Le groupement additif des relations transitives asymétriques (1940) a

Dans une note qu’a publiée en 1937 L’Enseignement mathématique 1 nous avons cherché à montrer qu’une suite de classes logiques dont chacune est incluse dans la suivante, peut donner lieu à un groupe additif, à cette réserve près, laquelle est essentielle, que chaque égalité du type A + A’ = B (par exemple les Vertébrés plus les Animaux non-Vertébrés sont tous les Animaux) joue le rôle d’« opération identique » par rapport à elle-même et à toutes celles d’ordre supérieur.

On peut appeler « groupement » un tel système remplissant les conditions de composition, d’associativité et de réversibilité propres aux groupes, mais connaissant autant d’« identiques » que d’éléments. En d’autres termes, un groupement est un groupe n’obéissant pas à la règle d’itération (A + A’ = 2A) mais à celle de tautologie (A + A = A).

L’intérêt qu’il peut y avoir à construire de tels groupements au moyen des opérations de la logistique est double. En premier lieu, ils contribuent à mettre en évidence le caractère opératoire des transformations logiques, et cela n’est pas un service négligeable car il permet de dissiper de nombreuses équivoques dans les soi-disant réductions du nombre à la classe logique. Dès lors, le « groupement » des opérations écarte la difficulté essentielle des systèmes classiques de logistique, qui est ce réalisme, dont A. Reymond a bien montré les dangers dans ses Problèmes de la logique et de la critique contemporaines. En second lieu, le « groupement » constitue un « modèle » de pensée susceptible à la fois de vérité logique et de vérité psychologique et l’on peut même faire l’hypothèse qu’il correspond à l’état d’équilibre auquel parvient tout système de jugements réels au terme de son développement génétique. En effet, c’est dans la mesure où un agrégat de notions ou de relations est soumis à une loi de composition réversible qu’il devient rationnel, comme la psychologie génétique de l’intelligence conduit à le vérifier sans cesse.

Un tel processus se présente en particulier dans le cas de la sériation. Soient quelques cailloux A, B, C, D…, etc., à sérier selon leurs poids respectifs (les volumes ne permettant pas de les juger à vue). Lorsque le sujet d’expérience (enfants de quatre à huit ans) n’a le droit de ne toucher les cailloux que par couples, on observe une série d’étapes de développement, de la juxtaposition chaotique initiale jusqu’à la sériation correcte. C’est ainsi que les sujets d’un certain âge, après avoir constaté les rapports A < B et A < C, posent A < C < B aussi bien que A < B < C. D’autres tirent de A < D et B < C la conclusion A < D < B < C. Certains déduisent de ces mêmes constatations A < D et B < C que A < B < D < C « parce que A et B sont les deux plus légers et que D et C sont les deux plus lourds », etc. Enfin la sériation correcte est acquise : 1° lorsque toutes les relations sont comparées entre elles et 2° lorsque chaque terme est conçu à la fois comme plus lourd que les précédents et comme plus léger que les suivants. La sériation suppose donc, du point de vue psychologique, non seulement une « composition » associative, mais encore l’intervention de la « relation inverse », donc la réversibilité des opérations.

Si nous cherchons à énoncer formellement les conditions de l’équilibre psychologique auquel aboutit la genèse réelle du système, nous retrouvons la notion de « groupement » et pouvons même construire axiomatiquement un groupement exactement parallèle à celui de l’emboîtement des classes, à cette différence près qu’il n’est pas commutatif.

Nous désignerons par le symbole (A  B) une relation asymétrique et transitive quelconque, étant entendu seulement que (A  B) marque une inégalité en faveur de B et signifie donc que « B est plus (lourd ou vertueux, etc.) que A ». La relation inverse sera A  B, soit « A est moins (lourd, vertueux, etc.) que B ». Si, d’autre part, nous écrivons (A  B) pour exprimer ainsi une différence donnée entre A et B, nous pouvons concevoir des relations analogues entre B et C, etc., soit B → C ; C  D ; D  E ; … etc. Autrement dit, nous pouvons sérier les termes A, B, C, etc., selon leurs différences ordonnées, étant admis qu’ils sont tous différents les uns des autres. En quoi consistent les relations qui constituent cette série ?

Comparons d’abord entre eux les trois premiers termes. Si l’on peut poser (A → B’) + (B → C) = (A → C), soit « si A est plus léger que B, et si B est plus léger que C, alors A est plus léger que C », il est légitime d’en conclure immédiatement, même sans connaître ni les valeurs respectives des poids absolus, ni celles de leurs différences, que la différence entre A et C est plus grande qu’entre A et B, puisque B est lui-même plus léger que C. Nous appellerons donc a la relation entre A et B, soit (A a→ B), et b la relation entre A et C, soit (A b→ C), étant entendu que, par définition, la relation a est comprise ou incluse dans la relation b. Or, si la relation a est incluse dans la relation b sans lui être égale, on peut dès lors concevoir la relation entre B et C comme constituée par la différence entre a et b, soit b − a = a. Nous désignerons donc la relation (B  C) par le symbole (B a→ C). D’où l’élément du groupement :

(1) (A a→ B) + (B a’→ C) = (A b→ C).

On voit en quoi le groupement s’identifie à la sériation elle-même. En effet, si l’on pose sans autre convention (A → B) et (X → B), il est impossible de savoir si (A  X) ou (A  X) ou encore (A = X). C’est comme si, dans le champ des additions disjonctives de classes, nous incluons une classe quelconque A dans une classe plus extensive B, et qu’ensuite nous dissocions de B une troisième classe X : on ne saura pas alors si (B  X = A) ou si (B — X ≷ A). Par contre, de même que l’on peut ordonner hiérarchiquement les classes en un groupement (A + A’ = B) ; (B + B’ = C) ; (C + C’ = D) ; etc., lorsque chaque classe primaire (A, B, C…) est incluse dans la suivante, de même on peut concevoir une série de relations primaires incluses chacune dans la suivante (A a→ B) ; (A b→ C) ; (A c→ D) ; (A d→ E) ; etc., et définir les relations secondaires par la différence entre chacune de ces relations primaires et celle dans laquelle elle est incluse. D’où la série

(1 bis) (A a→ B) + (B a’→ C) = (A b→ C)

(A b→ C) + (C b’→ D) = (A c→ D)

(A c→ D) + (D c’→ E) = (A d→ E)

… etc.

laquelle, contrairement à une suite quelconque de relations non sériées permet de définir un système d’opérations inverses à résultat déterminé :

(2) (A b→ C) − (B a’→ C) = (A a→ B)

ou

(A b→ C) − (A a→ B) − (B a’→ C)… etc.

Avant de poursuivre, notons qu’une telle sériation est « linéaire », c’est-à-dire que les relations dont elle se compose sont asymétriques, transitives et connexes. Si l’on introduit des termes de même valeur, par exemple A1 = A2 ; etc., ou B1 = B2 ; etc., tels que l’on ait (A1 ; A2a→ (B1 ; B2) etc., alors les relations A → B → C, etc., sont à concevoir comme établies entre classes, chaque terme A, B, C, etc., constituant une classe non singulière formée des individus A1 ; A2… ou B1 ; B2… En ce cas, la sériation subsiste, les relations entre ces classes demeurant asymétriques, transitives et connexes.

Les relations ainsi ordonnées constituent donc un « groupement » dont l’élément est l’égalité (1). L’élément ne saurait être la relation (A ; B) elle-même, car on ne saurait écrire (a + a) − a = a + (a − a), à cause de la règle de tautologie (a + a) = a qui s’applique aux relations a comme aux classes. On a donc :

(3) Composition :

(A a→ B) + (B a’→ C) = (A b→ B)

+ (C b’→ D) + (D c’→ E) = (C b’+c’→ E)

(A a→ B) + (B a’→ C) + (C b’→ D) + (D c’→ E) = (A d→ E)

Dans le cas où les segments de série à additionner entre eux ne se touchent pas, on procède par substitution :

(A a→ B) + (C b’→ D) = ?

(C b’→ D) = (B a’ + b’→ D) — (B a’→ C)

(A a→ B) + (C b’→ D) = (A a→ B) + (B a’ + b’→ D) — (B a’→ C)

d’où (A a→ B) + (C b’→ D) = (A c→ D) − (B a’→ C)

(4) Exemple de composition inverse :

(A b→ C) + (B a’→ C) = (A a→ B)

(A b→ C) + (A a’→ B) = (B a’→ C)

(A b→ C) + (A b’→ C) = (A a→ B) + (B a’→ C) + (A ’→ B)

d’où (A b→ C) = (A b→ C)

Il est à noter que l’opération inverse est égale à l’opération directe portant sur la relation inverse (ordinairement appelée la « converse ») :

(4 bis) (A b→ C) − (B a’→ C) = (A a’→ C) + (B a’← C) = (A a→ B)

On constate que l’addition des relations asymétriques, que l’on désigne habituellement du nom de « multiplication relative » est donc une addition proprement dite, semblable à celle des classes, à cette différence près qu’elle n’est pas commutative et qu’ainsi deux segments a et a’ additionnés en (a + a’ = b) ne sont pas équivalents comme le sont deux classes A et A’ additionnées en (A + A’ = B).

(5) Associativité :

[A b→ C] + [(C b’+c’→ E) + (D ←c’ E)] = [(A b→ C) + [(C a’ + c’→ C) + [D c’→ E]

Ces deux membres de l’égalité étant chacun égal à (A c→ D).

(6) Identiques :

(A a→ B) + (A a→ B) = (A a→ B)

ou

(B a’→ C) + (B a’→ C) = (B a’→ C)

(7) Résorption :

(A a→ B) + (A b→ C) = (A b→ C)

puisque

(A b→ C) = (A a→ B) + (B a’→ C)

et que

a + a = a (prop. 6).

Enfin, si l’opération inverse est égale à l’opération directe portant sur la converse, il va de soi que l’on peut parler de relations négatives dans le sens où nous avons considéré ailleurs les classes négatives non pas comme des classes nulles ou exclues en soi de l’univers du discours, mais comme des classes exclues, durant l’opération, d’une classe emboîtante donnée (exemple : « les Vertébrés sauf les Poissons » soit B − A, où — A = les Poissons en tant qu’exclus de B). Il faut seulement comprendre que, contrairement aux rapports de classes qui sont des rapports d’emboîtement, les relations asymétriques consistent en différences, donc en variations ou déplacements d’un terme à l’autre : l’addition de deux relations est donc la somme de deux différences, l’inclusion d’une relation dans une autre exprime qu’une différence moindre est comprise dans une plus grande, la soustraction signifie que l’on diminue une différence d’une autre différence et la relation négative est ainsi simplement une différence envisagée en sens inverse de celle à laquelle elle est réunie. D’où :

(8) a − a = o parce que a→ + ←a = 0

− a − a ’ = − b parce que a + ←a’ = ←b

a’ — b = − a parce que a’→ + a + a’→ = ←a

etc.

On constate, au total, que les relations ne peuvent être « groupées » qu’à la condition d’être sériées, la sériation et le groupement constituant ainsi une seule et même coordination. Mais alors, on peut se demander si la sériation n’est pas une opération extérieure et surajoutée à la mise en relation, et si vraiment elle en résulte sans plus, c’est-à-dire sans l’adjonction du nombre ou d’un ordre proprement arithmétique.

Remarquons d’abord que, si le langage qualitatif ne connaît pas d’expressions particulières pour la sériation de la plupart des relations, il en est cependant certaines dont la désignation verbale implique déjà la série. Par exemple, si A a→ B = B est le père de A, alors on a A b→ C C est le grand-père de A, etc. Par conséquent, lorsque l’on dit, sans rien préciser de plus, que A < C et que C > B et que l’on ne peut donc pas conclure si A > B ; A < B ou A = B, cette absence de sériation tient à l’imprécision de langage, c’est-à-dire à nos habitudes verbales, et non pas à la nature de ces relations. C’est comme si l’on disait simplement « A est descendant de C » et « C est ascendant de B », sans déterminer de quel ordre de relations il s’agit. Ce n’est donc pas transformer la relation > et < que d’écrire A b→ C et B ←a’ C : c’est simplement convenir de quoi l’on parle et préciser de quelle relation il s’agit dans une série donnée.

Il n’y a rien de plus, en effet, dans la série (a + a’ = a) que les relations qui la composent et l’on n’a nullement besoin de compter les termes numériquement pour les ordonner ainsi. On n’a même pas besoin de savoir si la différence a entre A et B (dans A a→ B) est plus grande ou plus petite que la différence a’ entre B et C (dans B a’→ C) : il suffit de savoir que si (a + a’ = b) alors la différence a et la différence a’ sont l’une et l’autre plus petites que la différence b (dans (A b→ C) et que toutes deux réunies sont égales à cette différence b. Dira-t-on peut-être que la notion de l’ordre lui-même est déjà une notion mathématique ? Mais l’ordre est donné dans la relation comme telle : si A est à gauche de B, ou plus vertueux que B, et que B est à gauche de C, ou plus vertueux que C, etc., cela implique simplement une différence entre A et B, et une nouvelle différence entre B et C, et il n’y a rien de plus dans la sériation de A, B et C que dans celle de A et de B pris à part, puisque la relation entre B et C est de même nature qu’entre A et B : une telle sériation n’implique donc ni que l’on ait besoin de dénombrer ces relations ou ces termes, ni que les différences en jeu soient quantitativement égales, car la mesure des distances physiques ou morales entre A et B et entre B et C n’entre pas en ligne de compte : l’itération de la relation conserve donc un sens simplement qualitatif et logique, tout comme la relation elle-même, et l’itération mathématique n’intervient pas, puisque les relations a + a = a.

Il faut même retourner les choses et dire, ce qui correspond d’ailleurs pleinement à la vérité psychologique et génétique, que l’on ne pourrait pas définir une relation isolée sans une sériation implicite, puisque les expressions relatives « à gauche » ou « plus vertueux » supposent précisément tout un système de comparaisons ou de références, c’est-à-dire de sériations antérieures. Une relation n’est donc jamais qu’un segment plus ou moins défini (donc bien ou mal déterminé) de série, de même qu’une classe n’est jamais qu’un terme plus ou moins défini par rapport à une hiérarchie d’inclusions, donc à une variété de sériation (mais non linéaire).

En bref, la sériation des relations est aussi légitime que la mise en hiérarchie des classes, les deux sortes de groupement reposant sur le principe commun de l’inclusion des classes primaires A, B, C… ou des relations primaires a, b, c… et de la soustraction possible des termes secondaires A’, B’, C’… ou a’, b’, c’… En effet, de même que la classe B inclut la classe A parce qu’elle présente une extension plus grande, et que la classe C inclut la classe B parce que d’extension encore plus grande, de même la relation b inclut la relation a parce qu’elle exprime une différence plus grande entre les termes A et C que la relation a entre les termes A et B. C’est ce qui permet de définir les classes secondaires (A’ = B  A) et (B’ = C − B), etc., ou les relations secondaires (a’ = b − a) ; (b’ = c − b) ; etc.

Genève, novembre 1939.