Du rapport des sciences avec la philosophie (1947) a b 🔗
Ce n’est pas sans deux raisons précises d’appréhension que j’aborde un tel sujet dans la conférence de clôture de ce congrès, qui a réuni des spécialistes éminents pour traiter des problèmes particuliers soulevés par les grandes disciplines scientifiques. Mon premier embarras vient de ce que l’on ait choisi un psychologue pour tirer la conclusion annoncée par le titre de cette conférence finale. Or, un psychologue est en quelque sorte obligé, par ses méthodes mêmes de travail, d’ignorer la philosophie. Il est, d’autre part, toujours trop peu renseigné sur les sciences exactes. Sans doute a-t-on estimé qu’il était ainsi spécialement bien placé pour parler en toute impartialité du rapport entre deux domaines avec lesquels il n’entretient que des relations si lointaines… Il n’en reste pas moins que ma tâche en est rendue d’autant plus difficile. Ma seconde inquiétude est que l’on ait considéré le titre imposé à cette conférence comme l’annonce d’une synthèse, qu’il s’agirait de tirer des travaux présentés au cours de ces trois journées. Rien n’est plus éloigné de ma pensée. C’est bien une sorte de conclusion que je vais chercher à dégager de nos préoccupations communes, mais une conclusion portant sur la méthode même de l’épistémologie plus que sur les résultats concrets et spéciaux de nos discussions. Nous venons, en effet, de consacrer nos efforts à réfléchir sur les concepts fondamentaux et les méthodes de nos sciences respectives, c’est-à -dire à édifier en commun une théorie de la connaissance scientifique, sans présuppositions philosophiques et due à la réflexion des savants eux-mêmes. C’est de cette tentative d’élaboration d’une épistémologie proprement scientifique que j’aimerais chercher, en cette dernière séance de notre congrès, à tirer une « leçon » du point de vue du rapport entre les sciences et la philosophie.
I. Connaissance scientifique et connaissance philosophique🔗
Il ne faut point se leurrer, en effet : « l’unité de la science », qui est notre but commun, et cela même en concevant cette unité comme un ensemble d’interdépendances et de complémentarités entre les différentes disciplines, sans tentative aucune d’uniformisation artificielle, — l’unité de la science ne peut se faire qu’aux dépens de la philosophie. La science implique l’intervention de l’esprit, disons tout au moins l’activité du sujet pensant : c’est ce que nos collègues Wavre et Gonseth nous ont abondamment prouvé dans le domaine des mathématiques. Or, l’activité du sujet est un champ d’investigation habituellement réservé à la philosophie : si l’on veut réaliser vraiment l’unité de la science, il faut donc étudier scientifiquement cette activité du sujet, c’est-à -dire enlever quelque chose à la philosophie. Je crois même, pour ma part, qu’il faut lui enlever beaucoup, mais qu’en définitive, cela est dans son intérêt propre, car la philosophie a toujours été renouvelée par les sacrifices qu’elle a été obligée de faire et qui ont ensuite rejailli sur elle sous la forme de réflexions sur des activités scientifiques nouvelles.
Il s’agit là d’un processus historique général. Toutes les sciences se sont dissociées de la philosophie, depuis les mathématiques au temps des Grecs jusqu’à la psychologie expérimentale vers la fin du xixe siècle. Si l’on poursuit sincèrement le but qu’est l’unité de la science, il faut donc prolonger ce processus jusqu’en toutes ses conséquences logiques. Mais, en retour, il est évident que la philosophie a été régulièrement enrichie par les grandes découvertes scientifiques particulières : il n’est pas besoin de rappeler comment le platonisme est né de la réflexion sur la vérité mathématique, l’aristotélisme de la découverte de la classification biologique, le cartésianisme de l’application de l’algèbre à la géométrie, le leibnitzianisme du calcul infinitésimal et le kantisme de la science newtonienne.
Selon une opinion courante, consacrée par la tradition universitaire officielle, il existe deux sortes de connaissances, l’une scientifique qui s’enseigne en une faculté à part (Sciences, ou « Philosophie II »), l’autre philosophique qui s’enseigne à la faculté des Lettres (« Philosophie I »). Mais cette opposition — dont on ne dira jamais assez les résultats catastrophiques qu’elle a entraînés en privant la plupart des philosophies de la compétence technique nécessaire pour parler des conditions du savoir, et la plupart des savants des bienfaits de la réflexion « critique », dont la révolution copernicienne accomplie par E. Kant a renouvelé les termes —, cette opposition est impossible à justifier en principe.
Dira-t-on que la science se réserve le domaine de la réalité expérimentale et que la philosophie est déduction pure ? Mais les mathématiques sont là pour montrer le rôle proprement scientifique d’une déduction bien conduite. Dira-t-on que la science est connaissance a posteriori et que la philosophie se réserve l’a priori ? Mais, pour autant qu’il existe un savoir a priori c’est encore aux mathématiques à nous en parler. La science aurait-elle pour objet le relatif et la philosophie l’Absolu (ou la recherche de l’Absolu) ? Mais, dans ses Initiations à la physique, Max Planck soutient (à tort ou à raison), que la science a besoin de croire à l’absolu d’un certain réel, même si elle ne l’atteint jamais, tandis que le relativisme de L. Brunschvicg montre assez la possibilité de construire une grande philosophie sans s’astreindre au postulat d’un absolu préalable. La science est-elle alors, comme le voulait Brunschvicg, le savoir lui-même et la philosophie « l’analyse réflexive » ou réflexion sur les conditions de ce savoir ? Mais selon l’une des profondes formules de ce maître, le progrès scientifique lui aussi est parfois réflexif ; c’est en remaniant les principes autant qu’en accumulant les faits nouveaux que la science avance. Le besoin de réfléchir sur les principes peut donc être satisfait, sans que les hommes de science aient à recourir à la philosophie d’école et c’est précisément l’un des enseignements de notre congrès que d’attester la vitalité d’une telle épistémologie scientifique.
Je ne vois donc, en définitive, qu’un critère distinctif entre les sciences et la philosophie ; celles-là s’occuperaient des questions particulières, tandis que celle-ci tendrait à la connaissance totale. Mais alors surgit aussitôt la question centrale des rapports entre les sciences et la philosophie : existe-t-il une technique objective, c’est-à -dire valable pour tous, de la connaissance totale ? 1 Or, il est évident qu’il n’en existe aucune qui rallie tous les esprits : la connaissance totale est actuellement, et peut-être pour toujours, affaire de synthèse provisoire et de synthèse en partie subjective, parce que dominée en fait par les jugements de valeur non universalisables, mais spéciaux à certaines collectivités ou même à certains individus. C’est pourquoi toute intelligence éduquée par la pratique des sciences, et si éprise soit-elle de l’idéal philosophique d’une connaissance d’ensemble, est-elle portée à juger avec Descartes que la méditation philosophique ne doit pas excéder « un jour par mois », le reste du temps étant plus utilement affecté à l’expérience et au calcul ! Si donc la tradition universitaire désastreuse, à laquelle nous avons fait allusion à l’instant, n’avait pas conduit à cette opinion étrange, sinon contradictoire, qu’il est possible de former directement, et sans éducation scientifique préalable, des spécialistes de la connaissance totale, chacun s’accorderait à reconnaître que les recherches particulières sont seules fécondes. Mais c’est à une condition essentielle : c’est que les questions auxquelles elles tendent à répondre soient bien posées. Or, c’est précisément en cet effort pour bien poser les problèmes spéciaux que consistent la ou les sciences.
Une remarque encore. En soutenant ainsi qu’il est avantageux, pour l’unité des sciences et pour le progrès de la philosophie elle-même, de dissocier de la métaphysique le plus de questions particulières possibles, nous ne faisons pas, pour autant, profession de foi positiviste. Le positivisme n’est pas la doctrine qui aspire à rendre scientifique le maximum de recherches. Il est essentiellement une philosophie des sciences qui interdit à la science de franchir certaines barrières et qui, par conséquent, préjuge de l’avenir. Des anathèmes et des prophéties (toutes démenties par la suite du déroulement historique) d’Auguste Comte jusqu’aux « propositions sans signification » du néo-positivisme propre au Cercle de Vienne, le positivisme se présente avant tout comme une doctrine fermée. La nôtre est ouverte à toute recherche, pourvu que l’on trouve une méthode réalisant l’accord des esprits à son sujet, et nous ne connaissons que des « propositions sans signification actuelle », sans préjuger de l’évolution future de la pensée scientifique.
Cela dit, qu’est-ce qu’un problème scientifiquement posé et comment s’y prend-on pour dissocier une question du champ de la philosophie ? Deux conditions nous paraissent nécessaires et suffisantes à cet égard. La première revient simplement à délimiter le domaine à étudier, en s’abstenant par méthode, par convention, et presque par une sorte de gentlemen’s agreement, de discuter de toutes les autres questions à son sujet. On pourrait dire familièrement (et je m’en excuse auprès des métaphysiciens ici présents) que le philosophe se reconnaît au fait qu’il parle de tout à la fois — et il y est bien forcé par l’imbrication mutuelle des questions préalables —, tandis que l’homme de science s’efforce de ne s’occuper que d’une chose après l’autre. La seconde condition dérive psychologiquement de cette délimitation même : décidé à ne pas brûler les étapes, l’homme de science s’astreint, sur chaque question particulière, à accumuler des faits d’expérience ou à creuser axiomatiquement son raisonnement, jusqu’à accord de tous les chercheurs sur les faits ou sur les déductions ; il s’interdit par conséquent, comme contraire à sa morale de l’objectivité, toute systématisation prématurée. Or, le fruit de ce double sacrifice — exigence de délimitation et exigence de vérification — est qu’en fait la science avance, tandis que la philosophie ou bien revient sans cesse sur elle-même, ou bien bénéficie de la marche des solutions particulières pour en tirer de nouveaux procédés de réflexion. Bien plus, le progrès accompli par toute science ainsi délimitée rejaillit tôt ou tard sur les autres sciences, comme en témoigne l’effort même « d’unité » auquel nous assistons aujourd’hui.
On me pardonnera, avant d’en venir au problème de l’épistémologie scientifique, de citer en exemple la psychologie expérimentale, dont les résultats débordent souvent les frontières qu’elle s’est elle-même tracées. Voici plus de cinquante ans qu’à l’Université de Genève la psychologie s’enseigne à la Faculté des Sciences, au sein des sciences biologiques, et pourtant elle s’y occupe de tous les aspects de la vie mentale : de l’intelligence à l’inconscient affectif et de la perception au langage et aux conduites sociales. Or, la psychologie expérimentale est devenue une science, non pas en vertu d’un décret de supériorité ou de sérieux qu’elle se serait fait décerner ou qu’elle se serait accordé elle-même, mais tout simplement en application des règles de délimitation et de vérification auxquelles nous venons de faire allusion : les psychologues ont convenu entre eux de laisser provisoirement de côté les questions qui les divisaient, comme la liberté humaine, etc. (ce qui ne signifie nullement qu’elles ne puissent pas ressurgir un jour sous l’influence de quelque fait nouveau, comme le problème du déterminisme est réapparu en physique de la façon la plus inattendue) et ils se sont astreints à accumuler des faits vérifiables et unanimement reconnus, à propos de chaque problème bien délimité. De l’Université de Louvain aux laboratoires soviétiques, les psychologues s’accordent ainsi aujourd’hui sur une foule de questions (de perception, de formation des habitudes, de développement de l’intelligence, etc.) sans qu’il soit souvent même possible à la lecture d’un travail expérimental, de reconnaître la philosophie de son auteur.
II. Objet de l’épistémologie scientifique🔗
Quant à l’épistémologie ou théorie de la connaissance scientifique, elle nous paraît à l’heure actuelle en voie de dissociation, par rapport à la métaphysique, et cela au même titre que la psychologie dont il vient d’être question. Les symptômes de cette dissociation sont nombreux et indiquent tous plus ou moins clairement le désir éprouvé par les hommes de science de se charger eux-mêmes de l’étude systématique des procédés d’investigation et de connaissance inhérents à la pensée scientifique, sans se dessaisir de cette tâche essentielle en la laissant se confondre avec celle de la théorie philosophique de la connaissance en général.
Ce processus de différenciation s’est marqué de deux manières distinctes et complémentaires. La logique, tout d’abord, s’est constituée en discipline indépendante grâce à la découverte de cette technique admirable et entièrement positive qu’est la logistique, dont les mathématiciens ont saisi (non pas immédiatement mais aujourd’hui unanimement) la parenté étroite avec leurs propres recherches. La genèse psychologique ou même psycho-physiologique des notions a d’autre part été invoquée par d’autres mathématiciens tels que H. Poincaré ou F. Enriques, ou par des physiciens tels que P. Langevin ou Ch. E. Guye, pour expliquer la portée de certains concepts fondamentaux de leurs disciplines. Que l’on songe à des mouvements comme ceux du Cercle de Vienne, avec sa conception « unitariste » de la science, à l’empirisme logique des Anglo-Saxons, aux revues Scientia, Synthèse, Analisi en Italie, ou chez nous à l’effort de F. Gonseth, et l’on discerne partout la même tendance à constituer une épistémologie scientifique indépendante de la philosophie générale ou métaphysique.
Mais un tel espoir est-il fondé ? Cela dépend entièrement de la manière dont on parviendra à délimiter et à préciser les problèmes. Tant que l’on en reste à discuter la question globale : « Qu’est-ce que la vérité ? » même en spécifiant qu’il s’agit de Connaissance ou de Vérité scientifiques, il est évident que l’on ne saura éviter l’interférence de telles discussions avec les débats métaphysiques fondamentaux sur la réalité du monde extérieur, sur la nature de l’esprit, etc. L’interprétation de la science ou des sciences demeurera ainsi nécessairement solidaire d’un système philosophique d’ensemble : de Platon à Bergson, comme nous disait Wavre, on ne pourra alors que constater les contradictions entre un certain nombre de thèses fondamentales, sans que la science ait le moindre intérêt à se solidariser avec aucune d’entre elles.
Seulement, il est possible de restreindre le problème. Le mathématicien ne commence pas par se demander ce qu’est le nombre ou ce qu’est l’espace, avant d’aborder son travail : il construit les diverses classes de nombres ou les multiples variétés d’espaces et étudie leurs propriétés, quitte à ne revenir qu’ensuite aux questions générales qui se renouvellent lors de chaque découverte de détail. On ne demande pas non plus au biologiste de nous expliquer ce qu’est la vie avant de lui laisser le droit de classer les êtres vivants, d’étudier leur hérédité ou leur développement embryologique ; et la biologie n’est pas disqualifiée de n’avoir pas encore répondu à la question centrale, dont la solution constitue le but dernier de cette science. Ce sont donc les habitudes universitaires d’une philosophie séparée des sciences qui nous égarent, lorsque nous nous croyons obligés d’aborder l’épistémologie en soulevant dès le début tous les grands problèmes à la fois. Si nous voulons constituer une épistémologie réellement scientifique, il s’agit au contraire de poser les problèmes sous une forme telle qu’ils puissent être résolus de la même manière par des équipes de chercheurs divers, indépendamment de leur philosophie personnelle. Or, cela est possible : il suffit de se demander non pas ce qu’est définitivement la connaissance scientifique envisagée en bloc, statiquement, mais « comment s’accroissent les connaissances », considérées dans leur multiplicité, et surtout dans la diversité de leurs développements respectifs.
En effet, sur ce terrain de l’accroissement même des connaissances (et indépendamment du point de départ premier), tous les esprits peuvent s’entendre entre eux. En premier lieu la question de savoir si une connaissance (ou un ensemble délimité de connaissances) s’est accrue ou non, trouve sa solution sur le terrain de chaque science comme telle, laquelle sait bien lorsque ses connaissances s’accroissent ou piétinent sans avancer. En second lieu, s’il s’agit d’un champ précis et restreint de connaissances, chacun peut s’accorder sur le rôle des divers facteurs épistémologiques dans le mécanisme de leur accroissement : le rôle du raisonnement et de quel type particulier de raisonnement (logique des classes, des relations, raisonnement par récurrence, etc.), de l’expérience, de l’intuition, de l’axiomatisation, etc. C’est ainsi qu’à étudier, comme on l’a fait maintes fois, l’évolution du problème des parallèles, à partir du postulat d’Euclide et jusqu’aux constructions axiomatiques contemporaines, ou à étudier le développement de la classification zoologique (avec les exigences logiques et avec le conflit entre les faits d’observation et l’hypothèse d’un ordre progressif ou hiérarchique 2), on parvient à des analyses épistémologiques valables pour tous.
À cet égard, il faut s’habituer à procéder méthodiquement. Une épistémologie scientifique, comme toute autre discipline à la fois inductive et déductive, ne saurait procéder que pas à pas, grâce à l’accumulation de résultats partiels et sans ambitions prématurées. C’est d’une série ininterrompue d’études monographiques et bien découpées que doivent surgir les rapprochements et sortir les généralisations, et non pas d’un système posé d’avance. Or, il y a là un travail de patience et de recherche minutieuse qui ne pourra vaincre que très lentement nos habitudes d’esprit orientées vers la spéculation d’ensemble. Le grand danger est, à cet égard, de bâtir trop vite et de céder dès après les premiers tâtonnements à la séduction de l’esprit de système. Ce danger nous guette tous et est particulièrement insidieux. Il suffit parfois de baptiser la plus ouverte des méthodes de recherche pour la transformer aux yeux du lecteur en une philosophie parmi les autres. C’est pourquoi je ne pourrai adhérer à l’« idonéisme » de notre ami Gonseth qu’en étant assez fidèle à l’esprit de sa méthode (qui prolonge celles d’Enriques, de Poincaré et de Brunschvicg) pour ne point la circonscrire par une dénomination. L’épistémologie scientifique ne saurait être que le résultat d’un travail collectif de longue haleine, opposant dès le départ des diversités possibles. Rien ne prouve d’avance, par exemple, que l’idéalisme du réel nécessaire au mathématicien, rejoigne de façon directe et simple le réalisme foncier du biologiste, pour lequel toute simplification du donné risque d’en déformer les traits essentiels. La notion de l’accroissement des connaissances implique d’emblée une pluralité d’hypothèses, et exige la collaboration de chercheurs multiples dont l’opposition même des attitudes intellectuelles ne saurait qu’être fructueuse.
II. Les méthodes de l’épistémologie scientifique🔗
L’étude de l’accroissement des connaissances suppose deux méthodes complémentaires, dont la solidarité constitue d’ailleurs un problème et ne saurait s’éprouver qu’au cours même de la recherche : l’analyse logistique et l’analyse historique ou génétique. Tout accroissement de connaissance scientifique suppose sans doute une démarche de la pensée, c’est-à -dire un raisonnement d’une forme ou d’une autre. On peut donc étudier cet accroissement sous l’angle des jugements et raisonnements qui l’ont rendu possible, et c’est ce que permet l’analyse logistique ou axiomatique. La chose va de soi dans le domaine de la connaissance mathématique où l’on a le pouvoir de suivre l’anatomie d’une construction nouvelle en la reconstituant axiomatiquement. Mais, même en biologie, il est permis de concevoir une dissection des procédés logiques de classement et de dégager la structure des emboîtements de classes et de relations dont use la systématique ou l’anatomie comparée.
Dans le domaine de la pensée physique, un bon exemple de ce genre de travail est donné dans l’ouvrage de Ph. Frank sur Le Principe de causalité et ses limites, lorsque cet auteur cherche à nous montrer entre autres choses comment certains principes de conservation ont évolué à partir d’un sens expérimental concret jusqu’à devenir « tautologiques », ou, comme disait Poincaré, simplement conventionnels. Le grand problème, pour Frank, est ainsi de dégager la manière dont des assertions à signification concrète vont se « coordonner » aux propositions logico-mathématiques et un tel problème soulève effectivement un ensemble de questions très précises relatives à l’accroissement des connaissances.
Mais il est clair que cette première méthode n’épuise pas tous les problèmes, car il subsiste la question du rôle du sujet dans le déroulement du processus cognitif. Même à concevoir, avec Frank et le Cercle de Vienne, les propositions logico-mathématiques comme les expressions purement tautologiques d’un langage, ou « syntaxe logique », il reste que tout langage suppose la parole, c’est-à -dire un ensemble de sujets, à la fois collectifs dans leur compréhension commune des signes de la langue, et individuels dans leur manière de parler. Si c’est un problème réel que de coordonner les propositions logico-mathématiques (surtout si elles sont tautologiques !) à la diversité des vérités concrètes de caractère physique, c’est une question non moins importante que de les « coordonner » aux opérations mentales du sujet pensant et agissant. Il y a même plus : sans cette dernière coordination, l’unité de la science qui est le but poursuivi par l’épistémologie « unitaire » du Cercle de Vienne aboutit à un dualisme irréductible entre les propositions dites tautologiques et le concret, tandis que la réintroduction des opérations mentales dans le circuit de la connaissance lui restitue une unité possible. Rien n’est plus instructif à cet égard, que de constater l’étroite « coordination » qui existe entre le rôle des « opérations inverses » dans le jeu des relations logistiques et celui de la réversibilité, ou possibilité de faire marche arrière, dans le mécanisme mental de l’intelligence : on peut dire psychologiquement qu’une intelligence est devenue apte à construire des relations logiques (par opposition à la prélogique des stades inférieurs) à partir du moment où elle est réversible (par opposition à l’habitude, la perception, etc. qui sont irréversibles), et il est bien clair qu’un tel fait ne saurait être étranger à l’importance que la réversibilité formelle revêt en tout ensemble d’opérations logiques.
L’analyse logistique appelle donc, au lieu de la contredire, l’analyse génétique des notions, c’est-à -dire la seconde méthode essentielle de l’épistémologie scientifique. Cette seconde méthode est elle-même double, car le développement d’une notion scientifique, ou, de manière générale, l’accroissement d’une connaissance, constitue un fait simultanément historique, donc sociologique, et mental ou psychologique.
Commençons par le social. Tout accroissement de connaissance scientifique est un fait collectif, caractérisé par une histoire, et dont la compréhension suppose par conséquent la reconstitution aussi exacte que possible de ce déroulement historique. On ne saurait exagérer à cet égard l’importance, pour l’épistémologie, de l’histoire des sciences, conçue non pas comme une histoire anecdotique des découvertes, mais comme une histoire de la pensée scientifique elle-même. C’est ce qu’ont bien compris les auteurs qui, comme G. Milhaud, L. Brunschvicg, P. Boutroux et, chez nous, A. Reymond, ont appliqué au développement des sciences exactes ce que l’on a appelé la « méthode historico-critique », consistant précisément à juger de la portée réelle des notions par leur construction historique.
C’est ainsi que, pour déterminer « l’idéal scientifique des mathématiciens » (c’est le titre de l’un de ses beaux travaux), P. Boutroux cherche, non pas à prescrire déductivement un système de normes, mais à montrer par la seule succession des grands idéaux historiques, comment l’interprétation des mathématiques par les mathématiciens eux-mêmes a été conduite, pour ainsi dire de l’intérieur, à se transformer au cours des temps. D’abord idéal « contemplatif », chez les Grecs qui croyaient découvrir du dehors les êtres mathématiques, puis idéal « synthétique » avec l’algèbre, la géométrie analytique et les débuts de l’analyse, conçues comme des combinatoires engendrant librement les rapports en jeu, l’idéal mathématique se complique en devenant « analytique » par une sorte d’exploration au sein d’un monde trop riche de fonctions et aboutit enfin, selon P. Boutroux, à la notion d’une « objectivité intrinsèque », distincte de l’objectivité extrinsèque des sciences expérimentales.
Admettons par hypothèse un tel tableau. On voit d’emblée en quoi il nous instruit en nous présentant un certain nombre de notions inhérentes à la « conscience collective » actuelle du mathématicien comme le produit d’une histoire se déterminant elle-même, à la manière d’une « orthogénèse » dans le domaine de l’évolution biologique. Mais on constate également qu’une histoire, à elle seule, est loin de tout expliquer et qu’elle soulève au contraire un certain nombre de questions quant aux mécanismes mêmes de son propre déroulement. Pourquoi, par exemple, les deux premières des périodes décrites par P. Boutroux, et si justement caractérisées par lui comme « contemplative » et « synthétique », ont-elles suivi précisément cet ordre de succession et non pas l’ordre inverse ? Pourquoi, autrement dit, l’esprit mathématique n’a-t-il pas débuté par la combinaison opératoire, alors que les Grecs ont connu l’algèbre et entrevu la géométrie analytique (sans vouloir faire de la première une science et sans parvenir par conséquent à développer la seconde), et pourquoi a-t-il fallu attendre des siècles pour que le libre jeu des opérations constructives s’affirme et inspire un nouvel idéal collectif ?
Une telle question est en réalité d’ordre psychologique et la nécessité de la poser montre à elle seule l’obligation où l’on se trouve de prolonger l’analyse historico-critique par une investigation psychogénétique. La raison de l’ordre de succession des stades d’évolution dégagés par P. Boutroux est, en effet, à chercher dans ce que les psychologues ont appelé la « loi de prise de conscience ». Nous n’avons pas une conscience immédiate des opérations de notre esprit, et celles-ci fonctionnent d’elles-mêmes tant qu’elles ne se heurtent pas à des obstacles extérieurs. La prise de conscience est donc centripète et non centrifuge, c’est-à -dire qu’elle part du résultat extérieur des opérations avant de remonter à leur mécanisme intime. Il est donc conforme aux lois psychologiques que les Grecs aient manié les opérations avant de prendre conscience de leur importance et de leur réalité subjective, ce qui les a portés à « réaliser » le produit de ces opérations sous forme d’entités projetées dans le monde extérieur et dissociées de l’activité du sujet. C’est pourquoi Pythagore situe les nombres dans le réel sans se douter qu’il les construit, ou qu’Aristote projette la hiérarchie des classes logiques dans l’univers physique ; ou encore qu’Euclide néglige l’importance des opérations spatiales de déplacement dont il fait cependant usage, etc. Ce n’est qu’avec la mathématique du xviie siècle que la prise de conscience de l’activité constructive du sujet ébranle ce réalisme initial et conduit simultanément à un idéal opératoire en mathématiques et à la découverte du cogito en épistémologie.
Ainsi l’épistémologie scientifique ou étude de l’accroissement des connaissances suppose un appel à la psychologie, en tant que prolongement nécessaire de l’analyse historico-critique ; et il est dans la logique des choses que chacune des belles études de L. Brunschvicg, par exemple, se termine par une esquisse de la genèse mentale des notions, de même que chaque étude critique de H. Poincaré en vienne à un tel recours. Une comparaison fera comprendre cette nécessité. Une épistémologie scientifique, conçue comme une analyse des multiples processus cognitifs dans leur diversité, est comparable à une sorte d’anatomie comparée des structures de connaissance, qui confronterait les constructions intellectuelles les plus éloignées, dans les différents domaines de la science, pour en dégager les invariants et les transformations. Or, l’anatomie comparée des biologistes s’est trouvée renforcée et fécondée du jour où l’embryologie a permis de reconstituer le développement initial des structures que la morphologie ne parvenait pas à comprendre dans leur état adulte : un grand nombre de parentés et « d’homologies » ont ainsi pu être établies grâce au seul examen embryologique. Eh bien l’étude psycho-génétique peut rendre à l’épistémologie scientifique, ou théorie comparée de l’accroissement des connaissances, exactement les mêmes services : elle seule permet de nous éclairer sur la véritable portée et sur les liaisons effectives des intuitions fondamentales, dont l’évolution des notions scientifiques a été, soit la bénéficiaire, soit la victime.
IV. Les données psycho-génétiques🔗
Un premier service que peut rendre la psychologie génétique contemporaine dans l’étude des rapports élémentaires entre le sujet et l’objet de connaissance, est de vous délivrer de cette illusion si tenace et si funeste, que tout savoir provient des « sensations ». Les psychologues ont longtemps entretenu cette erreur, d’où la croyance répandue à tort que toute épistémologie inspirée par la psychologie doit aboutir forcément à une sorte d’empirisme. Les épistémologistes de la science les ont souvent suivis sur ce terrain, tel Mach et F. Enriques, et s’en sont trouvés égarés en de nombreux points malgré le grand mérite de leurs tentatives. Inversement les adversaires de l’épistémologie psychologique croient avoir trouvé une réfutation suffisante de la valeur de cette méthode en démontrant que tout savoir rationnel se libère de la sensation. En réalité, le point de départ de toute connaissance n’est nullement à chercher dans les sensations ou même les perceptions — simples indices dont le symbolisme est nécessairement relatif à un signifié — mais dans les actions, et le grand service que l’analyse psycho-génétique peut rendre à l’épistémologie des sciences exactes est précisément de rétablir la continuité entre les opérations (logico-mathématiques ou physiques) et les actions, conçues, non pas sous cet aspect utilitaire qu’ont exagéré le pragmatisme et le bergsonisme, mais comme la source de l’acte d’intelligence lui-même.
C’est ainsi qu’avant tout langage, l’activité sensori-motrice du nourrisson (dans laquelle la sensation ne fournit donc que le système des indices, tandis que les mouvements constituent les transformations elles-mêmes) lui permet d’organiser les schèmes, essentiels pour la connaissance future, de l’objet permanent et de l’espace pratique des déplacements. Or, ni l’un ni l’autre ne sont innés sous leur forme structurée. L’univers primitif est un univers sans objets et les perceptions ne suffisent nullement à assurer la substantialité aux tableaux mouvants au sein desquels elles parviennent bien à reconnaître certaines répétitions, mais sans rien pouvoir en inférer lorsque les éléments considérés sortent du champ perceptif. Comment donc se construit cette notion de l’objet, dont la microphysique a montré la relativité par rapport à notre échelle d’observation ? C’est dans la mesure où il arrive à les retrouver par une coordination systématique des mouvements que le sujet croit aux objets (de même que le microphysicien se refuse à accorder la permanence aux corpuscules qu’il ne saurait localiser). Et cette coordination n’est autre que le produit d’un système de compositions dans lesquelles les conduites de détour et de retour au point initial jouent un rôle fondamental : or un tel système constitue précisément ce « groupe » empirique des déplacements, que H. Poincaré mettait à la source de l’espace et dont les opérations inverses correspondent aux conduites de retour et l’associativité aux détours (c’est-à -dire à la possibilité d’atteindre au même point par des chemins différents). La permanence de l’objet et le groupe pratique des déplacements sont donc construits simultanément par les actions et l’on aperçoit immédiatement tous les enseignements que suggère une telle constatation.
Il n’est pas jusqu’aux formes perceptives elles-mêmes qui ne dépendent de l’action et des mouvements. La « constance de la forme », qui est précisément l’une des propriétés géométriques essentielles de l’objet solide, ne s’acquiert (durant la première année de l’existence) que grâce à la manipulation des objets : un bébé de 6 à 8 mois, par exemple, à qui l’on présente son biberon à l’envers, cherchera à le sucer par le mauvais bout avant de prêter à cet objet une forme permanente, et c’est seulement après avoir appris à le retourner dans le champ visuel qu’il parviendra à cette constance perceptive.
Bref, la connaissance élémentaire n’est jamais le résultat d’une simple impression déposée par les objets sur les organes sensoriels, mais est toujours due à une assimilation active du sujet qui incorpore les objets à ses schèmes sensori-moteurs, c’est-à -dire à celles de ses propres actions qui sont susceptibles de se reproduire et de se combiner entre elles. L’apprentissage en fonction de l’expérience n’est donc pas dû à des pressions passivement subies par le sujet, mais bien à l’accommodation de ses schèmes d’assimilation. Un certain équilibre entre l’assimilation des objets à l’activité du sujet et l’accommodation de cette activité aux objets constitue ainsi le point de départ de toute connaissance et se présente dès l’abord sous la forme d’une relation complexe entre le sujet et les objets, ce qui exclut simultanément toute interprétation purement empiriste ou purement aprioriste du mécanisme cognitif.
Cela dit, comment concevoir le passage de l’action à l’opération ? C’est précisément de cet équilibre progressif de l’assimilation et de l’accommodation que dépend cette évolution, et l’équilibre est atteint dans la mesure où les actions deviennent susceptibles de constituer entre elles des systèmes de composition réversible. D’abord organisées sous la forme de simples rythmes (réflexes et mécanismes instinctifs), puis soumises à un jeu de régulations de plus en plus complexes, les actions du sujet ne parviennent, en effet, à un équilibre stable que dans la mesure où ces régulations aboutissent à une réversibilité entière. Or, les opérations de l’intelligence ne sont pas autre chose que de telles actions intériorisées et comparables entre elles de façon réversible. Une habitude ou un jeu de perceptions sont des mécanismes essentiellement irréversibles, déterminés par la marche à sens unique des événements internes ou extérieurs. Une opération, telle que la réunion de divers objets (0 + 1 + 1 + … = n) est au contraire une suite d’actions susceptibles d’inversion (n − 1 − 1 − … = 0) et c’est cette réversibilité qui assure leur équilibre psychologique (c’est-à -dire un équilibre permanent entre l’assimilation des objets à de tels schèmes et l’accommodation de ceux-ci à n’importe quels objets).
Or, il est facile de suivre le passage graduel des actions élémentaires (perceptions, habitudes, etc.) aux opérations logiques ou mathématiques dans une série de domaines relativement simples à explorer. Un premier exemple sera celui de l’ordre de succession d’objets soumis à des mouvements de translation ou de rotation. On présente à l’enfant trois objets qui entrent dans l’ordre ABC dans un fourreau : il s’agit de prévoir, dans quel ordre ils sortiront en sens inverse, puis, si l’on imprime une demi-rotation (180°) au fourreau, dans quel ordre ils sortiront dans le premier sens, et enfin quel sera l’ordre pour 2, 3, 4… demi-rotations. Or, à étudier les réactions à ces questions en fonction du développement mental, on peut faire deux constatations importantes. La première est que les anticipations initiales ne sont ni composables entre elles ni réversibles : il ne s’agit que d’associations habituelles ou de suites perceptives, telles que le sujet ne parvienne pas à inverser ABC ou CBA ou que, ayant constaté l’inversion, il prévoie ensuite l’ordre BCA (ignorant cet axiome fameux suivant lequel si B est situé entre A et C, il l’est également entre C et A). La seconde constatation est que, à l’âge où la réversibilité devient possible (vers 7 ans), il se constitue une sorte de systématisation soudaine de l’ensemble des opérations : le sujet comprend brusquement que deux inversions ramènent l’ordre direct, trois inversions l’ordre inverse, etc. C’est donc en s’appuyant les unes sur les autres en un système total à la fois réversible et indéfiniment composable que les actions se constituent en opérations 3.
Un autre exemple de cette embryologie mentale est fourni par la genèse de la notion du temps. A. Einstein a bien voulu nous suggérer un jour de chercher à déterminer si, dans un développement de l’intelligence, l’intuition du temps précède celle de la vitesse ou l’inverse. Pour résoudre un tel problème 4, il suffit de présenter aux enfants des mouvements synchrones, en tout ou en partie (courses de bonshommes ou écoulements de liquides, etc.), à vitesses soit égales soit inégales, et à faire déterminer les ordres de succession temporelle, y compris les simultanéités ou successions nulles, ou à faire comparer les durées. Lorsque les trajets sont parallèles et que les mobiles partent ensemble de points très voisins à des vitesses égales, il semble au premier abord que la notion de temps ne présente aucune difficulté parce qu’alors tous les jugements temporels sont en réalité des jugements spatiaux déguisés : l’ordre des événements se confond avec celui des points du trajet, la durée avec l’espace parcouru, etc.
Il suffit, au contraire, de rendre les vitesses inégales, pour que toutes les intuitions temporelles soient faussées. Les petits n’admettent pas, par exemple, la simultanéité des arrêts si l’un des mobiles a dépassé l’autre durant les mouvements : il n’y a plus de temps commun pour ces deux vitesses différentes ! Ou bien, admettant les simultanéités de départ et d’arrivée pour deux mouvements AB et AB1, ils nieront l’égalité des durées synchrones si le trajet AB1 est plus grand que le trajet AB. Ils intervertiront l’ordre des événements pour le concilier avec l’ordre de succession spatiale, etc. Et surtout ils n’établiront aucun rapport entre l’ordre des successions temporelles et l’emboîtement des durées : sachant que Paul est plus âgé que lui, Pierre se refusera à en déduire que Paul est né le premier, etc. Vers 8 à 9 ans, par contre, on assiste à un groupement général des relations temporelles : une suite ABCD d’événements est sériée dans le temps indépendamment des vitesses et des positions spatiales, et la durée AB est alors conçue comme plus courte que la durée AC dans laquelle elle est emboîtée, celle-ci (AC) comme plus courte que AD, etc. À ce stade, mais à ce stade seulement, la constitution d’une métrique temporelle devient possible, tandis qu’auparavant les mouvements de l’horloge ou du sablier n’étaient pas synchronisables avec les autres, faute de vitesses communes. Or, même dans ce cas du temps, c’est la réversibilité des opérations qui permet leur composition : les petits se refusent à comparer une durée présente à une durée passée, tandis que les grands déroulent les sériations, les emboîtements qualitatifs et les opérations métriques dans les deux sens.
L’on aperçoit d’emblée la portée de telles constatations pour l’épistémologie physique. La relation v = e/t fait de la vitesse un rapport et de e ainsi que de t deux intuitions simples. La vérité est que certaines intuitions de la vitesse, comme celles du dépassement, précèdent celles du temps. Psychologiquement le temps apparaît lui-même comme un rapport (entre l’espace parcouru et la vitesse ; ou entre le travail accompli et la puissance, ce qui s’applique aussi au temps intérieur ou de l’action propre), c’est-à -dire comme une coordination des vitesses, et c’est seulement une fois achevée cette coordination qualitative que le temps et la vitesse peuvent être simultanément transformés en quantités mesurables. Mais la dépendance du temps par rapport à la vitesse, dans l’univers macroscopique, demeure fondamentale, puisqu’aux grandes vitesses, le temps de la relativité se heurte aux mêmes difficultés que le temps du petit enfant et suppose lui aussi une subordination des relations temporelles à l’égard de certaines vitesses.
V. La position de la logistique🔗
Si l’épistémologie scientifique suppose ainsi simultanément l’analyse logistique (voir III) et l’analyse historico-critique et psycho-génétique (IV), il reste, avant de pouvoir conclure, à déterminer la position de la logistique par rapport à la sociologie ou à la psychologie.
Or, il n’est que trois façons de concevoir la logistique : ou bien on en fera, à la manière platonicienne, l’expression d’universaux subsistant en soi, ou bien on en fera une simple « syntaxe » ne contenant que les rapports tautologiques utilisés par la pensée dans sa formulation du réel, ou bien elle traduira sous une forme symbolique les opérations elles-mêmes de la pensée collective et individuelle. Si l’on ne veut pas subordonner la logistique à l’hypothèse invérifiable des idées éternelles, ni laisser le « langage » qu’elle constitue suspendu dans le vide, sans rapport avec les êtres vivants susceptibles de l’employer, il ne reste donc qu’à concevoir cette discipline comme s’occupant elle aussi des opérations de la pensée.
Mais la logistique traduit les opérations de la pensée en un tout autre langage que la psychologie ou la sociologie. Pour la psycho-sociologie les opérations de l’esprit sont des conduites ou des actions, c’est-à -dire des faits à étudier comme tels, à la manière dont le physicien analyse son objet. Au contraire la logistique exprime les opérations sous la forme d’abstractions (classes, relations ou propositions) qu’elle manipule de façon purement déductive, c’est-à -dire axiomatique, en les symbolisant pour mieux les détacher de leur contexte mental et pour les combiner plus rigoureusement. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit des mêmes opérations et qu’à tout rapport logistique peut correspondre une opération réelle de l’esprit, tandis que toute opération équilibrée de ce dernier (par opposition précisément aux intuitions préopératoires et prélogiques dont il a été question sous IV, avant le stade d’équilibre réversible atteint par l’intelligence) peut se traduire sous la forme d’un rapport logistique.
Or, nous sommes aujourd’hui habitués à un tel dualisme entre une science axiomatique et la science expérimentale correspondante. Les rapports entre les mathématiques et la physique en fournissent d’importants exemples : l’espace physique est étudié expérimentalement par le physicien, tandis que la géométrie mathématique est une axiomatisation de l’espace abstrait. Il n’existe donc pas de difficulté à concevoir de même les opérations de la pensée comme susceptibles d’une double analyse, l’une axiomatique effectuée par la logistique l’autre expérimentale par la psychologie.
Mais il y a plus. Il va de soi qu’ainsi conçue, une vérité psychologique n’a aucun droit de cité en logistique (car on ne tranche pas une question de déduction formelle par l’évocation d’un fait), pas plus qu’une vérité logistique ne saurait intervenir en psychologie (car on ne tranche pas une question d’expérience par un raisonnement formel). Seulement il existe un parallèle remarquable entre les problèmes rencontrés sur l’un de ces deux terrains et ceux du terrain correspondant. C’est ainsi, comme nous l’avons vu sous IV, que les opérations ne s’organisent psychologiquement que sous la forme de systèmes d’ensemble, caractérisés par leur composition réversible, et qui constituent la forme d’équilibre finale d’un long processus d’évolution à partir des actions irréversibles initiales. Or, cette réversibilité mentale croissante, comparable à la réversibilité au sens physique du terme, aboutit précisément à la constitution d’opérations réversibles au sens logique, c’est-à -dire telles qu’à chaque opération directe corresponde une opération inverse possible.
En particulier, répétons-le, la notion de « groupe », dans le domaine des opérations logico-mathématiques, correspond, dans le domaine psychologique, à des mécanismes essentiels de l’intelligence, constitués par les conduites de retour au point de départ (réversibilité) et de détour (associativité). C’est donc d’une manière parfaitement fondée que Poincaré a supposé l’existence d’une sorte de groupe expérimental dans les actions sensori-motrices mêmes, qu’il concevait comme engendrant la notion d’espace. La seule réserve à faire à l’interprétation du célèbre mathématicien est qu’une telle organisation n’est pas innée, mais représente la forme d’équilibre terminale d’une élaboration mentale qui recouvre plusieurs mois de la première année.
Même dans le domaine de la logique toute qualitative des classes et des relations, on peut décrire du point de vue axiomatique qui est celui de la logistique, des structures d’ensemble caractérisées par leur composition réversible et qui correspondent à des totalités psychologiques naturelles. À la différence des « groupes » mathématiques, qui impliquent toujours une quantité soit métrique soit au moins extensive, ces structures ne connaissent que les rapports d’emboîtement entre la partie et le tout (A ‹ B) ou de tautologie A + A = A, et par conséquent reposent sur un simple principe de distinction dichotomique : B = A + A ; C = B + B1, etc.
Néanmoins, quoique beaucoup moins riches que les « groupes », elles sont susceptibles de composition indéfinie sous la forme directe (A + A1 = B ; B + B1 = C ; etc.) ou inverse (C − B1 = B ; B − A1 = A ; etc.) et connaissent une certaine associativité (limitée uniquement par les rapports tautologiques). Ces structures, que nous avons appelées « groupements »5 se présentent sous un certain nombre de variétés et constituent le principe de classifications qualitatives (telle une classification zoologique ou botanique), des correspondances qualitatives (telles les « tables à double entrée » de l’anatomie comparée), des sériations de relations asymétriques simples (A ‹ B ‹ C, etc.), des relations généalogiques, etc. L’existence de ces structures montre de la manière la plus claire la correspondance entre les ensembles d’opérations logistiques élémentaires et les systèmes psychologiquement équilibrés d’opérations intellectuelles, telles qu’on les observe sans cesse dans le développement spontané de la pensée.
Au total, ce n’est donc faire preuve ni de « psychologisme » en logistique ni de « logicisme » en psychologie que de considérer la logistique comme l’axiomatique des opérations de la pensée 6, tandis que la psychologie elle-même constituerait la science expérimentale correspondante. C’est au contraire énoncer simplement un parallélisme naturel dont la psychologie génétique contemporaine sait tirer profit et dont en retour la logistique des classes et des relations qualitatives peut déjà bénéficier.
VI. Le cercle des sciences🔗
Or, si l’on admet les thèses qui précèdent, concernant la possibilité d’une explication psycho-génétique des opérations logico-mathématiques (IV) et concernant la nature de la logistique conçue comme une axiomatique de ces opérations (V), le problème de l’unité de la science, qui constitue l’objet des travaux de notre congrès, est susceptible d’une solution simple en ce sens que le système des sciences est à concevoir comme un ordre cyclique et non pas comme une suite rectiligne.
On conçoit d’habitude la classification des sciences sous la forme de la série : mathématique → physique → biologie → psychologie ou psycho-sociologie, et assurément c’est bien selon cet ordre que les sciences se sont développées historiquement. Mais il semble clair, dans l’état actuel des recherches, non pas seulement épistémologiques, mais propres aux disciplines psycho-sociologiques et mathématiques en elles-mêmes, que les deux extrémités de cette série tendent à se rapprocher en une sorte de cercle. Nous venons d’en voir la raison, du point de vue de la psychologie, puisque cette discipline cherche à expliquer pourquoi le développement de l’intelligence aboutit, comme à sa forme nécessaire d’équilibre, à la constitution de systèmes d’opérations composables et réversibles. Mais il reste à montrer la réciproque du point de vue des mathématiques elles-mêmes.
Le problème du « fondement des mathématiques » n’est plus une question de philosophie générale, réservée aux métaphysiciens. Pour les raisons que l’on a vues sous I il est devenu un problème technique, discuté sur le terrain propre des mathématiques et par les mathématiciens seuls. Or, à respecter cette autonomie radicale des mathématiques et à considérer la théorie des fondements comme un chapitre général des mathématiques elles-mêmes, nous constatons que les spécialistes de cette question oscillent entre deux sortes de solutions (ou les admettent toutes deux simultanément). Pour les uns, comme Poincaré ou Enriques, l’analyse des notions fondamentales nous conduit à l’étude de leur construction psychologique et le pont est ainsi directement établi entre la psychologie et le substrat intuitif ou concret des mathématiques. Pour les autres, comme Russell, Hilbert et les diverses écoles de logistique, le problème relève de l’analyse logique ou axiomatique : nous semblons ainsi tourner le dos aux préoccupations psychologiques pour asseoir les axiomes sur un jeu de relations purement abstraites, qu’elles soient logiques ou d’emblée mathématiques, et que la mathématique soit alors à concevoir comme une partie intégrante de la logistique ou l’inverse. Seulement, c’est ici que se pose tôt ou tard le problème évoqué sous V : que sont ces relations abstraites ? Sont-elles le reflet des idées éternelles, l’expression d’un simple langage conventionnel ou l’axiomatisation des opérations intellectuelles d’un sujet pensant ?
Que l’on rattache donc directement les notions fondamentales des mathématiques à l’activité mentale du sujet, ou qu’on opère ce rattachement de façon indirecte par l’intermédiaire d’une axiomatisation des opérations, un pont est jeté dans les deux cas entre le domaine de la pensée relevant de l’étude psycho-sociologique et celui des êtres abstraits de la mathématique : les deux extrémités de la chaîne tendent ainsi à se joindre.
Or, loin d’être surprenante, l’existence d’un tel cercle est, d’une part, fort explicable et comporte, d’autre part, des conséquences acceptables en ce qui concerne les deux directions essentielles de la pensée scientifique 7. Pour ce qui est de son explication, elle tient au cercle du sujet et de l’objet, inévitable en toute connaissance et sur lequel Hoeffding a profondément insisté : l’objet n’est jamais connu qu’à travers la pensée d’un sujet, mais le sujet ne se connaît lui-même qu’en s’adaptant à l’objet. Ainsi l’univers n’est connu de l’homme qu’au travers de la logique et des mathématiques, produit de son esprit, mais il ne peut comprendre comment il a construit les mathématiques et la logique qu’en s’étudiant lui-même psychologiquement et biologiquement, c’est-à -dire en fonction de l’univers entier. Or, c’est bien là le vrai sens du cercle des sciences : il aboutit à la conception d’une unité par interdépendance entre les diverses sciences, telle que les disciplines opposées, dans cet ordre cyclique, soutiennent entre elles des relations de réciprocité. C’est ainsi qu’entre les mathématiques et la biologie il existe les plus curieuses complémentarités (au sens courant du terme). La mathématique, en tant que discipline scientifique, utilise au maximum l’activité du sujet, puisque cette science est essentiellement déductive et recourt de moins en moins (envisagée en son évolution) à l’expérience elle-même. La biologie réduit au contraire au minimum l’activité du sujet, puisqu’elle est essentiellement expérimentale et n’utilise qu’avec une circonspection extrême les procédés déductifs ou constructifs de l’esprit. Mais tout en procédant de l’activité du sujet, la mathématique s’applique essentiellement aux objets extérieurs et les assimile aux cadres de notre pensée jusqu’à devancer parfois l’expérience par des anticipations surprenantes : elle tend donc à réduire l’objet aux schèmes d’activité du sujet, et elle y parvient dans une large mesure. Inversement, si la biologie est essentiellement, et presque passivement, soumise à son objet, cet objet de ses études, c’est-à -dire l’être vivant, n’est autre chose que le sujet comme tel ou du moins le point de départ organique d’un processus qui, avec le développement de la vie mentale, aboutira à la situation d’un sujet capable de construire les mathématiques elles-mêmes. Or, ce sujet vivant et agissant n’est conçu par la biologie qu’en relation avec la réalité matérielle et par conséquent en fonction de l’objet : si la mathématique cherche à réduire l’objet au sujet, la biologie effectue donc au contraire ou tend à effectuer la réduction inverse.
De plus, entre les deux pôles du mathématique et du biologique, ainsi orientés symétriquement, la physique et la psychologie participent, mais également de façon complémentaire, à la fois du courant idéaliste qui l’emporte en mathématique et du courant réaliste, dont la biologie est l’exemple le plus pur. La physique applique, d’une part, les mathématiques au réel, et par là contribue à assimiler celui-ci aux schèmes de notre esprit ; mais elle est déjà aux prises avec un objet résistant et son idéalisme relatif se tempère donc nécessairement d’un certain réalisme, sans d’ailleurs jamais pouvoir dissocier entièrement cet objet des opérations intellectuelles ou matérielles qui interagissent avec lui pour tenter de le connaître. La psychologie, inversement, hérite du réalisme, parfois un peu lourd, de la biologie et les tendances « organicistes » qui interviennent dans l’explication de la vie mentale prolongent cette réduction du sujet agissant à l’objet matériel, qu’essaie le biologiste. Mais, par le fait même qu’en suivant les étapes du développement mental, elle cherche à expliquer les opérations constitutives de la mathématique et de la physique, la psychologie amorce déjà cette réduction idéaliste de l’objet au sujet, qui triomphe en mathématiques pures.
Ainsi le cercle des sciences aboutit en fin de compte à mettre en évidence ce que l’analyse de chaque connaissance particulière souligne d’emblée, mais à des dosages divers l’interdépendance étroite du sujet et de l’objet. Selon qu’elle est située à l’un ou à l’autre pôle, la science parle par conséquent un langage plus idéaliste ou plus réaliste. Laquelle de ces deux langues est-elle la vraie ? Le jour où la biologie sera, si elle y parvient, entièrement mathématisée, nous verrons bien si les équations du protoplasme, et lui-même par conséquent, résultent de notre esprit, ou si notre esprit avec ses équations résulte du protoplasme. Peut-être la psychologie sera-t-elle, ce jour-là , assez avancée pour pouvoir montrer aux mathématiciens soutenant la première de ces thèses et aux biologistes soutenant la seconde (à moins d’un changement d’épées survenu en cours de route), qu’ils disent à peu près la même chose… Mais, seuls les psychologues comprendront vraiment pourquoi !