Deux ouvrages rĂ©cents de psychologie religieuse (1926) a đ
Parmi les nombreux travaux parus depuis deux ou trois ans dans le domaine de la psychologie religieuse, deux sont particuliÚrement propres à intéresser les lecteurs de cette revue.
Le premier est dĂ» Ă M. Pierre Bovet. Le Sentiment religieux et la psychologie de lâenfant 1 contient dâailleurs un certain nombre dâĂ©tudes parues ici mĂȘme, et sur le dĂ©tail desquelles nous ne reviendrons pas. Il importe nĂ©anmoins de souligner ce que ce livre nous apporte de nouveau. La position de M. Bovet a ceci de remarquable quâelle conserve un juste milieu entre les thĂšses gĂ©nĂ©tiques extrĂȘmes et les analyses non gĂ©nĂ©tiques du sentiment religieux. On sait en effet que SchrĆder, dâune part, et les psychanalystes, de lâautre, ont cherchĂ© Ă rĂ©duire la religion Ă une simple dĂ©rivation ou Ă une sublimation de lâinstinct sexuel. La comparaison de lâextase mystique et de lâamour charnel, en particulier, a fourni ses plus solides arguments Ă la thĂ©orie Ă©rotogĂ©nique. Contre ces simplifications excessives, et dâailleurs contre toute tentative gĂ©nĂ©tique (y compris celle de Durkheim, de faire dĂ©river le sentiment religieux de lâexaltation collective), M. Henri Delacroix a rĂ©cemment soutenu, dans un fort beau livre (La Religion et la foi, Paris, 1924), que la notion dâĂ©volution est obscure et que les Ă©tats religieux constituent un ensemble sui generis, oĂč toute la personnalitĂ© entre en jeu, y compris, et surtout la raison organisatrice du rĂ©el. Ă la premiĂšre de ces thĂšses, M. Bovet reproche son Ă©troitesse. La libido explique peut-ĂȘtre tout, mais Ă condition que lâon nous montre, dans chaque cas particulier, pourquoi elle prend telle forme plutĂŽt que telle autre. En dâautres termes, M. Bovet ne craint pas les explications gĂ©nĂ©tiques, mais dans la limite oĂč elles respectent lâoriginalitĂ© du fait Ă expliquer. Ă la mĂ©thode purement descriptive, M. Bovet reproche, par contre, son caractĂšre statique. Or, si du point de vue statique, la religion paraĂźt bien embrasser lâensemble de la personnalitĂ©, cela nâexclut nullement le fait que, dans sa source, le sentiment religieux puisse se rattacher Ă un instinct isolable et bien dĂ©fini.
Le complexus instinctif sur lequel M. Bovet finit par arrĂȘter son choix, câest le sentiment filial. Le caractĂšre spĂ©cifique de la religion Ă©tant, comme lâa si bien vu Durkheim, le sentiment du sacrĂ©, lequel dĂ©rive lui-mĂȘme du sentiment du respect, seul le sentiment filial est susceptible de rendre compte, selon M. Bovet, de la genĂšse psychologique de la religion.
Ce nâest pas le lieu de rĂ©sumer les nombreuses et suggestives observations de psychologie infantile que M. Bovet nous donne Ă lâappui de sa thĂšse. Les lecteurs de cette revue les connaissent bien. Bornons-nous Ă relever deux des problĂšmes que soulĂšve lâargumentation de lâauteur.
Le premier nous paraĂźt aisĂ© Ă rĂ©soudre, quitte naturellement Ă ce que, comme le souhaite M. Bovet lui-mĂȘme, de nouvelles recherches viennent lever nos scrupules. On peut se demander si, en son fonds instinctif, le sentiment filial est identique chez les enfants de tous les milieux sociaux. On se pose nĂ©cessairement la question, en lisant M. Bovet, de savoir jusquâĂ quel point lâenfant prĂ©historique Ă©prouvait du respect pour ses parents, ou jusquâĂ quel point le petit Arunta dĂ©ifie son pĂšre. Durkheim objecterait Ă coup sĂ»r au psychologue que le sentiment filial, loin dâĂȘtre instinctif, est façonnĂ© par la sociĂ©tĂ©. Mais, ici, trop de donnĂ©es acquises Ă la psychologie nous empĂȘchent de prendre cette objection au tragique. Il semble bien que, en son fonds, le mĂ©lange dâamour et de crainte qui caractĂ©rise lâattitude du petit pour le grand, soit parmi les rĂ©sidus psychiques les plus indĂ©pendants de la pression sociale.
Un second problĂšme que pose M. Bovet nous paraĂźt, par contre, plus difficile Ă dominer. Selon M. Bovet, ce qui explique le passage de la religion filiale du petit enfant Ă la religion qui invoque des dieux vĂ©ritables, câest une sorte de crise durant laquelle lâenfant dĂ©couvre lâimperfection des adultes qui lâentourent et reporte alors sur un objet plus Ă©levĂ© son sentiment filial primitif. Câest donc au nom de sa conscience morale que lâindividu conçoit des dieux plus grands que ses ancĂȘtres. Mais, dans dâautres de ses Ă©tudes, M. Bovet a Ă©tabli que la conscience de lâobligation rĂ©sultait elle-mĂȘme du respect, autrement dit que la morale est elle-mĂȘme un produit essentiellement filial. Comment donc se fait-il que â non pas aujourdâhui, mais dans lâhistoire et au moment correspondant Ă ce qui est chez lâindividu la crise du sentiment filial â lâindividu soit parvenu Ă juger des consignes reçues, Ă distinguer « entre le bon et le mauvais respect » (p. 141), bref Ă considĂ©rer ses parents ou ses ancĂȘtres comme infĂ©rieurs par rapport Ă un idĂ©al donné ? Il semble ici difficile dâĂ©chapper soit Ă lâapriorisme soit Ă la sociologie. Ou bien, en effet, câest au nom dâun idĂ©al permanent de la conscience que lâindividu arrive Ă dominer les traditions quâil reçoit de la sociĂ©tĂ© ou les consignes quâil reçoit de ses parents, ou bien câest Ă la suite dâune rĂ©flexion produite par la diversitĂ© et la contradiction des consignes reçues. Mais, dans ce dernier cas (et câest lĂ Ă©videmment la solution de M. Bovet), il semble bien que lâĂ©volution de la religion dĂ©pende non seulement de processus relevant de la psychologie individuelle, mais de processus proprement sociaux. Ce nâest, en effet, que dans une sociĂ©tĂ© diffĂ©renciĂ©e que lâindividu se sent libre vis-Ă -vis des consignes et des traditions, et, comme lâa fort bien vu Durkheim (dans lâouvrage par lequel il inaugurait la sĂ©rie de ses travaux et qui est peut-ĂȘtre le plus solide de ceux quâil a Ă©crits), la diffĂ©renciation dâune sociĂ©tĂ© est en fonction de son volume et de sa condensation.
Le problĂšme des rapports entre la sociologie et la psychologie est Ă©galement au centre des questions soulevĂ©es par le beau livre de M. Raoul Allier : La Psychologie de la conversion chez les peuples non civilisĂ©s 2. Nous ne pouvons naturellement songer Ă rĂ©sumer les matiĂšres contenues dans cet ouvrage. Elles sont innombrables. Câest lâensemble des documents rĂ©unis par les missionnaires protestants que M. Allier a collationnĂ©s, et lâon est confondu de la richesse des faits quâil a su ainsi classer et mettre en Ćuvre. Ă cet Ă©gard lâouvrage de M. Allier, paraissant â Ă la suite de trente-cinq ans de travail â Ă un moment oĂč les faits psychologiques relatifs aux peuples non civilisĂ©s sont particuliĂšrement bienvenus, rendra des services inapprĂ©ciables, mĂȘme si lâon nâaccepte pas toutes les interprĂ©tations thĂ©oriques de lâauteur.
LâexposĂ© de M. Allier nous conduit, pour ainsi dire, de lâextĂ©rieur Ă lâintĂ©rieur du phĂ©nomĂšne de la conversion des non-civilisĂ©s. AprĂšs une analyse des premiers obstacles qui sĂ©parent le blanc du primitif â misonĂ©isme, difficultĂ© des langues, diffĂ©rences de « mentalitĂ©s », tyrannie des coutumes, des habitudes â, M. Allier se livre Ă une Ă©tude systĂ©matique des conceptions religieuses des noirs, conceptions qui viennent sâinterposer entre lâenseignement du missionnaire et lâesprit du non-civilisĂ© et qui faussent ainsi fatalement les perspectives. Ă ce propos, M. Allier esquisse une thĂ©orie de la magie, une thĂ©orie du fatalisme spontanĂ©, et Ă©tudie les croyances des primitifs relatives au rĂȘve, ainsi que les phĂ©nomĂšnes de dĂ©sagrĂ©gation morale qui servent de prodrome Ă la conversion. Enfin vient lâanalyse de la conversion elle-mĂȘme, conversion individuelle dâabord, avec ses manifestations affectives, et rĂ©veils collectifs. Au cours de ces pages, M. Allier fournit une analyse intĂ©ressante du rĂŽle de lâĂ©motion dans la conversion, et des tendances des noirs Ă rechercher et Ă entretenir lâĂ©motion pour elle-mĂȘme. Or, selon M. Allier, lâĂ©motion nâest pas essentielle Ă la conversion. Lâassentiment intellectuel ne suffit dâailleurs pas non plus Ă expliquer celle-ci : lâassentiment ne constitue pas lâessence du phĂ©nomĂšne, il le manifeste simplement. En son fonds, la conversion est lâĂ©laboration dâun « moi » nouveau.
Mais, rĂ©pĂ©tons-le, seule la lecture des documents amassĂ©s et analysĂ©s par M. Allier donne quelque idĂ©e de la richesse du livre. Seulement, Ă vrai dire, ces documents, par leur richesse mĂȘme, plongent le lecteur dans une certaine perplexitĂ© et ne semblent pas tĂ©moigner tous avec la mĂȘme force en faveur des thĂšses de M. Allier. Trois problĂšmes nous paraissent Ă cet Ă©gard particuliĂšrement troublants.
Le premier est celui de la mentalitĂ© primitive. Contre M. LĂ©vy-Bruhl, qui oppose la mentalitĂ© primitive Ă la nĂŽtre, M. Allier soutient que les processus de pensĂ©e des non-civilisĂ©s sont plus paralogiques que prĂ©logiques, ce qui revient Ă supposer, avec certains anthropologistes anglais, que les noirs sont des dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s plus que des primitifs. Mais, Ă franchement parler, la dĂ©monstration de M. Allier est, sur ce point, un peu brĂšve, comparĂ©e Ă celle de M. LĂ©vy-Bruhl. Il y a, dâailleurs, avantage Ă dissocier lâune de lâautre deux questions. La premiĂšre est de savoir si la logique des primitifs procĂšde ou non, par voie de dĂ©gradation, dâun stade antĂ©rieur de logique analogue Ă la nĂŽtre. Sur ce point, M. Allier ne nous propose aucune preuve, sinon que les joueurs de Monte-Carlo retournent Ă la magie par abaissement de la rĂ©flexion. Mais si lâon fait rentrer dans la magie les croyances des joueurs, il y a incontestablement une magie infantile. Est-elle due Ă un « abaissement de la rĂ©flexion » ou Ă des procĂ©dĂ©s de pensĂ©e antĂ©rieurs Ă la rĂ©flexion ? Dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale la comparaison possible des enfants et des primitifs nous empĂȘche, pour notre part, de nous rallier Ă la thĂšse de la dĂ©gĂ©nĂ©rescence des non-civilisĂ©s.
La seconde question est beaucoup plus obscure : la logique du primitif obĂ©it-elle Ă dâautres principes que la nĂŽtre ou est-elle simplement « paralogique » ? Il se pourrait, dâailleurs, que la difficultĂ© de cette question tĂźnt au fait quâelle est mal posĂ©e. On distingue, en effet, par exemple, le principe de contradiction et la maniĂšre dont on lâapplique. M. LĂ©vy BrĂŒhl nous dit : les primitifs ignorent ce principe. M. Allier nous dit : ils le possĂšdent, mais lâappliquent mal. En rĂ©alitĂ©, le principe de contradiction nâest pas un principe, sauf dans les traitĂ©s de logique. Câest une fonction, au sens biologique du terme, comme la nutrition est une fonction. Or une fonction peut ĂȘtre constante sans que ses organes soient pour autant invariants. Ainsi, tous les animaux se nourrissent mais de maniĂšre trĂšs diffĂ©rente. De mĂȘme toute pensĂ©e cherche la cohĂ©rence, mais ce qui est cohĂ©rent pour le primitif est contradictoire pour nous. Est-ce prĂ©logique ou paralogique ? La question, ainsi posĂ©e, se ramĂšne Ă la prĂ©cĂ©dente : la rĂ©flexion du non-civilisĂ© est-elle abĂątardie ou primitive et originale ? Sauf quelques cas possibles de dĂ©gĂ©nĂ©rescence locale, la rĂ©ponse ne nous paraĂźt faire aucun doute, Ă©tant donnĂ©, de nouveau, que lâenfant comme le primitif se satisfait dâune cohĂ©rence toute diffĂ©rente de la nĂŽtre.
Le second problĂšme que soulĂšve M. Allier est celui de la magie. La solution de M. Allier est que la magie est due Ă une sorte de raisonnement embryonnaire provoquĂ© lui-mĂȘme par une association dâĂ©motions. Mais on ne peut sâempĂȘcher de trouver cette explication un peu facile. LâĂ©tonnante gĂ©nĂ©ralitĂ© des procĂ©dĂ©s magiques dans toutes les sociĂ©tĂ©s connues, lâĂ©tonnante rĂ©sistance quâoppose la foi en la magie aux dĂ©mentis constants de lâexpĂ©rience, la reprĂ©sentation du monde que suppose lâefficace Ă distance sont autant de faits Ă expliquer, et le transfert dâĂ©motions semble une notion bien floue pour supporter le poids de cette explication. On sâĂ©tonne, en particulier, que M. Allier ait si peu recours aux donnĂ©es de la sociologie durkheimienne pour rendre compte de la foi en la magie, et quâil songe si peu Ă la psychologie de lâenfant pour expliquer lâaction Ă distance. Certes, lâassociation dâĂ©motions que dĂ©crit M. Allier est fort bien notĂ©e. Mais elle se produit sans cesse chez nous, en particulier chez lâartiste. Pourquoi nâengendre-t-elle pas la magie ? On saisit ici sur le vif le dĂ©faut dâune thĂšse qui nie toute opposition de nature entre la logique primitive et la nĂŽtre. Il y a bien lâexemple des joueurs de Monaco, mais câest que, prĂ©cisĂ©ment, le milieu social oĂč se plonge le joueur (et oĂč il a de plus en plus lâimpression dâĂȘtre dans un monde Ă©tranger au monde habituel) est chargĂ© de traditions, de « superstitions ». Pour ĂȘtre logique, lâexemple de M. Allier devrait porter sur des individus isolĂ©s, soustraits Ă toute influence sociale contagieuse. Or nous ne trouvons ces conditions que chez lâenfant, mais chez lâenfant, la magie est solidaire dâune mentalitĂ© prĂ©logique et prĂ©logique, justement, parce quâĂ©gocentrique. Le transfert dâĂ©motion ne produit la magie, chez lâenfant, que lorsquâil sâaccompagne de confusions entre le moi et le monde, entre le signe et la chose signifiĂ©e. En outre, chez lâenfant, la croyance magique est Ă©phĂ©mĂšre et fragile. Pour donner lieu Ă une foi vĂ©ritable, la magie suppose un conformisme social.
En bref, ou bien le transfert dâĂ©motions se produit chez des ĂȘtres non socialisĂ©s, comme lâenfant, et alors il ne donne naissance Ă la magie que grĂące Ă dâautres conditions, comme la logique Ă©gocentrique en gĂ©nĂ©ral, ou bien il se produit chez des ĂȘtres socialisĂ©s, et alors il donne ou non naissance Ă la magie, suivant le niveau des reprĂ©sentations collectives rĂ©gnantes.
Ces remarques nous conduisent Ă un troisiĂšme problĂšme, celui du rĂŽle de la sociĂ©tĂ© dans la conversion religieuse. Ă lire le second tome de lâouvrage de M. Allier, le psychologue reste un peu dĂ©semparĂ© devant le caractĂšre tout individualiste de la description du phĂ©nomĂšne de la conversion. Que le sentiment religieux soit de nature filiale, comme le veut M. Bovet, ou quâil soit dĂ» au sentiment de la force sociale, comme le veut Durkheim, dans les deux cas il implique lâaction des individus les uns sur les autres, câest-Ă -dire un Ă©lĂ©ment social au sens large du terme. Or les faits mĂȘmes collationnĂ©s par M. Allier (les faits de misonĂ©isme en particulier) tendent Ă nous montrer que cet Ă©lĂ©ment est bien plus puissant encore chez le primitif que chez nous. JusquâĂ quel point, dĂšs lors, a-t-on le droit de dĂ©crire la conversion comme sâil sâagissait dâun rapport tout intime entre le « moi » et un ensemble de croyances, et cela abstraction faite du double respect que le « moi » accorde soit Ă ses parents paĂŻens soit au missionnaire ? Il y a dans toute conversion une lutte de prestiges, de respects. Les croyances en jeu ne sont pas apprĂ©hendĂ©es par lâesprit Ă lâĂ©tat pur pour ainsi dire, mais Ă travers lâimage de celui qui les reprĂ©sente. En ce sens, il est difficile de faire aujourdâhui la psychologie de la conversion Ă la maniĂšre classique, comme si le « moi » Ă©tait un systĂšme clos. Le problĂšme des rapports entre le social et lâindividuel sâimpose au psychologue, et sâimposera longtemps encore, car il ne semble guĂšre que la solution en soit proche.