Le respect de la règle dans les sociétés d’enfants (1927) a

Les psychologues se sont déjà beaucoup occupés de la notion de règle. Mais c’est là un sujet si complexe, et si important par ses applications pédagogiques, que son étude demande plus que jamais à être poursuivie.

La première remarque que l’on ait faite dans ce domaine est qu’il y a une « conscience de la règle », un état de conscience original, caractérisant le sentiment de la règle, et irréductible à l’analyse.

Puis est venue la découverte qui renouvelle à notre avis la question : M. Bovet, dans de remarquables études, a montré que si ce « sentiment de la règle » est irréductible, c’est qu’il n’émane pas de la conscience individuelle comme telle, mais d’un rapport entre deux personnes, autrement dit d’une relation sociale. Pour qu’il y ait sentiment de la règle, il faut qu’une personne donne des consignes et qu’une seconde personne, respectant la première, accepte ces consignes.

Par une tout autre méthode, les sociologues de l’école de Durkheim sont arrivés à la même conclusion : la notion de règle n’est pas individuelle, mais sociale. Je sais bien que, étudiant la société par une méthode tout objective et historique, et faisant abstraction des consciences individuelles, les sociologues paraissent contredire en tout M. Bovet, pour qui le sentiment de la règle suppose simplement le rapport de deux consciences individuelles. Mais, après avoir pensé longtemps le contraire, nous ne pouvons actuellement voir entre ces deux thèses qu’une différence de méthode et de langage. Toutes deux, en effet, s’accordent sur le point essentiel : que le sentiment de la règle n’émane pas de l’individu comme tel, mais d’un rapport entre individus. Que, cela posé, on étudie la règle du dehors, en faisant abstraction des individus, ou du dedans, en faisant abstraction de l’histoire des sociétés, il y a là deux méthodes aisément conciliables, et même incapables d’entrer en conflit, parce que parallèles. Il y a entre la sociologie et la psychologie le même parallélisme qu’entre la psychologie et la physiologie sur les terrains où elles se rencontrent.

Cela dit, revenons à la méthode psychologique, et demandons-nous ce qu’est ce « respect » invoqué par M. Bovet pour expliquer la naissance des règles. La principale objection qu’on ait adressée à M. Bovet est celle-ci : si toute règle (les règles morales, juridiques, les règles de l’usage, celles du jeu, etc.) repose sur le respect des consignes reçues et non sur un élément intrinsèque et a priori, n’est-ce pas la porte ouverte au relativisme le plus absolu ? Reste-t-il possible de distinguer les « bonnes » règles des « mauvaises » règles ? Il est entendu que le psychologue n’est pas moraliste. Mais il doit expliquer ce fait que la conscience approuve en général certaines choses et en condamne d’autres. La thèse du respect des consignes explique-t-elle ce choix ?

À notre humble avis, l’objection n’est pas fondée et M. Bovet a répondu d’avance en décrivant l’entrecroisement des influences reçues par une conscience en formation. Tant que l’enfant n’accepte de consignes que des seuls êtres qu’il connaisse — ses parents — , toute règle lui paraît bonne. Mais dès que les influences s’accumulent, et se contredisent, il doit faire un choix (c’est là que selon M. Bovet intervient la raison dans l’élaboration de la conscience de la règle), et alors il distingue le « bon » respect du « mauvais » respect.

Il y aurait donc toute une étude à faire des catégories de consignes et de respects, et cette étude, inaugurée par M. Bovet, nous paraît extrêmement féconde pour la compréhension du développement mental de l’enfant.

La question que nous nous sommes posée à cet égard, et dont nous aimerions dire quelques mots maintenant, est celle-ci : n’y aurait-il pas intérêt à distinguer deux types de respect, le respect « unilatéral » et le respect « mutuel », à voir quelles catégories de règles engendrent ces deux types, et enfin à étudier quelle valeur la conscience attribue à ces catégories distinctes ?

Par respect unilatéral, nous entendons essentiellement le respect de l’enfant pour l’adulte, c’est-à-dire une relation entre individus non égaux, dont l’un subit et l’autre exerce une contrainte morale. À ce type se rattache aussi le respect du cadet pour l’aîné. Par respect mutuel, nous entendons le respect des conventions entre individus moralement égaux, par exemple entre enfants de même âge. La question se pose donc comme suit : y a-t-il deux types de conscience de la règle, l’un résultant de la contrainte morale exercée par un individu sur un autre, et l’autre résultant de la coopération entre individus égaux ?

Une petite enquête sur les règles du jeu nous a convaincu de l’existence et même de l’opposition de ces deux types. Il s’agissait de voir : 1° comment les règles d’un jeu s’appliquent-elles suivant l’âge des enfants et : 2° comment les enfants se représentent ces règles. Or le résultat s’est trouvé paradoxal, et ne s’explique, croyons-nous, que dans l’hypothèse de cette dualité des types possibles de règles. À l’âge où les enfants appliquent le moins bien la règle, ils présentent le maximum de respect pour elle, et à l’âge où ils savent fort bien l’appliquer, ils ne la considèrent plus comme sacrée et intangible. Il y a donc deux types de respect.

Voyons les faits de plus près. Demandons, par exemple, aux garçons les règles du jeu de billes. Jusque vers 7-8 ans, l’enfant est incapable de se plier à une règle quelconque. Il joue pour lui tout en jouant avec les autres et croit que tout le monde joue comme lui. Il est donc enfermé dans son moi tout en croyant participer de la vie du groupe. De 8 à 10-11 ans, l’enfant commence à rechercher l’accord et à se plier à certaines règles communes, mais cet effort n’est guère encore couronné de succès. Lorsqu’on interroge, par exemple, tous les enfants d’une même classe, chacun vous donne la règle qu’il croit universelle, mais on s’aperçoit que ces règles diffèrent encore singulièrement d’un cas à l’autre. Vers 10-11 ans, au contraire, la règle devient fixe et minutieusement arrêtée dans tous les détails. Les positions des billes, la manière de lancer, les distances, la valeur des billes, la procédure à suivre en cas de contestation, tout est prévu et la complexité de cette jurisprudence est telle que le psychologue n’a pas trop de quelques semaines de patience avant de pouvoir prétendre dominer la question !

Demandons maintenant à ces mêmes enfants d’où viennent ces règles, et surtout s’il est possible de les changer, d’introduire de nouveaux usages, etc. Chose curieuse, les petits, jusque vers 10-11 ans, sont presque unanimes à considérer la règle comme sacrée et intangible, quoique, en fait, ils la pratiquent fort mal. Les règles, nous a-t-on dit, ont été imposées à l’enfant de toute éternité, par Adam et Ève, par le Bon Dieu, par les premiers Suisses, par les « Messieurs de la commune », etc., etc. On pourrait assurément les changer, mais « ça ne serait pas juste ». Quand bien même tous les enfants adopteraient une nouvelle règle et oublieraient l’ancienne, celle-ci demeurerait la seule « juste ». La règle a une vérité intrinsèque, indépendante de l’usage. Au contraire, les grands, après 10-11 ans, qui pourtant sont seuls à pratiquer vraiment la règle, ne la considèrent plus comme sacrée. Elle est toute récente, nous disent-ils. Autrefois on jouait autrement. Chaque génération la modifie. Il suffit de s’entendre, et l’usage fait force de loi. Ce sont les enfants qui ont inventé les règles du jeu et si, demain, on les changeait ce seraient les nouvelles qui seraient seules « justes ».

Et bref, il y a là tout au moins l’indice de deux types de respect. Le petit, qui est dominé par le respect unilatéral, a, pour la règle qu’il reçoit du dehors, le même sentiment mystique que l’Australien, cher aux sociologues, pour la tradition des ancêtres. Le grand, qui est libre (il n’y a plus d’aînés pour lui imposer telle ou telle manière de jouer, puisque le jeu de billes cesse vers 12-13 ans), ne connaît plus que le respect mutuel et considère les règles qu’il pratique avec la mentalité de l’intellectuel civilisé vis-à-vis des lois de son pays, expression d’opinions toujours sujettes à révision.

Or lequel de ces deux types de respect est le plus fécond au point de vue social et pédagogique ? Ici, nous sortons des faits pour les évaluer. Mais les faits eux-mêmes nous fournissent une argumentation. N’est-il pas frappant, en effet, de constater que le petit, qui présente le maximum de respect pour la règle (respect unilatéral) est précisément celui qui reste, en fait, égocentrique et indiscipliné ? Ne serait-ce pas l’indice que la contrainte adulte ou la contrainte de l’aîné ne transforme pas l’esprit individuel autant qu’il le semble du dehors ? Et n’est-il pas frappant de voir que la liberté intellectuelle conquise par les grands, grâce à la victoire du respect mutuel sur le respect unilatéral, va de pair avec une observance beaucoup plus poussée de la règle dans la pratique ?

D’un si petit fait, il ne saurait être question de tirer trop de leçons pédagogiques. Si vraiment, comme il le semble, le respect mutuel est plus fécond que le respect unilatéral, il reste à savoir si celui-ci caractérise un stade nécessaire ou non. Faut-il avoir appris à obéir pour ensuite collaborer librement ou cette collaboration est-elle possible d’emblée ? Pour nous, il faut tout faire pour faciliter l’apparition de la collaboration et pour réduire au minimum la contrainte même purement morale, mais il va de soi qu’une telle ligne de conduite dépend d’un ensemble de jugements de valeur que l’on ne saurait développer dans un court article.