnait Flournoy du problĂšme de la science et de la foi. La science constate, la foi Ă©value, et cette Ă©valuation est toujours en dernier ressort affaire de dĂ©cision personnelle. Mais ces dĂ©cisions personnelles elles-mĂȘmes peuvent ĂȘtre cataloguĂ©es et dans une certaine mesure expliquĂ©es. Il y a donc une science des valeurs, qui n’est pas une Ă©valuation, mais une explication, donc un auxiliaire des Ă©valuations. Cette science explique les Ă©valuations du point de vue de l’expĂ©rience et du point de vue biologique. En cela elle obĂ©it aux deux principes que Flournoy donnait Ă  la psychologie religieuse. Abstraction de la transcendance, d’abord. En effet, le catalogue et le contrĂŽle des expĂ©riences personnelles d’évaluations est toujours fait d’un point de vue purement immanent, le point de vue de la cohĂ©rence interne du sujet. InterprĂ©tation biologique, ensuite. En effet, de ramener les valeurs au fonctionnement mĂȘme du sujet pensant et en dernier ressort Ă  l’amour, c’est rester fidĂšle aux traditions les plus psychanalytiques elles-mĂȘmes. Par consĂ©quent, et en tant que cette science est une explication des valeurs du point de vue de l’expĂ©rience, elle n’a rien Ă  prescrire Ă  personne. Elle ne dit pas : « Vivez conformĂ©ment Ă  l’expĂ©rience et adoptez les valeurs de l’expĂ©rience », elle dit : « Du point de vue de l’expĂ©rience, voici ce qu’est la valeur ». C’est donc toujours Ă  la foi, et cela prouve combien la solution de Flournoy reste nĂ©cessairement vraie, Ă  Ă©valuer en dernier ressort pour, contre ou simplement avec l’expĂ©rience.

Il paraĂźtra peut-ĂȘtre Ă  certains que le plus sage, au point de vue de la foi, est de vivre non pas pour, mais avec l’expĂ©rience, et de n’affirmer, au delĂ  de l’expĂ©rience, qu’une seule chose, c’est que cette valeur donnĂ©e par elle a une portĂ©e absolue. Nous ne pouvons, dans l’expĂ©rience, penser ni vivre de maniĂšre cohĂ©rente en dehors du principe des valeurs. Il n’est donc pas tĂ©mĂ©raire de croire que par un de ses aspects au moins, la rĂ©alitĂ© en soi est en accord avec notre foi, et qu’il y a par consĂ©quent une valeur absolue. C’est la foi en cette valeur absolue qui nous anime lorsque nous parlons de Dieu, en notre langage humain approximatif et incomplet. Il n’en faut pas plus pour conserver en nous l’enthousiasme. Tout en sachant que les termes mĂȘmes de notre langage nous incitent incessamment Ă  dĂ©passer ce point de vue critique et Ă  prolonger notre expĂ©rience des valeurs par une mĂ©taphysique ontologique, nous savons de plus en plus trouver la joie dans un sacrifice au rĂ©el, qui est une limitation pour notre curiositĂ© plus qu’une diminution de notre foi.

J’ai terminĂ© les rĂ©flexions que j’avais Ă  vous soumettre.

Je vous ai probablement déçus. Vous attendiez peut-ĂȘtre que je prenne la dĂ©fense des valeurs religieuses et que je fasse une apologie de la foi. Il m’a semblĂ© plus utile, pour nous qui croyons Ă  ces valeurs, de chercher avec vous une mĂ©thode de contrĂŽle de nos propres affirmations. Mais ce ne sont lĂ  encore que des paroles. J’aimerais maintenant vous proposer mieux : mettons-nous Ă  l’ouvrage. À qui reviendrait ce travail de contrĂŽle sinon Ă  une Association d’étudiants qui font profession du respect des sentiments religieux et sont rĂ©unis pour les examiner en toute objectivité ? Je vous engage donc Ă  nommer immĂ©diatement une commission d’enquĂȘtes psychologiques de l’Association. Un champ de travail prĂ©liminaire et dĂ©jĂ  immense s’offrirait Ă  cette commission : faire enquĂȘte sur ce que nous croyons et ne croyons pas, nous tous qui formons l’Association, et pourquoi nous le croyons. Une telle mise au point, qui s’impose je crois Ă  notre sincĂ©ritĂ©, risquerait de nous diviser au point de vue mĂ©taphysique. Elle ne nous divisera jamais si on la fait du point de vue psychologique, car de ce point de vue nous verrons, sous les opinions diverses, un mĂȘme idĂ©al et un mĂȘme service.