Une éducation pour la paix est-elle possible ? (1934) a 🔗
Le fait même d’avoir à se poser une telle question est à lui seul significatif. Après quinze années d’activité de la Société des Nations, nous voici réduits à constater que les peuples se méfient suffisamment les uns des autres pour que le « nationalisme » du voisin et ses tendances à l’autarchie économique empêchent chacun de songer à organiser chez soi une véritable éducation pour la paix. L’insécurité est telle que toute conviction manque dans ce domaine. Même ceux qui continuent par devoir l’enseignement de la collaboration internationale ne peuvent le faire sans restriction mentale. Mieux vaut avoir la franchise de proclamer la faillite d’une telle éducation, en vient-on à penser, plutôt que de mettre les générations nouvelles en présence d’une contradiction totale entre l’idéal et les nécessités du réel.
Ce qui est plus grave encore, c’est le conflit qui existe à cet égard entre les jeunes gens et les hommes qui ont connu la guerre. Tandis que ceux-ci comprennent tout au moins que l’on discute ces problèmes, la jeunesse semble considérer l’idée d’un enseignement pour la paix comme le type même de ces mythes éphémères qui opposent les générations les unes aux autres et symbolisent le passé aux yeux de ceux qui viennent. Or, rien n’est plus funeste au succès d’une notion que de l’entourer d’un halo symbolique dont la valeur reste nécessairement liée à la mystique et aux expériences d’une seule génération.
Il faut donc nous interroger pour voir en quoi nous avons manqué et si la partie est réellement perdue. Cette sorte de brutalité qu’affichent les adversaires d’une éducation pour la paix présente, en effet, ce côté sympathique qu’elle émane souvent d’une volonté de clarté et d’une décision ferme d’éviter de se payer de mots. Suivons donc cet exemple et mettons la franchise au-dessus des bonnes intentions.
À cet égard, une contestation nous semble s’imposer d’emblée, et si elle est décourageante au premier abord, elle conduit en réalité à un certain optimisme : c’est que, même durant les années où l’enseignement de la collaboration internationale était approuvé partout, il est resté singulièrement superficiel et étranger aux mobiles psychologiques réels de la conduite. On a cherché bien davantage à recouvrir l’esprit de chacun d’un même verni de mystique internationale et à le fournir d’opinions toutes faites sur la Société des Nations qu’à éduquer en profondeur les tendances intellectuelles et morales susceptibles de conduire à une collaboration vraie. En d’autres termes, on s’est simplifié la tâche au point de risquer de travailler à fins contraires et l’on n’a pas voulu voir l’ampleur du problème pédagogique et psychologique que soulève l’éducation pour la paix. La politique de l’autruche a sévi en pédagogie internationale comme en d’autres domaines. Maintenant seulement que les difficultés sont là , il devient permis d’en discuter objectivement.
Mais, s’il est pénible de faire ces constatations, elles sont, répétons-le, salutaires. Ce sont elles qui nous font croire à la possibilité d’une éducation pour la paix : une telle éducation n’a pas échoué, puisqu’elle n’a pas été entreprise sérieusement. Que l’on se mette à l’étude des conditions psychologiques réelles qui déterminent une pédagogie de la collaboration internationale, et l’on se rendra compte du champ immense d’action qui reste à exploiter.
Sans vouloir en aucune manière prendre position au point de vue de la structure politique des différentes nations, il est cependant permis de constater qu’aucune des idéologies contemporaines n’est en principe contradictoire avec l’idée de paix. D’une part, en effet, les régimes démocratiques reposent sur des principes dont l’extension sur le plan international est aisée et compréhensible à chacun. D’autre part, les régimes autoritaires, si hostiles qu’ils puissent paraître parfois à la notion de collaboration pacifique, présentent cependant deux caractères communs dont il convient de ne pas méconnaître l’importance. En premier lieu, ils ont besoin de la paix pour subsister : le danger est moins, pour eux, l’ennemi extérieur que la révolution, et chacun sait que le risque le plus grand de la guerre est précisément la révolution intérieure. En second lieu, et par conséquent, il existe une certaine solidarité internationale des régimes autoritaires, fondée sur la logique des choses (tandis que, selon la logique formelle, les nationalismes devraient se combattre les uns les autres).
Dès lors, l’on peut en arriver à penser qu’une éducation pour la paix réellement efficace devrait, dans chaque pays et selon le point de vue de chacun, se greffer sur l’éducation nationale elle-même. Nous venons de constater que toute idéologie nationale contient un principe d’expansion : si diverses qu’elles soient, et même contradictoires entre elles, ces idéologies tendent à une certaine universalité. Une éducation internationale tenant compte de cette situation ne saurait comporter d’autre introduction qu’une étude sérieuse faite par chacun de l’universalité qu’il souhaite de réaliser, de ses conditions de succès et des difficultés auxquelles elle se heurte. Le principal problème de l’éducation pour la paix est, en effet, de trouver un intérêt réel qui puisse pousser chacun à chercher à comprendre autrui, en particulier à comprendre l’adversaire. Or, la simple propagande pacifiste ou le simple enseignement des buts et des résultats de la Société des Nations sont inefficaces à cet égard : sans compter qu’une telle prédication se heurte aux difficultés croissantes que tout homme doué du sens de la réalité ne peut manquer de sentir aujourd’hui, elle est très loin de pouvoir présenter une mystique d’une force comparable à la vigueur du sentiment national. Au contraire, une étude objective des chances d’expansion des principes inhérents à l’idéologie nationale fait appel à un puissant intérêt : elle réclame de chacun que, sans sortir de son point de vue propre, il comprenne, sans le sous-estimer, ceux de l’adversaire, surtout si ceux-ci constituent un obstacle.
On a dit et répété que la véritable éducation pour la paix doit consister, non pas en un simple enseignement des idées pacifistes, mais en une adaptation de l’esprit tout entier aux relations internationales. Or, dans la mesure où l’on parviendra à faire saisir à chacun que cette adaptation est une nécessité pour vivre, une condition d’expansion de l’idéologie particulière à laquelle on tient, et non pas un luxe ou un rêve, on pourra édifier sur les intérêts légitimes du point de vue national toute une morale et toute une logique de l’éducation internationale. En effet, comprendre les points de vue différents du sien, pénétrer dans la psychologie des autres peuples, bref, prévoir et expliquer les mobiles de l’étranger, est actuellement une obligation, même pour le nationalisme le plus authentique : sans cette adaptation, l’isolement est fatal et l’on sait où conduit l’isolement dans un monde où tout se tient économiquement et politiquement et spirituellement. Là est donc le point de départ : la connaissance des autres comme condition de survie et de sécurité nationales et comme moyen d’expansion pour l’idéologie à laquelle on tient. Or, ce point de départ, si intéressé qu’il soit — et cela est une garantie de succès pour l’enseignement des relations internationales — implique toute une discipline de l’esprit, qui conduit précisément à l’éducation dont nous parlons ici.
Dans la vie sociale de tous les jours, la situation est la même. Les mobiles qui nous poussent à comprendre autrui ne sont pas nécessairement désintéressés. Ce n’est pas pour les autres que nous fournissons tout au fond de nous-mêmes cet effort d’adaptation ; c’est dans notre intérêt, pour savoir nous orienter, pour agir sans autrui, pour l’amener à nos idées et le plier à nos désirs, c’est parfois même pour nous protéger et nous défendre. Mais, dans la mesure où nous nous plions aux conditions nécessaires pour comprendre les autres — c’est-à -dire dans la mesure où nous nous séparons de nos idées fausses et de nos préjugés personnels — nous parvenons du même coup à une attitude nouvelle de réciprocité et nous nous libérons de notre égocentrisme initial.
De même, sur le plan international, tout effort réel d’adaptation psychologique, même s’il est issu de préoccupations intéressées et purement nationales, conduit à une technique de réciprocité et d’échange, qui profite en fin de compte à l’idée internationale.
Il ne faut pas, en effet, situer l’idéal de collaboration pacifique en des régions trop éthérées. Le but de l’éducation internationale est quelque chose de très simple, et c’est précisément sa simplicité qui en rend si difficile la réalisation : il est bien plus facile de parler durant des leçons entières sur un sujet théorique et artificiel que de faire pénétrer dans l’esprit même de l’enseignement une seule idée élémentaire, lorsque cette idée tient à une attitude profonde et essentielle de l’esprit. Or, c’est le cas précisément de l’idée internationale. Cette idée n’a rien d’utopique ni de négatif. Elle ne consiste pas à abolir les consciences nationales et sociales particulières : le but de l’éducation internationale n’est en rien de constituer une sorte de conscience universelle qui refoulerait ces consciences particulières. Il ne s’agit pas non plus de « plaquer », pour ainsi dire, sur ces dernières, une mentalité du même ordre qu’elles, mais qui les dominerait toutes en sa généralité. Tout cela n’est qu’un rêve, et si l’idéal international consistait à vouloir uniformiser les petits Français, les petits Suisses, les petits Allemands, les petits Polonais, pour en faire des êtres anonymes et communs, il poursuivrait ainsi une chimère funeste.
L’idée que nous défendons est beaucoup plus simple et beaucoup plus concrète : il ne s’agit que de créer en chacun une méthode de compréhension et de réciprocité. Que chacun, sans sortir de son point de vue, et sans chercher à supprimer ses croyances et ses sentiments, qui font de lui un homme en chair et en os, attaché à une portion bien délimitée et bien vivante de l’univers, apprenne à se situer parmi l’ensemble des autres hommes. Que chacun tienne ainsi à sa perspective propre, comme à la seule qu’il connaisse de l’intérieur, mais comprenne l’existence des autres perspectives ; que chacun comprenne surtout que la vérité, en toutes choses, ne se rencontre jamais toute faite, mais s’élabore péniblement grâce à la coordination même de ces perspectives. C’est dans ce renoncement à tout faux-absolu, c’est dans cet effort de mise en relations que consiste toute l’idée internationale.
Idée très simple, comme l’on voit, mais idée difficile, précisément à cause de cette simplicité. Les tendances spontanées de notre esprit nous poussent au contraire, soit à ériger en absolu notre égocentrisme, soit à rêver d’une humanité abstraite et idéale. Ces deux attitudes reviennent au même, car le second absolu n’est au fond que le premier, projeté dans les cieux. Ce qu’il nous faut, au contraire, c’est une attitude intellectuelle et morale nouvelle, faite de compréhension et de coopération, qui, sans sortir du relatif, atteigne l’objectivité par la mise en relation des points de vue particuliers eux-mêmes.
Or, si tel est le but de l’éducation internationale, tout effort vrai pour comprendre les autres conduit nécessairement à s’en rapprocher. Tout enseignement objectif des relations internationales prépare les individus à se libérer de l’illusion égocentrique, dans laquelle ils demeurent enfermés tant qu’ils ne connaissent que leur propre milieu, et à acquérir cette attitude de réciprocité qui est le principe de la collaboration pacifique.
L’homme est double, en effet. À tous les moments et dans tous les domaines de son évolution mentale, qu’il s’agisse d’intelligence aussi bien que de morale, il se trouve partagé entre deux tendances également puissantes. L’une consiste à accepter l’univers tel qu’il apparaît immédiatement, et il apparaît en toutes choses comme constituant un système dont on occupe le centre. L’autre consiste à corriger et à dépasser le point de vue immédiat, pour le situer dans un système d’ensemble à même de coordonner cette perspective particulière avec un nombre croissant de visions différentes.
Lorsque le nourrisson, dont le cosmos se réduit à quelques images mouvantes créées autour de son propre corps, apprend à imiter autrui, à parler et à constituer ainsi un univers solide, commun aux autres et à soi-même, il remporte une première et décisive victoire sur l’égocentrisme initial, pour se situer dans un monde coordonné. Mais l’illusion égocentrique n’en disparaît pas pour autant et le groupe restreint dans lequel il vit, le coin de terre auquel il est attaché, les sentiments et les pensées auxquels il est habitué, continuent ensuite d’être à ses yeux des absolus irréductibles.
Lorsque l’astronome renonce à considérer le soleil et la lune comme de petites boules qui nous suivent en nos marches, apparaissant et disparaissant à la hauteur des nuages, pour les situer, et notre terre avec, dans un système immense et cohérent, il accomplit un acte libérateur du même genre ; mais il n’échappe pas pour autant à tout anthropocentrisme, et il a fallu plus de deux siècles, de Newton à notre physique, pour corriger les notions naïves du temps et de l’espace en fonction des mouvements célestes.
Lorsque l’honnête homme, enfin, renonce à une satisfaction personnelle par souci de la justice ou de la vérité, il accomplit une action exactement comparable en sa structure aux opérations intellectuelles dont il vient d’être question : il se refuse à considérer son moi comme la valeur suprême et subordonne son point de vue propre à l’ensemble des règles de réciprocité qui constituent la morale. Mais il ne se libère pas pour autant de tout égocentrisme et, même s’il ne tire pas vanité de son geste, il lui arrivera d’utiliser cette morale pour condamner trop vite les actes qu’il ne comprend pas chez autrui.
Bref, une double impulsion nous pousse sans cesse, et à nous attacher d’emblée au réel que nous embrassons — ce qui constitue proprement l’illusion égocentrique — et à le dépasser pour le coordonner avec d’autres — ce qui marque l’affranchissement dû à la raison. Mais jamais un état donné ne saurait nous rassurer sur son caractère stable et définitif : toute conquête d’un horizon plus large est contrebalancée par l’inertie mentale renaissante, inertie caractéristique de l’égocentrisme.
Telle est l’explication, générale et humaine, du désordre qui règne en nos esprits relativement à l’internationalisme. Les faits nous ont amenés, sans que nous nous en rendions compte, en présence d’un univers nouveau : aucune action économique, politique ou sociale ne se manifeste plus sans qu’en soit altéré l’équilibre du monde entier. L’interdépendance la plus radicale des nations et des civilisations éclate aux yeux les plus myopes. Et il se trouve que nous ne savons encore ni agir ni penser à l’échelle de ce phénomène ; nous tâtonnons en aveugles au lieu de prévoir. Bien plus, les trésors de solidarité, d’unification et de désintéressement que nous avons réunis pour réaliser en chaque point du globe notre patrimoine national particulier, deviennent un obstacle à notre élargissement. En vertu du processus décrit tout à l’heure, nous avons posé en absolus les produits mêmes de notre effort de coordination, et les patries que nous avons constituées, en disciplinant laborieusement notre égocentrisme, se trouvent ressusciter celui-ci en l’élevant simplement au rang d’un égocentrisme collectif et d’autant plus tyrannique.
En conclusion, une éducation pour la paix est certainement possible, aujourd’hui autant que hier. Mais, placée en présence des réalités, plus que par le passé, elle suppose un rajustement général. Elle suppose surtout une étude minutieuse des techniques pédagogiques à employer, car ce que nous venons de dire pose les problèmes les plus délicats de psychologie de l’enfant et de psychologie de la jeunesse.