Une croyance enfantine (1924) a

Une des croyances spontanées qui sont les plus instructives pour préciser la nature des représentations du monde chez l’enfant est sans contredit la croyance suivant laquelle les enfants croient que le soleil et la lune les suivent dans leurs promenades.

Cette croyance a été parfois observée par les psychologues. Il nous a paru utile d’en faire une étude systématique. Nous avons, dans ce but, interrogé une soixantaine de petits Genevois, de classe populaire, âgés de 4 à 12 ans environ.

La technique à suivre, pour ne pas suggestionner l’enfant, est extrêmement simple. On demande sans plus à l’enfant : « Quand tu te promènes, qu’est-ce qu’il fait le soleil ? » Si l’enfant croit que le soleil le suit, il répondra d’emblée : « Il nous suit ». S’il n’a pas cette croyance, la question est trop vague pour suggérer quoi que ce soit. L’enfant répondra alors : « Il nous éclaire, il nous chauffe » etc. On peut aussi demander sans plus : « Le soleil bouge-t- il ? » Cela suffit souvent à faire parler l’enfant spontanément.

Nous avons trouvé trois stades. Durant le premier l’enfant croit que le soleil et la lune le suivent, comme ferait un oiseau à la hauteur des toits. Ce stade s’étend, en moyenne, jusqu’à 8 ans, mais on en trouve encore des représentants jusqu’à 12 ans. Durant un deuxième stade, l’enfant admet à la fois que le soleil nous suit et qu’il ne nous suit pas. Il y a là une contradiction que l’enfant subit et qu’il cherche à lever : le soleil est immobile, mais ses rayons nous suivent, ou le soleil reste sur place, mais en pivotant de manière à nous regarder toujours, etc. L’âge moyen des enfants de ce stade est de 8 à 10 ans. Enfin dès 11-12 ans, en moyenne, l’enfant sait que le soleil et la lune paraissent seulement nous suivre, mais que c’est une illusion due à l’éloignement de ces astres.

Au point de vue de l’animisme, qui nous intéresse principalement ici, les deux premiers stades sont animistes, le troisième marque en général la disparition de l’animisme relatif aux astres. Durant le premier stade l’enfant attribue franchement et sans réticence la conscience et la volonté au soleil et à la lune.

Voici des exemples du premier stade :

Jac (6 ans) : « Le soleil bouge ? (Ces mots marquent le début de l’interrogatoire : nous n’avons rien demandé auparavant à Jac, sinon son nom et son âge.) — Oui, quand on marche, il nous suit. Quand on contourne, il décontourne aussi. Il vous suit jamais, vous ? — Pourquoi il bouge ? — Parce que quand on marche, il marche. —  Pourquoi il marche ? — Pour entendre ce qu’on dit, nous. — Il est vivant ? — Oh ! c’est sûr ! Autrement il pourrait pas nous suivre, il pourrait pas briller. » Un moment après : « La lune bouge ? — Aussi quand on marche, bien plus que le soleil, parce que quand on court, elle court, et puis, le soleil quand on court, il marche. Parce que la lune elle est plus forte que le soleil, elle va plus fort. Le soleil peut jamais l’attraper. (En effet, l’illusion est beaucoup plus nette avec la lune qu’avec le soleil.) — Quand on ne marche pas ? — La lune s’arrête. Mais moi quand je m’arrête, un autre court. —  Si toi tu cours et qu’un de tes camarades court dans l’autre sens, qu’est-ce qui se passe ? — Elle va avec l’autre. » À la fin de l’interrogatoire, lequel a porté ensuite sur la cause des mouvements en général, nous demandons : « Comment il bouge aujourd’hui, le soleil ? — Il bouge pas, parce qu’on marche pas. Ah ! si, il doit bouger, parce qu’on entend un char. »

Bov (6 ; 5) : « Quand tu te promènes, qu’est-ce que fait le soleil ? — Il vient avec moi. — Puis si tu rentres à la maison ? — Il va avec une autre personne. — Dans le sens où il allait avant ? — Ou bien dans l’autre sens. — Il peut aller dans tous les sens ? — Oui. — Il peut aller où il veut ? — Oui. —  Et quand deux personnes vont en sens inverse ? — Il y a beaucoup de soleils. —  Tu les as vu les soleils ? — Oui, plus qu’il y en a, plus que je me promène, plus que j’en vois. » Un moment après : « La lune bouge ? — Oui, quand je veux aller au bord du lac le soir, que je suis dehors, la lune vient avec moi le soir. Si je veux prendre le bateau, la lune vient aussi avec moi, comme le soleil, il vient aussi quand il est pas encore couché. »

Cam (6 ans) dit du soleil : « Il vient avec nous parce qu’il nous regarde. — Pourquoi il regarde ? — Il regarde si on est sage. La lune vient la nuit parce qu’il y a des gens qui veulent travailler. — Pourquoi la lune bouge ? — C’est l’heure d’aller travailler. Alors la lune vient. — Pourquoi elle bouge ? — Parce qu’elle va travailler avec les Messieurs. — Tu crois ça ? — Oui. — Elle travaille ? — Elle regarde si ils travaillent bien. »

Hub (6 ½) : « Qu’est-ce qu’il fait le soleil quand tu te promènes ? — Il bouge. —  Comment ? — Il va avec moi. — Pourquoi ? — Pour éclairer, pour qu’on voie clair. — Comment il va avec toi ? — Parce que je le regarde. —  Qu’est-ce qui le fait avancer quand il va avec toi ? — Le vent. —  Le vent sait où tu vas ? — Oui. Quand je me promène, où va le soleil ? — Il avance avec vous. — (Nous montrons à Hub deux promeneurs allant en sens contraire.) Tu vois, si toi tu vas là-bas et moi ici, qu’est-ce qu’il fera le soleil ? — Le soleil ira avec vous. — Pourquoi ? — Avec moi… »

Jac (6 ½) : « Qu’est-ce qu’elle fait la lune quand on se promène ? — Elle roule avec nous. — Pourquoi ? — Parce que c’est le vent qui la fait aller. —  Le vent sait où on va ? — Oui. — Et la lune ? — Oui. — Elle fait exprès de venir avec nous ou elle est forcée ? — Elle vient pour nous éclairer. » « Où tu t’es promené ? — Sur la Plaine. (La Plaine de Plainpalais, une promenade publique.) La lune elle roulait. — Elle te voit ? — Oui. — Elle sait quand tu te promènes sur la Plaine ? — Oui. — Ça l’intéresse ? — Oui, ça l’intéresse. —  Elle sait ton nom ? — Non. — Et le mien ? — Non. — Elle sait qu’il y a des maisons ? — Oui. — Elle sait que j’ai des lunettes ? — Non. »

Sac (7 ans) : « Qu’est-ce qu’il fait le soleil quand tu te promènes ? — Il bouge. Quand je bouge pas, il bouge pas non plus. Et la lune aussi. — Si tu vas en arrière ? — Il retourne. »

Kenn (7 ans) : « Tu as déjà vu la lune ? — Oui. —  Qu’est-ce qui se passe ? — Elle nous suit. —  Elle nous suit pour de vrai ? — Oui. — Elle n’avance pas ? — Non. — Alors elle ne nous suit pas pour de vrai ? — Elle nous suit. —  Pourquoi elle nous suit ? — Pour nous montrer le chemin. —  Elle sait le chemin ? — Oui. — Quels chemins ? — … — Elle connaît les chemins de Genève ? — Oui. — Ceux du Salève ? — Non. — Ceux de France ? — Non. — Et les gens en France, qu’est-ce qu’elle fait la lune ? — Elle les suit. —  Il y a aussi la lune, là-bas ? — Oui. — C’est la même qu’ici ? — Non, une autre. »

Giamb à 7 ans nous a dit que c’est nous qui faisions avancer les astres : « Qu’est-ce qui la fait avancer la lune ? — C’est nous. — Comment ça ? — En marchant. » Nous avons pu examiner à nouveau Giamb à 8 ½ ans : il croyait toujours être suivi par les astres. « Quand tu te promènes, qu’est-ce qu’il fait le soleil ? — Il nous suit. — Et la lune ? — Oui, comme le soleil. —  Si quelqu’un vient à ta rencontre, qui est-ce qu’elle suivra ? — Elle suit l’un, et quand il rentre, elle suit l’autre. »

Broun (8 ans). La lune « avance avec nous, elle nous suit. — Elle nous suit vraiment ou on dirait seulement qu’elle nous suit ? — Elle nous suit vraiment pour de vrai. »

Sart (12 ⅓) : « La lune peut faire ce qu’elle veut ? — Oui, quand on marche, elle nous suit. —  Elle te suit ou elle ne bouge pas ? — Elle me suit. Elle s’arrête si je m’arrête. —  Si je marche aussi, qui est-ce qu’elle suivra ? — Moi. — Lequel ? — Vous. — Tu crois qu’elle suit tout le monde ? — Oui. —  Elle peut être partout à la fois ? — … »

On voit assez combien spontanées sont ces réponses d’enfants. Les contre-suggestions ne font rien. La question de savoir si les astres nous suivent réellement ou seulement en apparence, n’est pas comprise. La question des deux promeneurs allant en sens inverse déroute l’enfant, mais ne le détrompe pas. Les réponses suivantes, du deuxième et du troisième stades montrent assez, par comparaison, combien les réponses précédentes dénotent vraiment une croyance ancrée et systématique.

Voici des cas du deuxième stade : les astres nous suivent tout en ne bougeant pas.

Sart (11 ; 5) : « Elle bouge la lune ? — Oui. — Quand on se promène, qu’est-ce qui se passe ? — On la voit tout le temps avancer. — Elle nous suit, ou pas ? — Elle nous suit parce qu’elle est grosse. — Elle avance ou pas ? — Oui… » « Quand la lune nous suit, elle bouge ou pas ? — … J’sais pas. » Sart ne comprend manifestement pas : il a, d’une part, l’impression que la lune nous suit, d’autre part, l’impression qu’elle ne bouge pas. Sart n’arrive pas à faire la synthèse.

Lug (12 ; 3) ne se contente pas, comme Sart, de deux croyances contradictoires simultanées, elle essaye d’une conciliation : « Qu’est-ce qu’elle fait la lune, quand on se promène ? — Elle nous suit. — Pourquoi ? — Ses rayons nous suivent. — Elle bouge ? — Elle bouge, elle nous suit. — Dis donc… (exemple des deux promeneurs en sens inverse). — Elle reste. Elle peut pas suivre tous les deux. — C’est déjà arrivé qu’elle ne te suive pas ? — Quand on court des fois. — Pourquoi ? — On va trop vite. — Pourquoi elle nous suit ? — Pour voir où on va. — Elle nous voit ? — Oui. — Quand il y a beaucoup de gens en ville, qu’est-ce qu’elle fait ? — Elle suit un autre. — Lequel ? — Plusieurs. — Comment elle fait ? — Avec ses rayons. — Elle les suit pour de vrai ? — On dirait que c’est nous et on dirait que c’est la lune. — Elle bouge ? — Elle bouge. —  Comment cela fait ? — Elle reste et ses rayons nous suivent (!) ».

Brul (8 ans) : « Qu’est-ce qu’il fait le soleil, quand on se promène ? — II nous suit. — Pourquoi ? — Pour nous éclairer. —  Il nous voit ? — Oui. —  Alors, il avance ? — Non, on dirait… —  Alors qu’est-ce qui nous suit ? — Il nous suit, mais il reste sur place (!) —  Comment ça se fait ? — Quand les gens veulent le regarder, on le voit tous sur nous. » Brul nous explique alors « qu’il reste sur place » mais qu’il « envoie ses rayons ».

On voit assez en quoi consistent ces croyances. L’enfant continue à croire que le soleil nous suit. Mais il a découvert (comme nous verrons Mart le faire grâce à une expérience) ou appris que le soleil ne bouge pas. Il ne comprend pas comment ces deux faits sont simultanément possibles. Dès lors, comme Sart, il admet les deux thèses contradictoires sans conciliation : on voit d’ailleurs que Sart a dû apprendre que les astres sont « gros », mais il n’a pas compris la portée du fait, comme le montrent les conclusions qu’il en tire. Ou bien, comme Lug et Brul l’enfant a cherché lui-même une solution, et admis alors que l’astre est immobile mais que ses rayons nous suivent !

Voici maintenant deux cas intermédiaires entre le deuxième et le troisième stade :

Mart (9 ; 5) : « Qu’est-ce qu’elle fait la lune quand tu te promènes ? —  Elle nous suit, puis elle reste tranquille. C’est nous qui avance et puis la lune elle s’approche tout le temps de nous quand on s’avance. —  Comment elle nous suit ? — Elle reste tranquille et puis c’est nous qui s’approche d’elle. —  Comment tu as trouvé ça ? — Quand on avançait devant les maisons, on la voyait plus, on voyait le mur. —  Alors, qu’est-ce que tu t’es dit ? — Qu’elle avait pas bougé. — Pourquoi croyais-tu qu’elle te suivait ? — Je me suis trompé : quand il y avait pas de maison, on la voyait tout le temps devant nous. — Pourquoi est-ce qu’elle avance ? — Personne ne la fait avancer ! Elle reste sur place. »

Falq (8 ans) dit aussi de la lune : « Elle nous suit. — Pourquoi ? — Parce qu’elle est haute et tout le monde la voit. —  Si tu te promènes et moi aussi, mais dans l’autre sens, qui elle suivra ? — Elle vous suit parce qu’elle est plus près de vous. — Pourquoi ? — Parce que vous êtes devant. —  Pourquoi elle est plus près ? — Elle reste toujours au même endroit. »

Mart et Falq sont encore du deuxième stade en ce qu’ils croient que nous nous rapprochons de la lune en avançant et qu’ainsi l’illusion a quelque chose de fondé. Mais ils sont déjà du troisième stade en ce qu’ils n’admettent plus que la lune se déplace en quoi que ce soit (ses rayons ne nous suivent plus).

Voici maintenant des exemples du troisième stade. L’illusion est cette fois entièrement comprise :

Péc (7 ; 3) : « Le soir quand tu te promènes, la lune bouge ? — Elle est loin, puis on dirait qu’elle avance mais c’est pas vrai. »

Hug (10 ; 9) : « Quand on marche on dirait que la lune nous suit, parce qu’elle est grande. — Est-ce qu’elle nous suit ? — Non. Avant je croyais qu’elle nous suivait et qu’elle nous courait après. »

Duc (7 ½) : « Qu’est-ce qu’il fait le soleil quand tu te promènes ? — Il brille. — Il te suit ? — Non, mais on le voit partout. — Pourquoi ? — Parce qu’il est très grand. »

Telle est l’évolution de la croyance en la marche intentionnelle des astres. La parfaite continuité de ces réponses, ainsi que la richesse des récits des enfants les plus jeunes nous montrent très suffisamment qu’il s’agit là d’une croyance spontanée, née de l’observation directe et formulée par l’enfant bien avant que nous l’ayons interrogé. La généralité de cette croyance spontanée est intéressante à trois points de vue.

Tout d’abord, les faits que nous venons d’énumérer montrent assez l’existence d’un animisme enfantin, et d’un animisme non pas théorique (destiné à expliquer les phénomènes) mais affectif et supposant que les astres s’intéressent, à nous :

« Des fois il nous regarde, dit Fran (9 ans) en parlant du soleil, il nous regarde comme on est joli, des fois. — Tu te crois joli ? — Oui, le dimanche, quand je suis habillé en homme ». « Elle regarde et puis elle nous surveille, dit Ga (8 ½) de la lune. « Quand je marche, elle marche ; quand je m’arrête, il s’arrête. Ils font les perroquets. — Pourquoi ? — Elle veut faire ça qu’on fait. — Pourquoi ? — Parce qu’elle est curieuse. »

Pur (8 ; 8). Le soleil marche « pour entendre ce qu’on dit ». Jac (6 ans), « Il regarde si on est sage » et la lune « regarde si ils (les Messieurs) travaillent bien. » Cam (6 ans), etc.

Ensuite, ces croyances sont d’un grand intérêt au point de vue des relations entre la magie et l’animisme. Certains enfants croient qu’ils sont eux-mêmes cause du mouvement des astres : « C’est moi (qui les fait avancer), quand je marche », dit Nain à 4 ans ; « c’est nous », dit Giamb à 7 ans. Les enfants que nous venons de voir ont au contraire l’impression d’être suivis par des êtres spontanés qui pourraient aussi bien aller ailleurs s’ils le désiraient. Suivant que l’accent causal est mis sur le moi ou sur le mobile, il y a donc magie ou animisme. Le point de départ est un sentiment de participation dû à l’égocentrisme, c’est-à-dire à la confusion du moi et du monde : l’enfant, voyant les astres constamment au-dessus ou à côté de lui, pense aussitôt, grâce à ses préliaisons affectives que produit l’égocentrisme enfantin, qu’entre le mouvement des astres et le sien propre il y a participation dynamique ou communauté d’intentions. Dans la mesure où l’enfant ne réfléchit pas à cette communauté d’intention et ne se demande donc pas si les astres sont capables de résister à cette obligation de nous suivre, il y a attitude magique : l’enfant a l’impression que c’est lui-même qui fait avancer les astres, etc. Au contraire, dans la mesure où l’enfant s’étonne de l’obéissance des astres, et leur prête le pouvoir de résister, il les anime par cela même et leur attribue la volonté et le désir de suivre. Bref, entre la magie et l’animisme, il n’y a qu’une différence d’égocentrisme. L’égocentrisme absolu entraîne la magie : le sentiment de l’existence propre des autres êtres affaiblit au contraire les participations primitives et accentue d’autant l’intentionnalité particulière de ces êtres.

Enfin, les croyances que nous avons analysées sont d’une grande importance pour la compréhension de la dynamique enfantine.

En effet, les enfants de 7-8 ans admettent, en général, que les astres avancent grâce à l’air, au vent, aux nuages, etc. Il semble y avoir là une explication mécanique. Mais, en même temps, les astres nous suivent. Il s’ajoute donc aux forces mécaniques un facteur magico-animiste qui marque la vraie signification de cette mécanique enfantine : dire que les astres nous suivent, grâce au vent, etc., c’est dire, en effet, que le vent, les nuages, etc., sont complices, qu’ils s’occupent également de nous, que tout gravite autour de l’homme.