Les enfants comprennent-ils les conjonctions "quoique", "bien que", etc. ? : conjonctions de discordance (1923) a

Un moyen, parmi bien d’autres, de saisir sur le vif la manière dont pensent et raisonnent les enfants consiste à étudier comment ils emploient ou comprennent les conjonctions qui marquent des rapports de pensée. Parmi ces conjonctions nous avons étudié celles qui indiquent un rapport de cause ou de raison (« parce que », « puisque », etc.), ou de consécution (« donc », « alors » pris dans le sens de « donc », etc.), et les conjonctions dites de « concession » ou de « restriction », qu’il vaut mieux appeler avec M. Bally conjonctions de « discordance », parce qu’elles marquent une discordance entre la cause et l’effet (« quoique », « bien que », « malgré que », « quand même », etc.).

Or, il est un fait facile à constater, c’est que dans le langage spontané des enfants, jusqu’à un âge que nous ne connaissons pas, mais qui est en tout cas postérieur à 11-12 ans, la relation de discordance n’existe pas. Du moins il n’y a pas de conjonctions de subordination marquant cette relation : le « quoique » est absent. On trouve bien le mot « quand même » employé adverbialement dans le sens de « mais » : « Dis voir, j’ai six ans. — Moi je suis quand même le plus fort. » (6 ½ ans.) Mais le mot « quand même » n’est jamais employé comme synonyme de « quoique » (« Je pars quand même il pleut »), c’est-à-dire en tant que conjonction de subordination. Autrement dit, la relation de discordance n’est jamais pleinement explicitée, elle ne dépasse pas la relation élémentaire marquée par le « mais », laquelle exprime simplement une surprise devant l’inattendu ou une objection, ou une concession, bref, une discordance implicite, mais non explicitée.

On peut se demander si l’enfant, bien qu’il n’emploie pas les termes explicites de discordance, les comprend lorsqu’on les prononce devant lui. Pour résoudre la question nous avons prié quelque deux cents enfants de compléter des phrases telles que :

J’ai de grands camarades quand même…

Il m’a donné une gifle quoique…

J’ai donné ma bicyclette à Jean bien que…

J’ai mangé encore un petit pain quoique… etc., etc.

Voici les résultats obtenus à 7-9 ans. Si l’on convient qu’un test est réussi lorsque le 75 % des enfants d’un âge donné ont répondu correctement, on peut admettre qu’à ces âges la discordance est encore incomprise. Le tableau ci-dessous indique les réponses justes :

[Conjonctions] 7 ans 8 ans 9 ans
Garçons Garçons Filles Garçons Filles
Bien que 0 % 16 % 10 % 13 % ? 7 % ?
Quoique 9 % 18 % 16 % 21 % 17 %
Malgré que 18 % 42 % 32 % 43 % 42 %
Quand même 22 % 44 % 39 % 50 % 50 %

D’où provient un tel fait ? A-t-il quelque intérêt pour la psychologie de la pensée ou est-il purement verbal ? C’est ce que nous allons examiner. Nous allons d’abord contrôler par l’examen individuel de quelques enfants les résultats statistiques indiqués à l’instant, puis nous rechercherons quelle peut être la signification du fait.

À l’examen individuel, certains enfants répondent d’une manière manifestement fantaisiste à toutes les phrases à compléter qu’on leur soumet.

Nour (6 ans) : « Jean est parti malgré qu’il est parti pour la montagne. » — « Émile joue dans la rue malgré pas être écrasé par les autos. » Ber (6 ans) : « Je me suis baigné malgré qu’on ne [se] fasse pas du mal. » — « Ce garçon m’a donné une gifle malgré ça me faisait mal. » Cette dernière phrase veut dire : « Et ça m’a fait mal », comme nous l’avons vérifié.

À ce stade il est difficile de savoir si le « malgré que » veut dire « et » ou « parce que ». En fait les enfants répondent complètement au hasard.

Chez d’autres sujets, par contre, on peut nettement reconnaître ce qu’a voulu dire l’enfant. On observe alors que tantôt le terme de discordance veut dire « et » tantôt « parce que » et tantôt qu’il est employé correctement. Étant donné ce mélange des réponses, on est évidemment autorisé à conclure dans de tels cas que la discordance n’est pas encore comprise. Voici des exemples :

Léo (8 ans). Fille : « Émile joue dans la rue quand même il fait froid » (correct). « Il ne fait pas encore nuit malgré qu’il fait encore jour » (= et, ou parce que). « J’ai de grands camarades malgré ils sont gentils » (= mais). « Il est tombé du char malgré que ça fait mal » (= et). « Il est tombé du char quand même il ne s’est pas fait mal » (= mais, ou quand même pris adverbialement : « Il ne s’est quand même pas fait mal »). « Il ne fait pas encore nuit quand même c’est jour » (= et, ou parce que).

On voit que même le mot « quand même » n’est pas compris de manière uniforme par Léo.

Ral (8 ans) : « Émile joue dans la rue quand même il s’amuse » (= et). « Il fait chaud aujourd’hui quand même qu’il pleut » (correct). « René partira pour la montagne quand même il va loin » (= et). « J’ai marché encore trois heures de temps quand même c’est beaucoup » (correct ou juxtaposition). « J’ai mangé encore un petit pain quand même c’est pas cher » (= et, ou parce que). « J’ai donné une gifle à Paul quand même il pleure » (= et).

Quelques instants après, nous répétons les mêmes phrases à Ral qui les complète de la manière suivante : « Émile joue dans la rue quand même il fait beau » (= et). « Il fait chaud aujourd’hui quand même le temps est joli » (= et, ou parce que). « J’ai mangé encore un petit pain quand même il est bon » (= et, ou parce, que), etc.

Maz (8 ans) : « Ce monsieur est tombé du char malgré que le cheval a glissé » (= parce que). « Il fait chaud aujourd’hui malgré qu’il pleut » (correct). Ce monsieur est tombé de sa bicyclette malgré qu’il a pédalé trop fort » (= parce que). « Il s’est fâché contre moi quoique je ne voulais pas [lui] causer » (= parce que).

Tac (9 ans) : « Il faut le soigner malgré qu’il s’est fait mal » (= parce que). Tac emploie également le « malgré que » dans le sens de « et », de « mais », et du « quoique » proprement dit.

Sug (9 ans) : « Je n’ai pas été mouillé quoique j’avais un parapluie » (= parce que).

On pourrait citer de ces exemples à profusion, et pour chacune des quatre conjonctions de discordance que nous avons étudiées. Il ne semble donc pas téméraire d’affirmer qu’à l’âge où nous avons étudié nos enfants, la discordance explicite, c’est-à-dire celle qui est marquée par une conjonction de subordination, est incomprise (ce qui ne veut pas dire que la discordance implicite, marquée par une conjonction de coordination comme « mais » ou par un adverbe faisant cet office, comme le « quand même », le soit également).

Évidemment, on peut critiquer notre technique. Autre chose est, en effet, de sentir la différence entre une liaison causale, une liaison de juxtaposition et une liaison de discordance, lorsqu’on entend parler autrui (comme l’enfant lorsqu’il entend parler l’adulte), et autre chose est de savoir manier ces mêmes liaisons soi-même au point d’être capable de terminer une phrase incomplète qui l’implique. Nous n’en disconvenons nullement. Mais on peut tout aussi légitimement estimer que la vraie compréhension implique tout au moins un début de maniement : en fait il n’y a entre ces deux moments qu’un décalage de quelques mois.

Cela dit, et en faisant les réserves que nécessite la différence du langage compris et du langage parlé, on peut se demander à quels facteurs est due cette incompréhension de la discordance explicite.

La discordance explicite, autrement dit la discordance marquée par les conjonctions de subordination (puisque, bien que, malgré que, quand même) n’est comprise que vers 11-12 ans (il n’y a presque plus d’erreurs à 13 ans). Pourquoi cette date ? La raison peut, semble-t-il, en être inférée de la nature logique de la relation de discordance. En effet, cette liaison, à l’encontre de la liaison de causalité ou des autres liaisons marquées par le mot « parce que », suppose nécessairement la conscience de propositions générales, ou du moins elle exige la prise de conscience de propositions plus générales que ce n’est le cas pour les liaisons de causalité. Comparons, en effet, ces deux propositions : « Ce morceau de bois flotte parce qu’il est léger » et : « Ce caillou a coulé au fond de l’eau quoiqu’il soit léger ». La première des deux affirmations ne nécessite nullement, pour l’enfant, la conscience de cette loi : « Tous les corps légers flottent ». Elle conduit à cette généralisation, mais ne l’implique pas. En effet, nous savons deux choses de par des expériences que nous avons faites : 1° L’enfant qui vient d’affirmer que tel morceau de bois flotte parce qu’il est léger, dira tôt après que tel autre flotte parce qu’il est gros, qu’un bateau flotte parce qu’on rame, qu’un grand bateau flotte parce qu’il est lourd et qu’il a de la force, etc. — 2° D’autre part le même enfant sait très bien qu’un petit clou ou un petit caillou, qui coulent immédiatement au fond de l’eau, sont plus « légers » que le morceau de bois dont il a dit qu’il flottait parce que léger. — Bref, que l’on prenne la proposition : « Ce morceau de bois flotte parce qu’il est léger » sous l’un ou l’autre de ces aspects, elle ne nécessite pas la conscience d’une loi ; c’est une explication particulière donnée par l’enfant à côté d’autres explications particulières. On a souvent eu l’illusion que les enfants maniaient des idées et des propositions plus générales que nous, adultes. Ribot 1 et bien d’autres, ont montré qu’il n’en était rien : l’enfant applique simplement toutes les fois qu’il le peut — par simple économie de pensée — une explication qu’il a trouvée dans un cas particulier. Mais cela ne prouve pas qu’il cherche des explications ou des lois générales. Au contraire, l’expérience nous a montré qu’un grand nombre d’explications diverses et même contradictoires peuvent coexister chez un même enfant.

Prenons au contraire la proposition : « Ce caillou a coulé quoiqu’il soit léger ». Une telle affirmation suppose nécessairement la conscience d’une exception, et (comme il n’y a pas d’exception sans règle) la conscience d’une loi plus ou moins générale, telle que précisément « tous les corps légers flottent » ou « la plupart des corps légers flottent », etc. Il ne faut assurément pas exagérer la nécessité d’avoir de telles propositions générales dans la conscience pour savoir manier le « quoique ». Par exemple, la proposition : « Je n’ai pas été mouillé quoiqu’il ait plu » ne suppose pas une capacité de généralisation beaucoup plus puissante que la proposition : « J’ai été mouillé parce qu’il a plu. » Néanmoins, il semble incontestable que les habitudes de pensée supposées par l’emploi de la discordance exigent, sensiblement plus que celles dont fait preuve l’emploi du « parce que », le maniement des propositions générales.

Cela étant, nous pouvons comprendre pourquoi la compréhension de la discordance explicite apparaît vers 11-12 ans ; des recherches antérieures nous ont montré que c’est précisément vers 11-12 ans que l’enfant devient apte au maniement des propositions générales et s’astreint spontanément aux règles de raisonnement supposant ces propositions générales.