Genèse et mesure du temps… (1941) a 🔗
La Société suisse de philosophie peut se féliciter de ce que son président ait réussi à concilier avec ses besognes administratives — dont la publication du présent annuaire est le fruit le plus tangible — la réflexion philosophique personnelle, et une réflexion originale et vigoureuse.
L’étude sur le temps que nous offre aujourd’hui Jean de la Harpe est d’abord remarquable par sa méthode. Sans se laisser influencer par les modes du jour, de la Harpe reste fidèle aux deux seules méthodes positives au moyen desquelles on peut étudier une notion : la méthode génétique et la méthode axiomatique. Mais il ne se contente pas, dans une forte introduction (chap. I), de combattre l’étrange philosophie d’un psychiatre connu qui substitue à l’étude scientifique du temps une vision toute subjective des choses, ni de montrer combien cette tentative dissimule mal ses jugements de valeur a priori sous un manteau de « phénoménologie ». Le grand mérite de Jean de la Harpe est d’avoir compris que l’analyse génétique et l’analyse axiomatique, loin de se nuire, ne peuvent que s’appeler l’une l’autre.
Pour ce qui est de la première (chap. II et III), il nous donne une excellente mise au point des travaux des psychologues et des sociologues, puis présente, sur les questions essentielles de l’objectivation, de la spatialisation et de la relativité progressive du temps, une foule de remarques et de schémas ingénieux qui constituent une contribution originale et fort utile à l’étude des jugements temporels une fois formés et de leur organisation dans la conscience de l’adulte commun.
De la genèse — et l’auteur résiste avec raison à la tentation de vouloir faire sortir le temps d’autre chose de lui-même, entendant ainsi par genèse l’étude des stades élémentaires — à l’achèvement du temps qualitatif, un tableau d’ensemble est ainsi brossé qui rendra les plus grands services aux auteurs ultérieurs et vient ainsi se situer comme une étape sur la route collective de la recherche scientifique.
Pour ce qui est du temps métrique, de la Harpe a eu le mérite non moins grand — et ce chap. IV est sans doute le plus intéressant de l’ouvrage — de tenter une axiomatisation systématique dont le résultat est l’établissement de 17 définitions, de 13 postulats, de 10 axiomes et de 19 théorèmes. Bornons-nous à en souligner l’idée essentielle : c’est de se donner par postulats « ce qui dans le temps métrique relève de l’expérience psychologique précédemment décrite » (p. 113-114) et de formuler sous le nom d’axiomes « les propositions renvoyant à des opérations rationnelles ou mathématiques » (p. 114). On voit ainsi à l’œuvre la collaboration de la psychologie et de l’axiomatique.
S’il est impossible de relever ici tout ce qui mériterait de l’être dans ce bel ensemble, nous voudrions cependant formuler une ou deux remarques, aux seules fins de montrer combien la lecture de J. de la Harpe nous a paru excitante pour l’esprit.
À le dire eu un mot, on peut se demander si les méthodes génétique et axiomatique, successivement employées par l’auteur, ne pourraient pas collaborer jusqu’à être, non plus seulement juxtaposées (l’un étant appliquée au temps qualitatif et l’autre au temps métrique) mais réunies en un parallèle constant, comme le sont en physique l’expérience qui mesure et le calcul qui déduit : en atteignant par l’étude génétique les « opérations » constitutives elles-mêmes, qui interviennent dès cette logique de l’action sur laquelle repose le temps qualitatif, peut-être pourrait-on alors les axiomatiser en tant qu’opérations et ne pas se limiter, comme de la Harpe a voulu le faire avec la prudence de son esprit philosophique, à leurs résultats métriques en tant que résultats.
Pour ce qui est des opérations qui interviennent dans la genèse, on ne saurait assurément faire aucun grief au philosophe de l’insuffisance des travaux expérimentaux parus jusqu’ici sur la psychologie du temps. Bien au contraire, les chap. II et III de l’ouvrage serviront à les provoquer et à les stimuler. Mais tant que l’analyse psychologique n’aura pas su dégager le noyau opératoire et les conditions pré-opératoires d’équilibre (perception) relatifs à la construction du temps, les actions temporelles que l’axiomatique de de la Harpe invoque à titre de « postulats » risquent de conserver une complexité souvent un peu troublante.
Je pense en particulier au postulat 1 : « Des événements se produisent en même temps (= “simultanéité simple” de la définition 2), s’ils font l’objet d’un seul acte de conscience tout en demeurant distincts les uns des autres » (p. 115). L’auteur ne dit pas « état de conscience », sans quoi la simultanéité physique serait appuyée sans plus sur la simultanéité psychologique, et nous n’avancerions guère. Mais il dit « acte de conscience ». Cet acte est-il un jugement ? Sans doute que non, sinon un jugement de succession répondrait à ces mêmes conditions et surtout, comme le jugement de simultanéité, ils devraient se référer tous deux à un système d’opérations logiques à « postuler » au préalable. Est-ce alors une perception ? Mais la simultanéité perceptive requiert des conditions d’espace et de vitesse, car, même à petites distances, le mouvement des yeux nécessaire pour passer d’un évènement visuel A à son simultané A’ peut détruire l’impression de simultanéité : c’est alors à un jugement à corriger la perception et le problème des opérations surgit à nouveau immanquablement 1. Il serait possible de faire des réflexions analogues à propos des postulats 2 (succession), 3 (période), 4 (série temporelle), 5 (estimation des intervalles), etc. : chacun des « actes de conscience » auxquels ils « renvoient » supposent déjà une construction opératoire très complexe.
On peut alors se demander si ce ne sont pas ces opérations comme telles qu’il faudrait axiomatiser 2, ce qui réduirait les postulats à de simples affirmations de possibilité opératoire et établirait une correspondance plus intime entre la recherche génétique et l’axiomatique ? Nous ne pouvons nous empêcher de croire qu’en ce cas de la Harpe réviserait peut-être l’affirmation à laquelle le conduit logiquement son axiomatique, mais dont l’énoncé désoriente un peu : « Le temps de la relativité n’est pas un temps métrique, car on ne peut mesurer avec un étalon qui change constamment » (p. 151). Veut-on dire simplement qu’il n’y a plus en relativité d’unité purement temporelle qui soit commune à tous les temps possibles ?
Ce serait l’évidence même, puisque le temps absolu est incompatible avec la cinématique d’Einstein. Mais niera-t-on que le « temps de repérage universel », comme dit très justement de la Harpe pour caractériser le temps relatif, constitue précisément la métrique la plus en accord avec le temps psychologique, parce que liant nécessairement le temps à la vitesse ? Il nous paraîtrait dangereux d’écarter cette possibilité au nom de « postulats » fondés précisément sur l’activité mentale.
Une dernière remarque renforcera nos espoirs en une collaboration toujours plus poussée de l’axiomatique et de la recherche génétique. Dans l’introduction de son axiomatique (p. 111-113), de la Harpe se rallie à la doctrine de l’identification de Lalande et Meyerson, quitte à la « compléter » et à l’« amender » en doublant l’acte d’identification par les réalités psychologiques invoquées dans ses postulats. Ne pourrait-on pas aller un peu plus loin encore et admettre que l’identification ne joue qu’un rôle partiel ou particulier dans la construction rationnelle : celui des « opérations identiques » par rapport au « groupement » de toutes les opérations en jeu ? En ce cas, la commutativité et la réversibilité d’opération que de la Harpe attribue avec raison au temps métrique (p. 119) interviendraient dès le temps qualitatif 3, et le système des unités temporelles apparaîtrait non pas comme le produit de la seule identification, mais comme le résultat d’une synthèse opératoire directe des emboîtements et des relations d’ordre qui sont les unes et les autres en action dans la construction du temps qualitatif lui-même 4. Telles sont les quelques remarques que nous suggèrent les pages si denses et si suggestives d’un bel ouvrage dont nous avons tout au plus rendu le squelette et qui mériterait une discussion beaucoup plus détaillée. On voit que, loin de contredire aux résultats de J. de la Harpe, elles tendent simplement à les prolonger et à anticiper une partie de ce qu’ils suggèrent.