La naissance de l’intelligence chez le petit enfant : confĂ©rence (1935) a

Le problĂšme de la naissance de l’intelligence dĂ©borde la psychologie de l’enfant d’ñge scolaire : il Ă©tudie l’enfant avant le langage.

Plus j’avance dans l’étude de l’enfant, mieux je me rends compte qu’on ne le comprend bien qu’en partant des origines de ses fonctions mentales : des fonctions sensori-motrices, qui prĂ©cĂšdent l’apparition des fonctions verbales et de la pensĂ©e proprement dite. Ce problĂšme ne peut ĂȘtre Ă©tudiĂ© que sur le plan de cette intelligence pratique, sensori-motrice, dont les psychologues ont dĂ©couvert l’existence ; en particulier Köhler par ses Ă©tudes sur l’intelligence des chimpanzĂ©s.

Bien avant l’intelligence verbale, il existe dĂšs la premiĂšre annĂ©e des actes vĂ©ritables d’intelligence qui n’ont pour instruments que la perception et le mouvement.

C’est sur ce terrain qu’on peut Ă©tudier les grandes thĂ©ories de l’intelligence.

Les psychologues, en ce qui concerne l’interprĂ©tation, dĂ©fendent plusieurs thĂ©ories, mais on peut les ramener Ă  deux courants principaux, antithĂ©tiques :

1° Empirisme associationniste qui explique l’intelligence par les sensations, les habitudes, les rĂ©flexes conditionnĂ©s, les transferts associatifs.

Cet empirisme, s’il a changĂ© de forme, n’a pas changĂ© de structure ou d’attitude. Quoiqu’il ne soit plus formellement question d’association d’idĂ©es ou d’images, cette doctrine continue Ă  expliquer l’intelligence par des mĂ©canismes passifs, automatiques, par la rĂ©pĂ©tition des habitudes que contracte l’enfant en prĂ©sence des excitants.

2° Une autre doctrine, extrĂȘmement vivante aujourd’hui, la thĂ©orie de la « Gestalt » ou thĂ©orie de la forme, explique l’acte inventif par une rĂ©organisation totale de la perception. Dans ses travaux Köhler explique l’intelligence par une structuration continue du champ de la perception ; attitude opposĂ©e Ă  celle de l’associationnisme, dont il faudra Ă©tudier la portĂ©e plus loin.

Pour me faire une idĂ©e de cette doctrine, j’ai Ă©tudiĂ© moi-mĂȘme le dĂ©veloppement de mes propres enfants entre la naissance et l’apparition du langage. C’est du rĂ©sultat de ces quelques observations que j’aimerais vous entretenir ce soir.

Oh ! pas de faits nouveaux ; des observations trĂšs banales. J’en dĂ©duirai un point de vue intermĂ©diaire entre les deux thĂ©ories indiquĂ©es tantĂŽt.

Cette Ă©tude m’a appris deux choses : La premiĂšre : qu’il y a une continuitĂ© complĂšte dans la conduite du bĂ©bé ; il est impossible de dire Ă  quel moment apparaĂźt vĂ©ritablement l’intelligence ; de dire « ici elle commence, lĂ  elle n’existe pas encore » ; de faire une coupure entre le rĂ©flexe pur et l’intelligence.

En deuxiùme lieu, pour comprendre une conduite quelconque de l’enfant, il faut connaütre son histoire.

Köhler nous montre les chimpanzĂ©s adultes qui, Ă  un moment donnĂ© sont capables d’invention radicale dĂ©couvrant par exemple une conduite Ă  laquelle ils n’avaient jamais pensé : empiler des caisses, introduire des bambous l’un dans l’autre, etc. Cette dĂ©couverte chez des animaux adultes a beaucoup pesĂ© sur les thĂ©ories de Köhler. Il insiste trop sur l’élĂ©ment d’invention radicalement nouvelle que comportent ces actes.

J’ai retrouvĂ© des actes de ce genre. Quand on Ă©tudie un bĂ©bĂ© depuis la naissance, on voit que l’expĂ©rience passĂ©e joue un rĂŽle qu’il est impossible de nĂ©gliger quand on connaĂźt exactement et minutieusement toute l’histoire de l’individu.

Je vous retracerai rapidement cette histoire, les faits d’abord, puis je vous montrerai comment ils se situent entre les deux doctrines.

⁂

Il me semble que du point de vue historique, les faits peuvent ĂȘtre rĂ©partis entre six grandes pĂ©riodes.

1er stade : Le premier stade occupe les trois ou quatre premiĂšres semaines. Il est caractĂ©risĂ© par le rĂ©flexe pur sans qu’il y ait d’acquisitions en fonction de l’expĂ©rience ou de rĂ©flexes conditionnĂ©s. Les plus importantes de ces conduites sont celles de la succion, liĂ©es Ă  la nutrition.

Ce qui frappe quand on compare ce premier stade aux autres, c’est que dĂ©jĂ  dans cette activitĂ© rĂ©flexe, on trouve beaucoup plus que de la passivitĂ©, une activitĂ© vĂ©ritable, qui dĂ©borde d’emblĂ©e le cadre du mĂ©canisme automatique. Il y a au moins trois activitĂ©s importantes :

1° une activitĂ© de rĂ©pĂ©tition, de reproduction. MĂȘme en dehors de la situation du repas, l’enfant fait agir ses rĂ©flexes de succion ou de dĂ©glutition ; il tĂšte Ă  vide ; suce ses lĂšvres
 pour satisfaire le besoin de rĂ©pĂ©tition.

2° Une activitĂ© de gĂ©nĂ©ralisation immanente au rĂ©flexe : l’enfant ne se borne pas Ă  tĂ©ter, il suce n’importe quoi ; si ses doigts arrivent par hasard en bouche, il les suce avec plaisir.

3° Une activitĂ© de reconnaissance ou de recognition dĂšs les premiers jours ce n’est pas encore la recognition d’objets beaucoup plus tardive mais une reconnaissance, pratique, active, immanente au rĂ©flexe ; quand il tĂšte des tĂ©guments Ă  cĂŽtĂ© du mamelon, il se rend compte que ce n’est pas ce qu’il faut ; il tĂątonne, cherche, distingue, retrouve.

2e stade. DĂšs la fin du premier mois, l’enfant est capable d’acquisitions en fonction de l’expĂ©rience, il est en Ă©tat de construire des schĂšmes qui ne sont plus des schĂšmes hĂ©rĂ©ditaires, mais des schĂšmes acquis.

Seulement, notons-le d’emblĂ©e, ces schĂšmes consistent toujours Ă  incorporer un Ă©lĂ©ment nouveau dans des schĂšmes dĂ©jĂ  prĂ©parĂ©s par les rĂ©flexes ; il n’y a pas une conduite radicalement nouvelle.

L’habitude de se sucer le pouce, par exemple, non plus par hasard, mais volontairement, rĂ©sulte d’une coordination qui s’établit avant ou aprĂšs les repas, entre les mouvements du bras et celui de la succion.

Nous retrouvons les trois Ă©lĂ©ments : rĂ©pĂ©tition, gĂ©nĂ©ralisation, recognition, qui commencent Ă  se dĂ©velopper dans la mesure oĂč ils s’appliquent Ă  des Ă©lĂ©ments nouveaux dus Ă  l’expĂ©rience.

a) Dans la rĂ©pĂ©tition apparaĂźt ici la conduite qui est le point de dĂ©part des rĂ©actions circulaires (Baldwin). MĂȘme si nous n’admettons pas le dĂ©tail de l’explication, les premiĂšres habitudes supposent toujours un Ă©lĂ©ment actif Ă  allure circulaire, un Ă©lĂ©ment qui tente de se reproduire.

b) La gĂ©nĂ©ralisation et la recognition sont analogues Ă  celles de la pĂ©riode prĂ©cĂ©dente, mais influencĂ©es par l’expĂ©rience.

3e stade. La troisiĂšme pĂ©riode est celle des rĂ©actions circulaires, non plus primaires, mais secondaires, qui portent non plus uniquement sur son corps propre, mais sur les choses elles-mĂȘmes. En effet, Ă  partir de 4 œ mois il s’établit une coordination entre la vision et la prĂ©tension, telle que l’enfant commence Ă  saisir les choses, qu’il voit devant lui ou dirige son regard vers la main, quand elle touche quelque chose d’immobile.

Cette coordination est le point de dĂ©part d’une sĂ©rie de rĂ©actions circulaires nouvelles, secondaires.

Par exemple : le bĂ©bĂ© est couchĂ© dans son berceau ; il a devant lui un cordon qui pend du toit du berceau ; il le saisit comme n’importe quoi, mais en tirant il s’aperçoit que tout remue. ImmĂ©diatement, en fonction de la tendance de la rĂ©pĂ©tition, il recommence indĂ©finiment. Chez chaque bĂ©bĂ© on trouve des faits du genre de ceux signalĂ©s par Preyer, quand il relate qu’un enfant a ouvert et refermĂ© une boĂźte 119 fois de suite.

L’enfant commence Ă  secouer, Ă  frotter les objets contre la berce ; Ă  saisir d’une main et Ă  frapper de l’autre. Toutes ces conduites sont des rĂ©actions circulaires secondaires oĂč l’on retrouve les trois activitĂ©s notĂ©es tout Ă  l’heure :

a) La rĂ©pĂ©tition qui va de soi, b) la gĂ©nĂ©ralisation qui est tout Ă  fait frappante, mĂȘme dĂ©jĂ  chez des bĂ©bĂ©s de 4 Ă  5 mois, les procĂ©dĂ©s qu’ils ont dĂ©couverts (par exemple tirer le cordon du toit) sont gĂ©nĂ©ralisĂ©s, Ă©tendus Ă  tout leur univers.

Chez un de mes enfants, je balance une montre de loin, sans me montrer ; Ă  travers la toiture du berceau, je vois qu’il regarde la montre avec grand intĂ©rĂȘt ; quand elle s’arrĂȘte, il cherche le cordon du toit et tire en regardant la montre qu’il espĂšre ainsi remettre en mouvement.

Le bĂ©bĂ© se croit seul dans la chambre. Je donne un coup de sifflet. L’enfant cherche ; il ne voit rien. Je siffle de nouveau ; je m’arrĂȘte. L’enfant cherche avec une mimique de dĂ©ception, et tire de nouveau le cordon dans l’espoir de rĂ©entendre le sifflet. Le procĂ©dĂ© qu’il a dĂ©couvert est devenu un moyen gĂ©nĂ©ral, mis en Ɠuvre en vue d’atteindre un but quelconque.

c) Quant à la récognition, elle est fonction de ce développement des schÚmes.

Quoique nous les voyions approcher, nous ne sommes pas encore dans le domaine des actions intelligentes et cela pour deux raisons.

1) Aucun but n’est donnĂ© avant l’action ; l’enfant dĂ©couvre au hasard, il a vu que le toit bougeait lorsqu’il tirait le cordon, il l’a retenu, mais il ne cherchait pas d’avance Ă  Ă©branler le toit.

2) Ce sont encore des actes globaux, non analysĂ©s, des totalitĂ©s ; l’action de tirer et l’ensemble des mouvements du toit constituent une sorte de tout, oĂč il ne distingue pas un but, un moyen et une fin.

Mais ces schĂšmes, ainsi constituĂ©s par les rĂ©actions circulaires secondaires constituent eux-mĂȘmes des Ă©lĂ©ments d’intelligence future, des concepts moteurs.

De mĂȘme que les Ă©lĂ©ments de notre intelligence, sur le plan de la pensĂ©e, sont les notions, les concepts soutenus par le raisonnement ; sur le plan de l’intelligence pratique on peut parler de concepts sensori-moteurs : les schĂšmes.

Le fait d’appliquer la traction du fil Ă  tous les cas est une gĂ©nĂ©ralisation, une sorte de schĂ©ma qui annonce l’intelligence.

Pour vĂ©rifier ce que je viens de dire, je prĂ©sente un objet nouveau, par exemple un porte-cigarette. L’enfant le saisit, l’examine, puis il essaie tous ses schĂšmes, il le secoue, le frotte contre l’osier de la berce, le frappe, le tient d’une main en secouant le cordon du toit de l’autre, etc.

L’objet est un objet inconnu et il s’agit de le dĂ©finir. Sur le plan pratique, la dĂ©finition consiste Ă  le faire entrer dans l’un des schĂšmes connus.

4e stade. Vers sept ou huit mois se produit un grand progrĂšs qui, cette fois, nous fait pĂ©nĂ©trer dans le domaine de l’intelligence. L’enfant devient capable de coordonner ses schĂšmes, de les ajuster de maniĂšre Ă  constituer des actes globaux, qu’il dĂ©clenche d’un bloc, qu’il peut coordonner, ajuster. Il peut distinguer des fins et des moyens ; s’assigner un but donnĂ© dans le champ de la perception et essayer diffĂ©rents moyens pour l’atteindre. Il me semble que l’existence d’un but et de moyens conscients constitue un but d’intelligence.

Le premier exemple : repousser un obstacle. Je prĂ©sente un objet quelconque, une montre. Au moment oĂč l’enfant veut la saisir, j’interpose un obstacle, un Ă©cran qui la masque, une planche par exemple. Jadis, l’enfant renonçait Ă  ses tentatives ; maintenant, il frappe sur l’obstacle pour l’écarter et atteindre le but.

Jusque-lĂ  l’objet cachĂ© rentrait dans le nĂ©ant, tandis que dorĂ©navant l’enfant enlĂšve l’écran pour s’en emparer. Ce sont deux conduites ajustĂ©es.

Je fais voir Ă  l’enfant un objet trop Ă©loignĂ©. L’enfant essaie de l’atteindre. Il ne peut pas. Il prend ma propre main et la dirige vers l’objet.

Ces notions globales se constituent par la coordination des schĂšmes du troisiĂšme stade. La conduite qui consiste Ă  Ă©carter l’obstacle n’apparaĂźt pas d’une maniĂšre simple. Le bĂ©bĂ© commence par frapper sur l’obstacle en utilisant le schĂšme de frapper construit prĂ©cĂ©demment ; l’obstacle s’étant Ă©cartĂ©, il atteint l’objet en question.

Il n’y a pas invention soudaine de quelque chose d’absolument nouveau, mais utilisation de schĂšmes dĂ©jĂ  construits.

5e stade. Nouveau progrùs. L’enfant ne se borne plus à utiliser le connu, mais il invente des moyens nouveaux.

Comment cette conduite apparaĂźt-elle ? Il nous faut revenir Ă  la rĂ©action circulaire. Elle se poursuit d’une maniĂšre ininterrompue durant le dĂ©veloppement du bĂ©bĂ©. Mais Ă  partir de la coordination des schĂšmes, l’enfant ne se borne pas Ă  rĂ©pĂ©ter une situation telle quelle, il la varie ; il rĂ©alise une sorte d’expĂ©rience « pour voir ».

Pendant toute une pĂ©riode, l’enfant fait le dĂ©sespoir de sa maman. Il s’obstine Ă  lancer Ă  terre tous les objets qui garnissent le berceau. C’est une conduite trĂšs sĂ©rieuse. L’enfant fait une expĂ©rience, non seulement de physique, mais de gĂ©omĂ©trie ; il construit l’espace en profondeur.

Comment cette conduite apparaßt-elle ?

L’enfant, quand il a lĂąchĂ© l’objet le reprend. Mais Ă  un moment donnĂ©, au lieu de le lĂącher toujours dans la mĂȘme direction, il le jette Ă  gauche, Ă  droite, derriĂšre


C’est la rĂ©action circulaire tertiaire qui apparaĂźt assez tard, quand les schĂšmes commencent Ă  se coordonner entre eux.

L’enfant expĂ©rimente sur les objets, il en voit les connexions. Ces rĂ©actions tertiaires sont nombreuses. L’une d’elles consiste Ă  retourner les objets.

Jusqu’à 9 Ă  10 mois, quand on prĂ©sente le biberon Ă  l’envers, l’enfant ne le dĂ©tourne que s’il peut voir le caoutchouc, sinon il s’acharne Ă  sucer le verre et se fĂąche. Il ne comprend pas que les objets possĂšdent un envers. À partir du cinquiĂšme stade, l’enfant apprend Ă©galement Ă  retourner les objets en tous sens pour construire la notion de leurs diverses faces.

À partir de ce moment-lĂ , un progrĂšs fondamental apparaĂźt : l’enfant commence Ă  modifier les schĂšmes, Ă  les accommoder Ă  des situations nouvelles. C’est ainsi qu’il fait ces grandes dĂ©couvertes qui caractĂ©risent le niveau dĂ©jĂ  supĂ©rieur de l’intelligence ; la dĂ©couverte des conduites instrumentales, des intermĂ©diaires entre lui et les objets.

a) La conduite du support. Si un objet est trop Ă©loignĂ©, l’enfant cherche un intermĂ©diaire. Il substitue Ă  l’objet qu’il ne peut atteindre un objet plus rapprochĂ© qui sert de support. Par exemple : si l’objet Ă©loignĂ© se trouve sur un tapis, une couverture, l’enfant le saisit et s’aperçoit qu’une secousse donnĂ©e au tapis fait bouger l’objet. Il tĂątonne et acquiert la notion du tapis comme intermĂ©diaire. À ce niveau, il Ă©tablit le rapport entre le mouvement objectif et ce qu’il a dĂ©couvert, secoue le tapis et finit par l’attirer Ă  lui.

Il parvient Ă  se servir des ficelles qui pendent aux objets pour les attirer, conduite trĂšs diffĂ©rente de celle qui consiste Ă  tirer le cordon du toit. Ici l’intermĂ©diaire est conscient.

Vient enfin, couronnant l’acquisition instrumentale, la conduite du bĂąton. D’abord l’enfant s’en sert pour frapper, cogner, etc. Puis il dĂ©couvre qu’avec le bĂąton il met les objets en mouvement Ă  distance et parvient Ă  les attirer.

Il part à la découverte de moyens nouveaux : par tùtonnements expérimentaux, par coordination pratique des schÚmes, par insertion des conduites expérimentales neuves dans les schÚmes acquis.

6e stade. L’achùvement de l’intelligence pratique se produit par la coordination mentale des schùmes.

Jusqu’ici les coordinations sont uniquement pratiques ; c’est par l’expĂ©rience que l’enfant arrive Ă  ajuster une conduite Ă  une autre. DorĂ©navant il devient capable d’inventions brusques, soudaines, considĂ©rĂ©es comme caractĂ©ristiques de l’intelligence. C’est la conclusion derniĂšre d’une Ă©volution dont nous venons de saisir la continuitĂ©.

Qu’arrive-t-il quand on a privĂ© l’enfant de bĂąton jusqu’à un certain Ăąge ? Mes deux aĂźnĂ©s en avaient appris l’usage ; mon troisiĂšme enfant, toujours privĂ© de bĂąton n’en a eu en mains qu’à 1 œ an. AprĂšs une courte phase de tĂątonnements il a rĂ©ussi brusquement Ă  attirer des objets.

Autre exemple, je prĂ©sente Ă  ma seconde fille une chaĂźne de montre dans l’orifice latĂ©ral d’une boĂźte d’allumettes et devant elle, je la laisse tomber de maniĂšre qu’elle s’étale dans sa longueur sur la couverture. Je prĂ©sente l’orifice de la boĂźte Ă  l’enfant qui veut y faire rentrer la chaĂźne, elle la prend par un bout, essaie et Ă©choue ; elle recommence, cherche l’autre bout de la chaĂźne, puis l’autre ouverture de la boĂźte, mais Ă©choue toujours. Alors elle s’arrĂȘte, regarde alternativement la boĂźte et la chaĂźne, puis, brusquement prend la chaĂźne, la met en boule et l’introduit sans difficultĂ© dans la boĂźte : c’est une coordination mentale des schĂšmes, une illumination brusque.

Ces inventions ne sont jamais radicalement nouvelles, elles s’appuient toujours sur un schĂ©matisme antĂ©rieur dont la combinaison seule est nouvelle. Elles subissent une sorte de maturation intĂ©rieure, fonction de l’expĂ©rience acquise.

En résumé

Les faits que nous avons énumérés semblent montrer au moins deux choses :

  1. d’abord l’existence de ces schĂšmes, sortes d’organisations motrices des conduites, les unes hĂ©rĂ©ditaires, comme rĂ©flexes ; les autres qui sont des schĂšmes globaux acquis en fonction d’une activitĂ©. Nous avons assistĂ© Ă  leur naissance et Ă  leur coordination progressives.
  2. un second point, c’est l’activitĂ© continue dans ces conduites. Elles ne naissent pas de rien, mais d’une activitĂ© que nous avons notĂ©e, activitĂ© de rĂ©pĂ©tition, de gĂ©nĂ©ralisation et de rĂ©cognition.

On peut la ramener Ă  une fonction fondamentale de rĂ©pĂ©tition d’incorporation, que nous croyons pouvoir nommer fonction d’assimilation. Sur le plan biologique, un organisme assimile, se dĂ©veloppe par l’exercice (rĂ©pĂ©tition), incorpore des Ă©lĂ©ments qui lui permettent de croĂźtre et de se conserver.

Sur le plan psychique, nous avons assistĂ© Ă  cette assimilation au cours des stades dĂ©crits. a) Tout ce que l’enfant dĂ©couvre, il tend Ă  le reproduire, Ă  le rĂ©pĂ©ter. b) Les objets du monde extĂ©rieur servent constamment d’élĂ©ments Ă  cette rĂ©pĂ©tition. Au dĂ©but, ils n’ont aucun intĂ©rĂȘt par eux-mĂȘmes ; ils servent Ă  son activitĂ©. Ce sont des choses Ă  sucer, Ă  secouer, Ă  jeter
 Constamment l’enfant assimile ; dans le double sens de l’assimilation reproductrice et de l’incorporation perpĂ©tuelle. Cette fonction d’assimilation est Ă  la base de la formation des schĂšmes qui s’assimilent non seulement le monde extĂ©rieur, mais s’associent les uns aux autres par une assimilation rĂ©ciproque perpĂ©tuelle.

⁂

Passons maintenant Ă  l’examen critique des points de vue d’explication de l’intelligence : par la rĂ©pĂ©tition, l’habitude, l’association ou par la « gestalt » thĂ©orie.

La premiĂšre paraĂźt contenir une bonne part de vĂ©ritĂ© en ce sens qu’elle insiste constamment sur le rĂŽle de l’histoire, de l’expĂ©rience et pas seulement sur la maturation interne. C’est, je crois, un point Ă  retenir ; dans les observations que j’ai faites l’expĂ©rience me semble jouer un rĂŽle indĂ©niable.

En ce qui concerne par exemple la coordination de la vision et de la prĂ©hension, l’ñge oĂč l’enfant saisit ce qu’il voit, est habituellement 4 œ mois.

Chez l’aĂźnĂ© de mes enfants, cette coordination s’est opĂ©rĂ©e seulement Ă  6 mois et quelques jours ; chez la seconde, Ă  4 œ mois, normalement ; chez le troisiĂšme Ă  3 mois et six jours, soient donc 3 mois d’écart pour une mĂȘme coordination.

Actuellement les enfants ont 10 ans, 7 ans et 4 ans.

L’aĂźnĂ©e n’est pas en retard sur les suivants.

À quoi sont dues ces diffĂ©rences Ă©normes ?

Il me semble qu’il y a une explication trùs simple.

L’aĂźnĂ©e est nĂ©e au dĂ©but de l’hiver. ConformĂ©ment aux principes de l’hygiĂšne moderne, elle a passĂ© son existence dehors fortement emmitouflĂ©e, elle n’avait que peu d’occasions de s’exercer.

Le troisiÚme, né en été, avait dÚs les premiers mois une activité exubérante.

Quand on a un premier enfant, on est extrĂȘmement prudent, mais le troisiĂšme, je m’en suis occupĂ© dĂšs le premier jour, entre autres pour les expĂ©riences d’imitation dans lesquelles il a pu comparer trĂšs tĂŽt sa main Ă  la mienne et Ă©tablir des coordinations. Ces faits parlent plutĂŽt en faveur de l’expĂ©rimentation.

Mais je ne puis suivre la thĂ©orie associante sur d’autres points :

1°) Les conduites que nous avons observĂ©es sont toujours organisĂ©es globalement dĂšs le dĂ©but. Il n’y a pas association de termes primitifs, simples sĂ©parĂ©s au dĂ©but et liĂ©s, additionnĂ©s ; mais des conduites globales qui s’exercent pour elles-mĂȘmes, s’assimilent par elles-mĂȘmes, se reproduisent pour elles-mĂȘmes dĂšs le dĂ©but.

Prenons par exemple l’acte qui consiste Ă  tirer le cordon de la berce ; il y a lĂ  un acte global. C’est, je crois, un point sur lequel la thĂ©orie de la « gestalt » est inattaquable.

 

2°) L’assimilation. Au point de vue psychologique cette activitĂ© assimilatrice dĂ©borde de beaucoup la pure association. LĂ  oĂč il y a assimilation, il y a perpĂ©tuellement des significations qu’il ne faut pas perdre de vue. Dans un acte, mĂȘme dĂšs le dĂ©but, dans une conduite qui se rĂ©pĂšte, il y a toujours un Ă©lĂ©ment d’assimilation, c’est-Ă -dire d’intĂ©rĂȘt, de signification.

L’association ne se produit pas quand elle n’a pas de signification. Ceci est bien connu des rĂ©flexologues. Un rĂ©flexe doit ĂȘtre utile pour qu’il subsiste. Il lui faut une sanction perpĂ©tuelle.

Au point de vue des conduites Ă©numĂ©rĂ©es tout Ă  l’heure, il y a toujours un acte de signification globale qui intervient et qu’on ne peut nĂ©gliger.

Si nous ne pouvons admettre sans plus la thĂ©orie de la « gestalt » je crois qu’au point de vue descriptif la thĂ©orie de la forme nous a placĂ©s d’emblĂ©e devant la notion de totalitĂ© organisĂ©e de schĂšmes ; et nous a appris Ă  nous dĂ©fier des associations artificielles.

Mais l’explication n’est pas Ă  la hauteur de la description. Le point de vue du « gestaltiste » nĂ©glige trop d’élĂ©ments d’activitĂ© dont nous parlions sous le nom d’assimilation, il n’est pas assez dynamique.

Pour Köhler l’acte intelligent est « une rĂ©organisation brusque et soudaine de la chaĂźne des associations », c’est une bonne description ; mais si on la prend Ă  la lettre, on se heurte Ă  de grosses difficultĂ©s. La « gestalt » ne voit que la structuration, il faut la rendre dynamique : le schĂšme n’est pas seulement « gestalt » pure ; c’est une « gestalt » dynamique.

a) Le premier point divergeant concerne le rĂŽle de l’expĂ©rience ou de l’histoire. D’aprĂšs les « gestaltistes » l’expĂ©rience intervient dans les habitudes mais ne joue pas de rĂŽle dans l’acte d’intelligence.

Selon Francke, un disciple de Köhler, l’expĂ©rience n’intervient pas dans le raisonnement ; c’est un combat qui forge ses propres armes. Tout acte d’invention intellectuelle suppose une recombinaison nouvelle, difficile Ă  admettre quand on voit la continuitĂ© historique. Un acte qui apparaĂźt nouveau Ă  un Ă©tranger, ne l’est pas pour celui qui a tout observé ; c’est une synthĂšse nouvelle.

b) Pour les gestaltistes, le point crucial rĂ©side dans le fonctionnement de l’intelligence ; c’est un phĂ©nomĂšne de restructuration pure et constante du champ de la perception, et non un concept susceptible de gĂ©nĂ©ralisation.

Toutes les fois qu’un problĂšme se pose pour le sujet, il y a restructuration, suivant une mĂȘme loi ; mais on ne peut pas dire que la « gestalt » constitue un instrument de gĂ©nĂ©ralisation.

Or, nous voyons au contraire dans les exemples citĂ©s que quand un schĂšme a Ă©tĂ© dĂ©couvert, il s’applique Ă  tout ; qu’il s’incorpore une sĂ©rie d’objets nouveaux. Il devient un concept moteur, un instrument gĂ©nĂ©ralisateur ; ce qui paraĂźt le propre de l’intelligence.

 

3°) La gestalt aboutit Ă  expliquer l’intelligence par la perception. Elle revient par lĂ  Ă  une sorte d’empirisme qu’elle combat au point de dĂ©part. Le fonctionnement de l’intelligence, conçu comme une sĂ©rie de structurations, considĂšre les perceptions comme les Ă©lĂ©ments premiers, des atomes psychiques, plus globaux que pour les associationnistes, mais qui restent cependant des donnĂ©es immĂ©diates de l’expĂ©rience et nĂ©gligent l’acte intellectuel. Ce qui est primitif pour moi, c’est l’intelligence elle-mĂȘme, l’activitĂ© d’incorporation que nous avons appelĂ©e l’assimilation perpĂ©tuelle du milieu.

Là, les deux points de vue sont trÚs différents.

Pour la « gestalt » la perception est la donnĂ©e premiĂšre, l’intelligence est une combinaison de perceptions. Il me semble, au contraire que la perception dĂ©pend perpĂ©tuellement de l’activitĂ© intellectuelle ; elle n’est pas quelque chose de statique, son rĂ©sultat est une cristallisation de l’activitĂ© intellectuelle.

Prenons la perception qui consiste Ă  regarder l’envers des objets : il y a lĂ  une structuration, fondamentale pour les « gestaltistes ». a) Ils voient deux Ă©tapes : L’espace n’est pas perçu avec un arriĂšre-plan, b) Ă  un moment donnĂ© l’enfant sait renverser la bouteille, il procĂšde Ă  une restructuration totale. Or, jamais une notion semblable ne se forme d’une maniĂšre immĂ©diate. Cette dĂ©couverte est liĂ©e Ă  toute l’élaboration de la notion d’espace, Ă  toute l’expĂ©rimentation, Ă  toute l’élaboration des schĂšmes, qu’il me semble impossible de sĂ©parer, de dĂ©gager de l’ensemble de l’activitĂ© intellectuelle.

Pour les « gestaltiens », il y a correction des schĂšmes ; mais la notion de correction n’intervient pas ou n’a pas d’intĂ©rĂȘt pratique. Ce que nous avons observĂ© sans cesse, c’est que les schĂšmes Ă©laborĂ©s par l’enfant sont des thĂšmes sur lesquels il va broder ; ce sont des Ă©bauches, des esquisses qu’il s’agit de corriger, de fignoler, d’accommoder.

Quand on Ă©tudie gĂ©nĂ©tiquement le dĂ©veloppement d’un schĂšme jour aprĂšs jour, on s’aperçoit que chaque jour, il est lĂ©gĂšrement accommodĂ©, corrigé ; c’est lĂ  un fait fondamental.

Une de mes enfants Ă©tait enfermĂ©e dans un parc Ă  bĂ©bĂ©. Je lui passai un coq ; l’enfant commençait par attirer Ă  deux mains mais il Ă©tait retenu par un barreau. Elle apprit peu Ă  peu Ă  redresser le coq, Ă  le sortir et le rentrer pour le faire passer verticalement. Une conduite de ce genre montre une Ă©bauche de structuration et des corrections successives. C’est grĂące Ă  ces corrections que le but est atteint. À aucun moment il n’y a eu structuration brusque.

 

4°) Un dernier point oĂč il faut faire des rĂ©serves, c’est la notion des bonnes formes et des mauvaises formes.

Comment Ă©voluent les « gestalts » les unes par rapport aux autres ? On dit qu’il y a une succession allant dans le sens des mauvaises aux bonnes qui finissent par l’emporter.

Cette notion admissible chez l’adulte qui grĂące Ă  sa maturation, Ă  son expĂ©rience acquise « sent » la bonne voie, et la prĂ©fĂšre n’est pas admissible chez l’enfant. Chez celui-ci les formes sont essentiellement relatives. Elles s’ajustent, se coordonnent. Ce n’est que par cette coordination des schĂšmes qu’on arrive aux structurations.

En conclusion, pour construire une doctrine de l’intelligence adaptĂ©e aux faits et au point de vue gĂ©nĂ©tique, on peut retenir dans la « gestalt », la notion d’organisation, Ă  condition de la rendre dynamique et de lui restituer Ă  titre de facteur central une notion d’activité : la fonction reproductrice et gĂ©nĂ©ralisatrice que nous avons appelĂ©e l’assimilation psycho-motrice.

 

Compte rendu de M. A. Van Waeyenberghe.