Les relations entre l’affectivité et l’intelligence dans le développement mental de l’enfant (1954) a

M. PIAGET

cours

des 26 novembre, 3 et 10 décembre 1953

IV, V, VI

I. Premier stade : les montages hereditaires, les tendances élémentaires et les émotions

Nous rappellerons ici et discuterons quelques points de vue classiques, pour préciser certaines définitions et dissiper des équivoques de langage.

I. Les tendances élémentaires.

a) Ambiguïté du terme d’instinct.

Le premier stade est celui des réflexes et des instincts. Mais le terme d’instinct désigne à la fois :

— une technique (en allemand : « Ins- tinkt »), c’est-à-dire une structure, faite de réflexes coordonnés en un même système et permettant la satisfaction d’un besoin : par exemple les réflexes coordonnés de la succion et de la déglutition ; qui permettent la satisfaction du besoin alimentaire.

— une tendance (en allemand : « Trieb » ), qui est ce besoin héréditaire lui-même, et correspond à l’élément énergétique.

Toute technique instinctive suppose nécessairement une tendance, qu’elle a pour effet de satisfaire, mais on peut concevoir des « instincts » réduits à la tendance. Certains auteurs ont admis, à côté de techniques héréditaires, des instincts sans technique : ainsi, pour Claparède, l’instinct d’imitation se réduirait à un « instinct du conforme », mais la technique de cet instinct serait apprise comme l’a, entre autres, bien montré Guillaume.

En fait, il est toujours très difficile d’isoler et d’énumérer les tendances instinctives, parce que :

1+ inné ne signifie pas contemporain de la naissance. Certaines tendances sont activées par la maturation (tendances sexuelles par exemple), et il est bien difficile alors de discerner ce qui est le fait de la maturation biologique et ce qui est le fait de l’apprentissage social, car :

2° à tous les niveaux joue l’influence du milieu (cf. expérience de Verlaine sur la nidification des femelles de canari). Considérons, par exemple, les prétendues peurs instinctives du petit enfant : peur de l’obscurité, peur des reptiles, etc. Watson s’est fait un jeu de les conditionner et de les déconditionner à son gré. William James raconte que son fils avait, à l’âge de 18 mois, des réactions de peur devant une grenouille, qui, lorsqu’il avait 8 mois, n’était pour lui qu’un objet d’amusement. Faut-il croire qu’il s’agit dans ce cas d’une peur instinctive à maturation tardive ? N’est-il pas plus légitime de considérer qu’à 18 mois un enfant est tout autre chose, au point de vue de l’intelligence sensori-motrice, qu’à 8 mois, et qu’il peut envisager aussi un plus grand nombre de possibilités d’agréable et de désagréable ? La modification de la conduite peut être le fait du développement de l’in-

telligence, mais d’autres éléments affectifs peuvent aussi se surajouter : la grenouille peut être devenue l’objet d’un transfert, elle peut avoir pris une signification symbolique, etc. D’une façon très générale, reconnaissons donc que toute tendance est insérée dans un contexte qui la déborde largement (éléments intellectuels, éléments acquis).

b) Les tentatives d’inventaire n’ont pourtant pas manqué.

Watson distingue 3 émotions inconditionnées et primitives : la peur, la colère et l’affection. K.M.B. Bridges énumère 20 tendances instinctives apparaissant entre la naissance et 2 ans. A titre d’exemple, nous nous bornerons ici à étudier l’inventaire proposé par Larguier des Bancels dans « L’instinct et l’émotion » (cf. Nouveau Traité de Dumas) et établi d’après les travaux de William James, Mc Dougall et Thorndike.

Larguier des Bancels distingue huit instincts :

1. Les instincts alimentaires, auxquels il adjoint l’instinct de chasse. Pour les instincts alimentaires, il n’y a pas de problème : on trouve bien un besoin biologique, des organes différenciés et un montage héréditaire de réflexes destiné à le satisfaire. Quant à l’instinct de chasse, il comporte, pour certains animaux au moins, une part d’acquisition.

— Kuo a fait des expériences sur l’instinct prédateur des chats : il est bien faible chez les chats élevés loin de leur mère, et l’on peut donc accorder une grande importance à l’acquisition et à l’imitation. Quant à l’enfant, les traces de cet instinct sont trop faibles pour qu’on puisse en parler avec certitude, malgré les déclarations de Stanley Hall.

2. Les instincts de défense, qui comprendraient :

— des instincts primaires (défense de l’organisme contre certaines toxines, dégoûts, etc.);

— des instincts dérivés, tels que les craintes et les agressions.

Tant qu’il s’agit d’inhibition, voire de dégoûts, on peut supposer à la rigueur un mécanisme réflexe. Mais s’il s’agit de peurs, peut-on vraiment parler d’instinct ? Et que dire des agressions ? Adler, Pierre Bovet, par des biais différents, ont étudié l’instinct de domination et l’instinct combatif, et montré la parenté entre l’agressivité et la crainte. Mais suffit-il de constater que les jeunes garçons se battent pour parler d’instinct combatif ? Il n’y a en tout cas pour ce comportement ni organe différencié, ni montage héréditaire de réflexes. On pourrait tout au plus parler d’une tendance sans technique. Mais l’agressivité, la « tendance à s’affirmer », ne résultent-elles pas plutôt des interactions entre individus, donc d’un apprentissage social ?

3. La curiosité. On parle volontiers d’un besoin de connaître, qui se manifesterait très tôt, par exemple dans les réactions circulaires du nourrisson. Mais parler à ce propos d’instinct, c’est seulement affirmer l’innéité des fonctions cognitives. Le terme de curiosité qualifie un ensemble de conduites plus qu’il ne les caractérise. Dire que la curiosité est innée, c’est avancer un truisme, c’est dire que l’activité cognitive répond à des besoins héréditaires. Le mot recouvre donc ici l’idée générale du fonctionnement propre aux divers organes, origine de l’intelligence. Et il n’y a aucune raison d’en faire un instinct particulier.

4. L’instinct sexuel. Il s’agit bien ici d’un instinct, puisqu’on est en présence d’un comportement spécialisé avec ses buts propres et ses organes différenciés.

5. Les instincts parentaux (paternel et maternel). La légitimité du terme d’instinct est ici fort douteuse. Peut-être chez les animaux trouve-t-on une liaison entre les mécanismes endocriniens et le comportement maternel. Mais chez l’homme ? La preuve classiquement invoquée est le jeu de la poupée chez la petite fille. Mais quelle est alors la part de l’imitation, celle de la projection, et surtout celle de la symbolisation pour revivre les scènes vécues dans la famille ? L’enfant que l’on gronde parce qu’elle n’a pas fini de manger son assiette de soupe reproduira la scène avec sa poupée : ou bien elle grondera sa poupée, et souvent avec plus de sévérité encore que les parents, — ou bien elle fera la leçon à ses parents en traitant sa poupée avec plus de psychologie qu’eux, — et trouvera ainsi dans les deux cas une résolution au conflit. Dans un tel comportement, la part de l’instinct maternel, s’il existe, est bien faible par rapport aux autres composantes. Et, plus généralement, on peut considérer que les conduites maternelles et paternelles traduisent moins un instinct qu’elles ne prolongent l’affectivité tout entière.

6. Les instincts sociaux prêtent à la même critique. Les conduites sociales de l’homme sont moins le résultat de transmissions héréditaires que de l’interaction des individus. Les modifications vont de l’extérieur vers l’intérieur, comme on le voit par exemple dans le cas du langage. On peut donc parler au maximum d’une tendance sans technique.

Mais ne peut-on encore expliquer cette tendance par le jeu des interactions, sans faire l’hypothèse d’un instinct ? Charlotte Buhler observe que les premiers sourires

de l’enfant s’adressent aux personnes, et l’argument a souvent été invoqué comme preuve d’une sociabilité héréditaire différenciée. Or le sourire se généralise rapidement à toutes sortes d’objets. Ce qui, pour le jeune enfant, différencie la présence d’autrui de celle des objets, c’est le mouvement ; mais les personnes sont sources de mouvements. Peut-on vraiment parler d’un sourire électif aux personnes ? Entre le sourire de l’enfant de trois mois, et celui du bébé de cinq semaines, la différence est-elle de nature, ou seulement de degré ? Bornons-nous ici à poser la question, et à reconnaître que la dénomination d’instinct est bien incertaine.

7. Les instincts égoïstes (= instincts de conservation) : comme pour la curiosité, et cette fois d’une façon indiscutable, nous avons ici le type de l’expression vide de sens, ou tautologique. Ce prétendu instinct n’est que la tendance d’un être vivant à persévérer dans son fonctionnement : loin de désigner un comportement spécialisé, il recouvre la totalité de l’organisme’ et de ses fonctions. Parler d’un instinct de conservation, c’est dire que l’être vivant… est vivant.

8. Quant à l’instinct de jeu, la même remarque pourrait lui être appliquée. Certes, tous les enfants jouent, et jouent spontanément. Si nous voyons dans le jeu, avec Karl GROOS, un préexercice, nous pouvons parler de tendances instinctives correspondant aux futures activés adultes. Mais si, comme c’est l’usage courant, nous appelons « jeu » l’activité typique de l’enfant, incapable de conduites de niveau supérieur (Buy- TENDIJK), alors parler d’instinct de jeu revient à dire que l’enfant a l’instinct d’être enfant. Nous avons là, de nouveau, une expression tautologique.

c) Conclusions.

Notre propos n’est pas ici de résoudre les problèmes de l’instinct et nous laisserons sans réponse la plupart des questions que nous avons soulevées. De notre examen précédent, retenons seulement que le même terme d’instinct est pris dans des acceptions bien différentes, et distinguons trois cas :

— ceux où le terme d’instinct désigne une tendance précise, des comportements bien définis, avec des structures sensori-motrices héréditaires et des organes différenciés (instinct nutritif, instinct sexuel) ;

— ceux où le terme perd toute signification, et désigne l’activité totale ou un de ses aspects (curiosité, jeu) ;

— ceux ou l’ambiguïté demeure, c’est- à-dire où le nom d’instinct est donné à des constantes affectives, à des besoins ou sentiments spécialisés, qui comportent peut-être un élément héréditaire, mais peuvent aussi s’expliquer par le jeu des interactions intra et extra-individuelles.

Une remarque demeure du moins valable dans tous les cas : c’est que toute tendance est intégrée, à quelque niveau que l’on se place, dans un contexte qui la déborde. Tout instinct, même le plus incontestablement héréditaire, s’exprime dans des conduites complexes, où sont mêlés les éléments étrangers les plus divers. Et ces ensembles se transforment. S’agit-il d’une tendance qui se transfère d’un objet à un autre, comme le prétend le freudisme, — ou s’agit-il d’une incessante reconstruction ? Nous répondrons à cette question en étudiant les régulations du IIIe stade.

II. Les émotions.

La plupart des auteurs reconnaissent dans l’émotion un mécanisme inné. Selon Watson, il y aurait trois émotions primitives bien différencées, répondant chacune à un stimulus spécialisé :

— la peur, qui se manifeste par le pattern de sursaut et répond à l’audition d’un bruit violent,

— la colère (la rage), qui se déclenche quand les mouvements musculaires sont entravés,

— l’amour (affection), réaction aux caresses.

Mais des expérimentations ultérieures n’ont pas absolument confirmé ces vues. Fauville, reprenant l’étude de ces trois mécanismes dans une enquête très serrée sur les premières semaines de l’enfant, ne trouve pas de différence notable entre la colère et la peur. Il suggère donc l’existence d’une émotion primitive peu différenciée, avec des spécialisations ultérieures.

D’ailleurs, en quoi peut-on dire que les émotions sont primitives ? Nous sommes renvoyés ici à l’examen des théories de l’émotion. Elles sont, comme on sait,, encore nombreuses et divergentes, quoiqu’un accord partiel semble se faire aujourd’hui autour d’une théorie centrale. Mais le concept même d’émotion est encore variablement délimité. Les auteurs qui, comme RlBOT, définissent l’émotion comme l’expression affective d’une tendance, refusent de compter parmi les émotions la joie et la tristesse. D’autres (Dumas, Wallon), les considèrent comme des émotions primordiales : l’émotion serait un état, déterminé par des mécanismes d’excitation (tonicité croissante) ou

de dépression (tonicité décroissante). Rappelons donc, pour fixer les idées, les théories les plus classiques.

a) Théorie intellectualiste (Herbart et Nahlowsky) :

Herbart fait de la vie mentale un jeu ’de représentations. La vie affective est faite de la dynamique de ces représentations ; selon qu’elles s’accordent ou non, il y a « calme » ou « émotion ». Les choses se passent pour ainsi dire comme dans un accord musical, dont les représentations seraient les notes : les accords peuvent être harmonieux ou dissonants, et la vie affective est faite de la succession de tels accords. Nahlowsky voit dans le sentiment un rapport et non un état : la vie mentale ■ est faite non d’une succession d’états de conscience, mais de l’accélération ou du ralentissement du cours des représentations.

Dumas fait de cette théorie une critique sévère : il insiste sur l’aspect faiblement représentatif de l’émotion, et refuse de voir dans la représentation la cause de l’état affectif. Par contre, Janet signale que finalement pour Nahlowsky les états affectifs sont le résultat du dynamisme, entravé ou libre, de la vie mentale, — et non des représentations elles-mêmes. Mais Janet ne traduit-il pas trop volontiers Nahlowsky dans son langage ? Il semble bien en effet que Nahlowsky et Herbart aient insisté davantage sur l’aspect statique de la représentation que sur le dynamisme mental. En tout cas, ils attribuent aux éléments représentatifs un dynamisme qu’ils ne sauraient avoir par eux-mêmes. Et toute perspective génétique est absente d’une telle théorie.

b) Théorie périphérique (James, Lange)

On connaît les célèbres formules de Lange, renversant l’ordre usuel et faisant du trouble organique la cause, et non l’effet, de l’émotion. Celle-ci n’est donc que la prise de conscience d’une modification organique. James s’est livré à une étude plus fine, en cherchant à préciser par introspection les états de conscience correspondant aux mécanismes émotionnels : or l’introspection ne nous livre rien de plus que la conscience d’un trouble organique, accompagnée d’un jugement. L’aspect psychologique de l’émotion se réduirait à cela.

La théorie périphérique a connu un grand succès et suscité de nombreuses controverses théoriques. Mais des expériences précises l’ont définitivement mise en échec. Citons les expériences de SHERRINGTON (on observe des réactions émotionnelles chez un chien dont on a sectionné les deux nerfs vagues, — de Sommer et Heymans (réactions observées sur des têtes de lapin et même de chien, maintenues en survie artificielle), — de CANNON (des lésions thala- miques provoquent des perturbations dans les réactions émotionnelles).

c) Théories « instinctives » (par exemple Mac Dougall)

Elles définissent l’émotion comme la prise de conscience d’une tendance instinctive : la colère est par exemple la combativité devenue consciente. A quoi LARGUIER DES Bancels objecte fort justement que l’émotion exprime un désordre de la tendance, et que la théorie « instinctive » néglige l’essentiel.

d) Théories cérébrales

Parmi les diverses théories cérébrales qui ont été proposées, la plus satisfaisante du point de vue génétique est celle de Wallon. Wallon part du fait que le paléencéphale est le siège de certaines coordinations posturales, et qu’en même temps le thalamus est relié, par le système orthosympathique, à la sensibilité viscérale. Du point de vue génétique, Wallon remarque une parenté étroite entre les émotions d’une part, les attitudes et les postures d’autre part. Les premières peurs sont liées à la perte d’équilibre (cf. observation de Stern : la première peur d’un bébé se produit à l’occasion d’une perte d’équilibre dans la baignoire). Ainsi, d’une façon très générale, il y aurait émotion dès qu’il y a rupture d’équilibre entre une attitude posturale et une situation déterminées. Certains mécanismes posturaux aboutissent par exemple à des décharges de colère spontanée.

Wallon a cherché d’autre part à situer l’émotion dans la succession génétique des conduites. Il y aurait un stade de l’émotion, qui serait le second stade dans l’évolution de l’enfant, entre le stade des mouvements impulsifs et réflexes (premier stade), et le stade des premières acquisitions sensori-motrices (troisième stade). (Le quatrième stade est le stade projectif). Ces résultats ont été obtenus pai’ l’étude comparée d’enfants normaux et d’arriérés fixés au stade émotif. Naturellement, à côté des réactions émotionnelles primaires, interviennent assez tôt toutes sortes de conditionnements (un bébé qui a peur d’une personne apparue trop brusquement dans son champ perceptif continuera à avoir peur de cette personne).

Ce qui, dans la théorie wallonienne, importe le plus pour notre étude, c’est le rôle positif attribué à l’émotion. Celle-ci n’est pas seulement source de désordres ; elle intervient comme facteur positif dans le développement, — et les disciples de Wallon insisteront sur le rôle fondamental joué par la joie et les sentiments de triomphe dans le développement des fonctions cognitives.

En suivant l’histoire des diverses théories des émotions, nous constatons donc un renversement total des perspectives. Partis de thèses intellectualistes, pour lesquelles les fonctions cognitives contenaient la cause des manifestations émotionnelles, nous arrivons à. la conception d’un stade « émotif » précédant les acquisitions et les rendant possibles. L’émotion devient ici source de connaissance. Telle sera la théorie de Philippe Malrieu, sur laquelle nous reviendrons plus longuement à la fin de notre examen du IIe stade (voir ci-après : « Conclusions sur les deux premiers stades »).

II. Deuxieme stade : les affects perceptifs
et les formes différenciées du contentement et de la déception

I. Caractéristiques de ce stade.

au point de vue cognitif :

a) Premières acquisitions en fonction de l’expérience.

= Apparition de coordinations non héréditaires : les structures réflexes se différencient en fonction de l’expérience. — Deux aspects :

1. (aspect passif) : conditionnements.

2. (aspect actif) : réactions circulaires —    répétition active d’un résultat obtenu par hasard. On distingue :

— réactions circulaires primaires = in- téressânt seulement le corps propre.

— réactions circulaires secondaires = faisant intervenir les objets du monde extérieur.

b) Différenciation progressive des perceptions en fonction des objets et des situations.

au point de vue affectif :

a) Affects perceptifs — sentiments liés aux perceptions (plaisir, douleur, agréable, désagréable, etc.).

b) Différenciation des besoins et des intérêts, jusqu’à la satisfaction d’un certain nombre de besoins différenciés = formes diverses de contentement (ou de déception) avec toutes sortes de nuances selon l’action considérée.

Nous commencerons par rappeler quelques notions au sujet des affects perceptifs (plaisir, douleur, etc.).

H. rappel de quelques notions classiques.

La structure de la vie affective est une forme de rythme : excitation et dépression, joie et tristesse alternent. Mais des notions comme celles de plaisir et de douleur ne sont antithétiques que du point de vue de la valorisation. Il n’est pas prouvé que ces oppositions se retrouvent du point de vue de la sensibilité psychophysiologique. On a même admis souvent qu’entre affects positivement valorisés et affects négativement valorisés, la différence n’était que de degré. Considérons rapidement quelques aspects de ce problème.

a) La douleur.

La conception classique des physiologistes, Ch. Richet, par exemple, admet qu’il n’y a pas de sensibilité spéciale à la douleur. Or, comme on sait, von Frey et Blix (1890-94) ont cru trouver des « points de douleur », et ont affirmé contre Wundt l’existence d’un sens algique. Mais Gols- CHEIDER avait observé que les points de douleur ne donnent pas de sensation algique s’ils sont excités très légèrement : ce qui porte à croire que les points de douleur sont peut-être seulement des points de pression extrêmement sensibles. Le problème de la douleur a soulevé depuis de nombreuses discussions que Piéron a résumé au Congrès de Psychologie de Stockholm. En fin de compte, Piéron refuse de faire de la douleur un sens spécial comme l’ouïe ou la vue : la douleur est une impression affective, liée à certaines catégories d’excitants qui agissent sur les autres sens. La réaction affective suppose des coordinations qui mettent en jeu des mécanismes gnosiques corticaux. On retrouve ici la liaison entre l’affectivité et les fonctions cognitives.

b) Le plaisir.

Il s’agit encore ici d’une impression affective, liée cette fois au bon fonctionnement d’organes déterminés. On trouve toute une hiérarchie de plaisirs, du plus simple (plaisir physique localisé) jusqu’au plus complexe (plaisir fonctionnel lié à une activité élaborée : saisir un objet, le balancer, etc.) Les plaisirs seront donc différenciés en fonction de la différenciation des actions elles-mêmes. Les plaisirs fonctionnels jouent un rôle fondamental dans l’acquisition des habitudes en général.

c) Les sentiments d’agréable et de désagréable sont encore plus difficiles à analyser. On refuse ordinairement de les identifier à des plaisirs ou des douleurs atténués (certaines douleurs légères peuvent n’être pas désagréables). WUNDT, étudiant de Mçon analy-

 

tique la psychologie du sentiment, a même cru devoir ajouter d’autres catégories : l’excitant et le déprimant, par ex., qui seraient liés à la perception de tonalités vives ou sombres (le rouge est excitant, le gris déprimant), •— ou encore la tension et la détente (lorsqu’on suit p. ex. les battements d’un métronome).

d) Point de vue classique et point de vue actuel sur la vie affective.

La psychologie classique a souvent identifié ces « états affectifs » à des sensations. Et, de même qu’elle reconstruisait la perception en combinant des sensations, elle recomposait les « sentiments supérieurs en associant diversement les états affectifs élémentaires. Actuellement, grâce en particulier aux travaux de la Gestalt-théorie, on ne reconnaît plus, entre la perception et la sensation, qu’une différence de degré. Dès la sensation, l’on trouve déjà une structure avec des lois d’organisation déterminées. De même il existe une structure avec des lois d’organisation pour les états affectifs les plus simples : par ex. une relativité des affects par rapport au champ, relativité isomorphe à celle des perceptions, et comme elle liée par ex. à la répétition, au contraste figure-fond, etc. Ainsi une tarte à la crème peut être agréable, une deuxième tarte à la crème, au contraire, écœurante ; un mets paraîtra plus agréable, s’il est consommé à la suite d’un autre moins agréable, etc…

(Il faudrait étudier enfin la différence entre les intérêts et les besoins, mais nous réservons pour l’instant cette étude, sur laquelle nous nous étendrons à propos du stade suivant. )

III. — CONCLUSION SUR LES DEUX PREMIERS STADES

Le rôle de l’affectivité dans les acquisitions cognitives et la thèse de Philippe Malrieu.

Au cours des deux premiers stades, nous assistons donc à la différenciation progressive des capacités et des schèmes héréditaires :

— Les perceptions se précisent et se différencient (grandeur, distance, etc.) ;

— Les premières habitudes se constituent, selon les schèmes de la réaction circulaire, primaire ou secondaire ;

— ■ Les conduites qui préparent l’intelligence sensori-motrice en réalisant la coordination des moyens en vue d’une fin déterminée apparaissent alors. Par ex. un enfant est assis dans son berceau, à la toiture duquel sont suspendues des poupées. Par hasard, il tire un cordon, qui fait bouger la toiture et agite ainsi les poupées suspendues. L’enfant s’amuse de cette découverte, puis, quand il aperçoit un objet nouveau (non solidaire du toit), il tire sur le cordon dans l’espoir de le faire remuer. On voit ici les moyens différenciés du but et coordonnés dans une fin déterminée (1).

Dans toutes ces acquisitions interviennent des émotions et des affects perceptifs. Devons-nous dire qu’il y a élaboration parallèle de structures cognitives d’une part, et d’autre part d’émotions qui agissent en tant qu’éléments moteurs ? Ou bien l’affectivité intervient-elle comme cause en créant les structures cognitives ? Ce second point de vue, opposé au nôtre, a été soutenu par Philippe Malrieu («    Les émotions et la personnalité de l’enfant de la naissance à trois ans »). C’est cette thèse que nous allons examiner et critiquer maintenant.

a) Exposé.

Malrieu soutient que les acquisitions des trois premières années de l’enfant sont dues non seulement à la maturation, mais aussi et surtout à une activité orientée par l’affectivité. (Le terme d’affectivité désigne ici l’ensemble des émotions au sens large). On peut suivre stade par stade ce processus. Ainsi :

— Au niveau du réflexe, il y a un exercice consolidateur ou inhibiteur, en fonction du contentement ou du déplaisir. Plaisir et douleur sont donc déterminants, et cette « dynamogénique » ne fait qu’un « avec le contentement ».

— Les réactions circulaires primaires ne sont pas dues à une « assimilation fonctionnelle » (Piaget), mais à des facteurs affectifs (impatience, joie, mécontentement, etc.).

— Les réactions circulaires secondaires, que Malrieu appelle des corrélations, s’expliquent de même : l’objet commence à se constituer comme tel lorsqu’il est extérieur à l’action propre, et cet « éloignement » est dû à 1’« avènement du désir ».

— La perception des bonnes formes est • également d’origine affective. Une bonne forme n’est pas relative à la structure des organes sensoriels du sujet. Elle apparaît ou disparaît en fonction de l’état affectif du sujet.

b) Critique de cette théorie.

Cette théorie nous paraît présenter deux difficultés majeures :

1) Une conception trop générale de l’affectivité.

Malrieu semble confondre affectivité et émotivité ; il ne distingue pas entre émotions simples et affects perceptifs. Il y a toute une différenciation de sentiments, qu’il n’explique pas, et dont la maturation ne suffit évidemment pas à rendre compte. Dans la même perspective, on trouve une théorie insuffisante du besoin : Malrieu nie que le

(1) Sur cet exemple, voir l’exposé et l’étude détaillée qui en ont été faits dans le Bulletin de Psychologie, t. VI, n° 3.

besoin ait un caractère primitif. Mais il parle d’expériences « excitantes ». Comment peut-il se faire alors que telle expérience soit excitante, telle autre non ? Dire que l’intérêt répond à un excitant, c’est expliquer l’un par l’autre deux termes équivalents !

2) Tout est ramené à l’affectivité.

MALRIEU ne décrit aucune structure. Or, si le contentement est la cause de l’action, quelle est la cause du contentement ? Comment expliquer le contentement au niveau du réflexe sans remonter jusqu’aux structures, c’est-à-dire aux organes différenciés et aux montages héréditaires ? De même au niveau des réactions circulaires. Malrieu admet qu’un enfant acquiert une conduite nouvelle parce qu’il y trouve un intérêt. Mais peut-on faire du contentement que cette conduite lui procure une cause de l’acquisition ? Comment expliquer, dans l’exemple du bébé qui tire le cordon (cité ci-dessus) la joie de l’enfant sans présupposer la perception et la compréhension de certains rapports ? Comment expliquer le « plaisir d’être cause » sans présupposer une structure cognitive, une perception de la « causalité », qui est la condition nécessaire, — mais évidemment non suffisante — du contentement ? Malrieu ne fournit pas de réponse satisfaisante à ces questions.

Ainsi, il est dangereux de dissocier d’abord la conduite en deux aspects, affectif et cognitif, pour faire ensuite de l’un la cause de l’autre. La compréhension n’est pas plus la cause de l’émotion que l’émotion n’est la cause de la compréhension. L’énergétique ne saurait engendrer de structures, ni les structures créer de l’énergie. Faute de comprendre cette indissociabilité et cette fondamentale hétérogénéité, on aboutit à des explications paradoxales, comme celle de Malrieu lorsqu’il’rend compte de « l’éloignement » par « l’avènement du désir », comme si la conscience de l’éloignement était due au désir ; or,

il n’y a désir que parce qu’il y a perception de l’éloignement. Ce qui ne veut pas dire que la distance perçue soit la cause du désir : mais que les obstacles à la satisfaction des besoins amènent simultanément une différenciation intellectuelle (perception de la distance) et une différenciation affective (désir non satisfait).

Malrieu reproche à Piaget de tout expliquer par l’intelligence. Ce reproche serait parfaitement fondé s’il signifie que l’on part d’un dualisme intelligence-affectivité, pour faire de ces aspects inséparables de la conduite deux facteurs distincts dont le premier déterminerait le second. Le reproche d’intellectualisme n’a de sens que s’il signifie un préalable dualisme. Or, non seulement la psychologie de l’Intelligence n’a présupposé aucun dualisme (elle étudie par définition les structures intellectuelles, mais ne prétend nullement à rendre compte ainsi du tout de la conduite), mais c’est justement MALRIEU qui tombe dans l’erreur dualiste, et revient presque à une « psychologie des facultés », en faisant de l’affectivité la cause des diverses conduites.

Insistons à nouveau, pour conclure, sur l’interaction constante et dialectique entre l’affectivité et l’intelligence, qui se développent et se transforment solidairement, en fonction de l’organisation progressive des conduites, mais non l’une par l’autre. Le psychologue les sépare artificiellement pour la commodité de l’exposé : il doit montrer qu’elles sont de nature différente, mais sans pour autant dichotomiser la conduite et méconnaître son imité concrète. De plus, on évitera de faire de la maturation un « deus ex machina » en la faisant intervenir lorsqu’on n’a pas de données physiologiques suffisantes. On ne fait souvent que déplacer le problème lorsqu’on fait de la maturation une « cause ». La maturation n’est à elle seule cause de rien : elle se borne à déterminer le champ des possibilités propres à un niveau donné.

III. Troisieme stade : les affects intentionnels

Nous réunissons ici sous le nom de troisième stade les stades de l’intelligence sensori-motrice décrits l’an dernier dans les numéros 4 à 6 et marqués par l’apparition d’actes d’intelligence proprement dite. A ce stade vont se manifester, aussi bien sur le plan affectif que sur le plan cognitif, des régulations et des coordinations complexes, dont nous étudierons les principaux aspects.

I. Caractéristiques du troisième stade.

Au point de vue cognitif

a) différenciation des moyens et des buts.

Exemple : un enfant cherche à atteindre un objet éloigné ; n’y parvenant pas directement, il tire sur sa couverture pour rapprocher l’objet posé sur celle-ci. A ce troisième stade, la couverture-moyen est distinguée de l’objet-but. Cette différenciation s’accompagne donc de :

b) coordination des moyens vers un but préalablement fixé. (= début des actes intelligents).

Au point de vue affectif :

a) nouvelles différenciations, mais qui restent sur le plan intra-individuel.

1. Coordinations d’intérêts : certains objets, sans intérêt par eux-mêmes, prennent un intérêt par rapport à d’autres, préalablement valorisés. D’où :

2. Début d’une hiérarchie de valeurs, évidemment encore labile.

b) début de décentration : l’affectivité commence à se porter sur autrui, à mesure qu’autrui se distingue du corps propre.

Nous commencerons par étudier, à partir des théories de Janet, le problème des régulations de la conduite, problème qui apparaît plus tôt, mais qui prend ici une importance toute particulière en nous introduisant à l’étude du problème des intérêts et des valeurs. Nous nous reporterons, à ce sujet, aux théories de Claparède et aux perspectives gestaltistes, telles que les présente Kurt Lewin (notion de champ affectif). Enfin, en ce qui concerne la décentration affective et l’origine des sentiments inter-individuels, nous examinerons les thèses de Freud sur les régulations affectives inconscientes et le choix de l’objet.

II. La théorie des sentiments de Janet.

cf. « De l’Angoisse à l’extase », tome II.

a) Schéma général de la théorie de la conduite.

Janet décrit une hiérarchie de conduites de complexité croissante, correspondant aux stades successifs du développement : réflexes, premières habitudes, débuts du langage, intelligence pratique, etc. Ces différentes conduites, que Janet appelle des « actions primaires », sont caractérisées au point de vue cognitif. Toute conduite d’autre part peut passer par quatre phases successives :

— latence

— déclenchement

— activation

— terminaison, — phase de consommation jusqu’à une nouvelle phase de latence.

Il peut y avoir des circonstances qui facilitent l’action primaire (simplicité, ancienneté de la situation, existence de disponibilités internes, aide venue de l’extérieur), — ou au contraire qui la rendent plus difficile (complexité de la tâche, nouveauté du problème, exigence de rapidité, absence d’aides, obstacles, etc.), — ou qui la renforcent (désir, ardeur, etc.). Mais au point de vue affectif, l’important consiste dans les actions secondaires, qui sont les réactions du sujet à l’action primaire et constituent les régulations de l’action : leur rôle est d’augmenter ou de diminuer la force de la conduite, et enfin de l’achever, car — Janet l’a fort justement montré — , une conduite ne se suffit pas à elle-même.

Au niveau des phases d’activation et de terminaison, on peut trouver des régulations soit positives, soit négatives. On distinguera ainsi quatre sortes de régulations :

Régulations d’activation : ’ ■

Positives : « sentiments de pression » (pression s’oppose ici à dépression), — dont le prototype est le sentiment de Yeffort, et dont l’effet est d’accélérer l’action primaire, de la renforcer.

Négatives : « sentiments de dépression », qui opèrent un freinage (exemple : fatigue, désintérêt).

Régulations de terminaison :

Positives : « sentiments d’élation » (joie, sentiment de triomphe), qui achèvent l’action en consommant le surcroît de forces resté inemployé après succès.

Négatives : tristesse, angoisse, anxiété, etc., qui jouent un rôle identique en cas d’échec. (Dans certains cas, la régulation peut être excessive, dépasser son but et entraîner un recul par rapport au niveau atteint).

Nous étudions ces régulations ici, car on ne les trouve pleinement constituées qu’au niveau de ce troisième stade. Mais on peut déjà en rencontrer au stade précédent : ainsi les régulations de terminaison s’observent dans la réaction circulaire secondaire, et jouent un rôle important dans l’acquisb tion des premières habitudes (loi de l’effet).

b) Etude de ces régulations.

1. Le modèle des régulations positives d’activation est le sentiment de l’effort. On sait que Maine de Biran, d’un point de vue autant philosophique que psychologique, accordait un primat à ce sentiment : il y voyait le fait primitif de sens intime, donnant simultanément et d’emblée la conscience du moi (terme moteur) et du non-moi (terme résistant). Mais cette ingénieuse théorie se heurte à deux difficultés essentielles :

— la conscience de soi n’est pas, du point de vue génétique, contemporaine de l’action motrice sur les objets. Le nouveau-né n’a pas conscience de son moi. Un bébé de soixante jours, dont la main est agitée de mouvements impulsifs, ne regarde celle-ci avec intérêt que lorsqu’elle entre par hasard dans son champ visuel : l’enfant n’a donc pas immédiatement conscience de son corps en tant que corps propre. A plus forte raison ne saura-t-il discerner dans un « état de conscience » ce qui lui appartient et ce qui appartient au monde extérieur. Le fait primitif de sens intime ne peut donc pas être la conscience immédiate d’une dualité, puisqu’il y a indifférenciation à l’origine, du moi et du non-moi. Baldwin a montré que

la conscience de soi était au contraire assez tardive, et qu’elle se construisait corrélativement non à la conscience des objets, mais à la conscience d’autrui qui lui est postérieure.

— Maine de Biran prétend d’autre part que le sentiment de l’effort répond à un trajet centrifuge, et ce point n’est nullement prouvé. ’William James a soutenu à l’inverse que le sentiment de l’effort était la prise de conscience d’une tension périphérique, et qu’il répondait par conséquent à un trajet centripète.

Sur ces problèmes, Janet ne prend pas parti. Peu lui importe, en effet, le mécanisme particulier de l’effort. L’essentiel est de l’étudier non comme conscience, mais comme conduite, et d’y voir alors une régulation énergétique renforçant ou accélérant l’action primaire. L’enfant qui cherche à atteindre un objet éloigné à l’aide d’un bâton, et qui n’y parvient pas, tendra le bras davantage : l’effort apporte à l’action primaire un supplément d’énergie qui en accroît l’intensité et l’ampleur. — On peut décrire d’ailleurs d’autres actions secondaires du même genre : l’attention, par exemple, et plus généralement toutes les activités qui se centrent sur un objet particulièrement intéressant.

Les régulations d’activation sont susceptibles de dérèglements : elles peuvent dépasser leur but et verser dans l’excès. Rappelons à ce propos les analyses célèbres que Janet, fait de l’inquiétude ou de l’ennui : ce ne sont pas des sentiments dépressifs, mais des conduites de précaution. L’ennui n’est pas la conduite d’un sujet épuisé, mais une conduite par laquelle le sujet économise son tonus mental.

2. Les sentiments de dépression sont des actions secondaires qui ont pour effet de freiner l’action entreprise. Elles se manifestent par exemple par une diminution d’intensité ou de vitesse, par un rétrécissement du champ de l’action, ou par ce que Janet appelle des dévalorisations, c’est-à- dire une diminution du plaisir pris à l’action (nous contesterons plus loin l’emploi de ce terme). Au niveau sensori-moteur, les sentiments de dépression se manifestent par le sérieux de l’enfant. Le prototype en est le sentiment de fatigue. Si en effet la fatigue physiologique est la conséquence de l’effort musculaire, le sentiment de fatigue est au contraire une conduite dont l’effet est d’arrêter l’action avant que le sujet soit sans forces. C’est une régulation anticipa- trice permettant une économie grâce à laquelle l’action pourra être reprise ultérieurement. Si cette régulation n’intervient pas en temps voulu, le sujet, au lieu de s’arrêter, dépense le peu de forces qui lui restent plus largement que la situation ne l’exigerait : c’est l’agitation active, qui va jusqu’à l’épuisement du sujet.

3. et 4. L’idée de régulations de terminaison est très importante. Une action en effet ne se termine pas toute seule : il faut une conduite spéciale, positive ou négative pour l’achever. Ainsi, en cas d’échec, l’action s’achève par un sentiment de tristesse, qui est très différent du sentiment de fatigue : la tristesse est une conduite différenciée, postérieure à l’action, et dont le rôle est de consommer le résidu de forces inemployées, tandis que la fatigue avait, comme nous l’avons vu, pour rôle d’économiser des forces. La tristesse peut se prolonger jusqu’à l’anxiété, qui manifeste un recul dans l’activité (le sujet n’ose plus recommencer).

(On pourrait rapprocher ici Janet de FREUD. La tristesse serait, en langage freudien, un acte manqué ; de même l’anxiété, que Freud explique par un refoulement de la libido, et que Janet étend à la conduite tout entière.)

Quand l’acte est réussi, on trouve pareillement des conduites de consommation, dont l’effet est de dépenser le résidu des forces mobilisées pour l’action, et qui seront ici les sentiments de triomphe.

c) Résumé d’ensemble : la force psychologique.

En résumé, l’idée centrale de Pierre JANET est celle d’une « force psychologique », dont la nature est mal connue (du point de vue physiologique, elle peut dépendre des fonctions végétatives, du système endocrinien, etc.). Ce que le psychologue peut observer, c’est que cette force est distribuée diversement selon les individus et, dans un même individu, selon les moments : tout sujet présente ainsi des alternances de force et de faiblesse, d’euphorie et de dépression, qui peuvent aller jusqu’à la cyclothymie.

Pour chaque conduite, il faut faire usage des forces en réserve, puis récupérer l’énergie dépensée en produisant par exemple l’abaissement de la tension psychologique. On voit alors le rôle essentiel que jouent les régulations dans l’économie générale de la conduite qui tend toujours vers un certain équilibre.

Cet équilibre suppose quatre conditions :

1. les régulations énumérées ci-dessus,

2. des forces en réserve,

3. une proportion entre les forces disponibles et la tension psychologique, qui définit le niveau de la conduite. (Janet remarque ici qu’il y a des actions coûteuses au moment de leur réalisation, mais qui permettent une économie par la suite : c’est un point sur lequel nous reviendrons longuement),

4. un certain rapport entre l’action an-

cienne et l’action nouvelle, qui suppose une adaptation et un effort.

Variable selon les individus, l’équilibre affectif est variable aussi selon l’âge. Il est précaire chez l’enfant, dont les sentiments sont très vifs, mais dont la conduite connaît des alternances perpétuelles ; chez le vieillard au contraire, la conduite est plus stable, mais les sentiments ont perdu de leur vivacité. L’intensité des sentiments est donc en fonction du déséquilibre.

d) Critique.

Toutes les analyses de Janet peuvent être acceptées dans notre perspective. Mais l’affectivité se réduit-elle aux régulations énergétiques qu’il décrit ? Le rôle régulateur des sentiments n’est pas douteux, mais il semble que l’on doive ajouter au système régulateur que constituent les actions secondaires un second système régulateur : celui des intérêts, c’est-à-dire celui de la valeur de l’action.

Il faut distinguer en effet valeur de l’action et coût de l’action. Une conduite coûteuse peut être préférée à une conduite moins coûteuse, mais moins valorisée, — et la valorisation n’est pas la simple conséquence de l’économie de la conduite. Prenons un exemple . :

Observation : Un enfant de 13 mois essaie en vain d’amener un jouet dans son parc en le passant à travers les barreaux et en le tenant horizontalement. C’est là une situation classique des problèmes d’intelligence pratique, avec solution ’ par tâtonnements. Par hasard, l’enfant réussit à passer le jouet à travers les barreaux. Mais au lieu de s’en tenir à ce succès, il remet le jouet à l’extérieur et recommence ses tâtonnements jusqu’à ce qu’il ait compris la technique. Cette recherche semble aller à l’encontre du principe d’économie de l’action

Janet ne méconnaît pas l’existence de telles conduites, mais il les ramène à son système énergétique en disant que ce choix coûteux représentera une économie par la suite. Or, cela peut-il jouer du point de vue de l’enfant de treize mois dont nous avons cité le cas ? U faut donc supposer autre chose que la régulation interne des forces, et faire intervenir la notion de valeur. La valeur est liée à une sorte d’expansion de l’activité, du moi, à la conquête de l’univers. Cette expansion met en jeu l’assimilation, la compréhension, etc., et la valeur est un échange affectif avec l’extérieur, objet ou personne. Elle intervient donc dès l’action primaire, et le système des valeurs double en quelque sorte le système régulateur simplement énergétique des actions secondaires décrites par Janet. C’est cette notion de valeur et le système des intérêts que nous allons étudier maintenant.

III. Les notions de valeur et d’intérêt.

Nous définirons donc au départ la valeur comme une dimension générale de l’affectivité, et non comme un sentiment particulier et privilégié. Le problème est de savoir quand la valorisation intervient, et pourquoi.

Nous avons vu que la valorisation ne pouvait s’expliquer comme une simple « économie pour la .suite » et que d’autre part le système des valeurs débordait le système des régulations, en particulier que la valeur intervenait dès l’action primaire, dès la mise en rapport du sujet avec le monde extérieur. Au niveau sensori-moteur déjà, l’enfant retire de ses expériences antérieures non seulement des connaissances pratiques, mais aussi une confiance en soi ou un doute, analogues en quelque sorte à des sentiments de supériorité ou d’infériorité, — à ceci près toutefois que le moi n’est pas encore constitué. Dans l’apprentissage de la marche, par exemple, on peut déjà constater l’influence des succès antérieurs, qui entraînent une autovalorisation. Le système de valeurs qui commence ainsi à s’établir constitue la finalité de l’action propre, et va bientôt s’étendre à l’ensemble des relations inter-individuelles, qui apparaissent ici avec les conduites d’imitation. Ces valeurs, attribuées aux personnes, seront le point de départ des sentiments moraux, dont les formes élémentaires sont celles de la sympathie et de l’antipathie, et qui constitueront peu à peu un système plus large et plus stable à la fois que celui des régulations énergétiques. Mais au stade où nous sommes, la distinction des deux systèmes ne fait que commencer.

a) Claparède et la notion d’intérêt.

Les deux systèmes dont nous parlons : valorisations et réglages internes, trouvent leur point de jonction dans le mécanisme de l’intérêt. Pour étudier cette notion, nous pouvons partir des travaux de Claparède (cf. « Psychologie de l’enfant et pédagogie expérimentale », 2e éd. de 1909, repris et développés dans divers travaux ultérieurs). L’intérêt est défini comme une régulation des énergies, en un sens très voisin de celui de Janet. Il est la relation du besoin et de l’objet susceptible de satisfaire ce besoin. Ni l’objet, ni le besoin du sujet, ne suffisent à déterminer la conduite : il faut faire intervenir un troisième terme, qui est leur relation.

Le besoin pourrait être étudié du point de vue physiologique. Certains lui ont attribué une origine périphérique, d’autres une origine centrale, mais Claparède comme Janet considère que là n’est pas le principal aspect du problème. Ce qui lui importe, c’est de souligner la signification fonctionnelle du besoin. Le besoin traduit un désé-

quilibre, et sa satisfaction amène la rééquilibration.

Pour préciser cette notion d’équilibre, rappelons que l’on peut distinguer trois sortes d’équilibres :

— l’équilibre mécanique, qui est celui d’un système dont les modifications virtuelles se compensent, dans des conditions stables et permanentes.

— l’équilibre physico-chimique, qui répond à des conditions non permanentes, ce qui entraîne des déplacements d’équilibre. La compensation se fait dans le sens d’une modération du facteur de modification (loi de Le Chatelier, souvent reprise par les biologistes et les psychologues).

— l’équilibre organique (cf. homéostasis de CANNON), qui comprend, en plus, des compensations préalables, c’est-à-dire des régulations anticipatrices.

Quand un besoin risque de n’être pas satisfait, il apparaît d’avance. Claparède l’a montré à propos du problème du sommeil, fort débattu à l’époque. La plupart des auteurs se bornaient alors à expliquer le sommeil par l’intoxication. Claparède fait trois objections : 1) que nous dormons avant d’être intoxiqués, et que l’intoxication entraîne non le sommeil, mais au contraire l’insomnie ; 2) qu’il existe un sommeil instinctif (loirs, marmottes) ; 3) qu’il existe un sommeil qui est le résultat du désintérêt, et non de l’intoxication physiologique. Tous ces arguments conduisent à voir dans le sommeil un besoin anticipateur.

On peut distinguer les besoins proprement organiques, comme la faim et la soif, et les besoins dérivés, qui correspondent par exemple à des emboîtements plus ou moins complexes de besoins organiques. Il nous suffira ici d’indiquer que tout besoin est lié à une structure organique, et que le fonctionnement, lié au déséquilibre, crée à son tour de nouvelles structures : il y a un échange dialectique constant entre les besoins et les fonctions.

Cette analyse préalable du besoin permet de justifier la théorie de Claparède qui énonce deux lois de l’intérêt :

1. Toute conduite est dictée par un intérêt.

2. Il peut y avoir plusieurs intérêts en jeu au même instant : l’organisme agit alors selon la ligne de son plus grand intérêt.

(Le même objet peut donner lieu à des utilisations diverses selon l’intérêt du moment : le biberon n’a d’intérêt pour le bébé que dans la mesure où celui-ci a faim, et l’on peut, dans des cas de cet ordre, distinguer des rythmes d’intérêt.)

En résumé, Claparède distingue deux significations de l’intérêt :

1. d’une part, l’intérêt est le « dynamo- génisateur » de l’action : les objets qui nous intéressent nous font libérer de l’énergie, alors que le désintérêt interrompt la dépense. C’est là l’aspect régulateur de l’intérêt.

2. d’autre part, l’intérêt constitue la finalité de l’action (choix des objets correspondant à la satisfaction souhaitée), fication les deux systèmes que nous avons proposé de distinguer :

1. l’intensité de l’intérêt, c’est-à-dire son aspect quantitatif constitue la régulation énergétique des forces.

2. le contenu de l’intérêt, c’est-à-dire son aspect qualitatif, constitue la valeur selon laquelle s’opère la distribution des fins et des moyens.

Chez l’enfant, les intérêts, d’abord élémentaires et liés aux besoins organiques fondamentaux, vont progressivement s’emboîter les uns dans les autres, constituant ainsi des systèmes complexes, qui, en s’intellectualisant, deviendront plus tard des échelles de valeurs. Nous aurons donc l’occasion d’étudier par la suite l’intellectualisation et la stabilisation de tels systèmes. Bornons-nous pour l’instant à reconnaître, dans la notion d’intérêt, la^point de jonction entre deux systèmes distincts : le système de valorisation et le système de régulations énergétiques.

b) Kurt Lewin et le schéma topologique de la conduite.

Référons-nous maintenant à une analyse assez différente de celle de Claparède, mais dans laquelle nous pourrons retrouver encore la distinction des deux systèmes : Kurt Lewin, élève de Koehler, part de la Théorie de la Forme, qui avait souligné l’importance des notions d’équilibre et de déséquilibre dans les structures perceptives, et en applique les concepts aux problèmes de psychologie affective. Il est ainsi conduit à étendre la notion de champ, qui contient le champ perceptif mal structuré. Si par té, et enfin le moi lui-même. Expliquons brièvement ces idées :

Entre la structure perceptive et la structure motrice, il n’y a pas de discontinuité : la motricité peut rétablir l’équilibre dans un champ perceptif mal structuré. Si par exemple, au milieu d’un champ perceptif vide, apparaît un objet unique, il y a équilibre, stabilité, immobilité ; mais si l’objet apparaît à la périphérie du champ, la structure de ce champ devient asymétrique et l’équilibre sera rétabli par un déplacement des yeux et de la tête. Ainsi, du point de vue perceptif et cognitif, le champ englobe les structures proprement perceptives et les structures motrices. Mais à cet aspect structurel il faut encore ajouter un aspect .

dynamique. Pour Lewin, le moi fait partie du champ total, de sorte que l’analyse d’une conduite pose à la fois des problèmes struc- turaux et des problèmes dynamiques (mobiles déclenchant l’action du sujet par exemple). Ainsi se trouve introduite en termes de Gestalt la notion de besoin (« caractère de sollicitation »), — étant bien entendu que ce caractère de sollicitation ne dépend ni seulement de la structure de l’objet (prégnance), ni seulement des dispositions du sujet, mais de la configuration du champ total.

Le problème que nous posons est maintenant de savoir si ces notions s’accordent avec la distinction que nous avons faite entre le système de valorisation et le système de régulations énergétiques. Rappelons à ce propos deux expériences de Lewin :

Première expérience : Influence des réactions affectives dans des problèmes d’intelligence pratique :

L’enfant est placé dans un cercle tracé à la craie sur le sol, et qu’il lui est interdit de franchir ; il doit d’autre part atteindre un objet placé à l’extérieur du cercle et hors de sa portée directe : il dispose pour cela de divers intermédiaires : bâtons, ficelles, etc.

Lewin traduit la situation en termes de dynamique. L’objectif à atteindre constitue, par sa désirabilité, une force attractive. Le cercle de craie et la consigne de ne pas le franchir constituent une « barrière psychique », force négative. Entre ces deux forces, il y a un déséquilibre plus ou moins important, qui constitue une tension que l’enfant cherchera à résoudre par des conduites diverses :

— ou bien, il franchit le cercle et s’approprie l’objet, mais cela n’amène qu’une demi-satisfaction, puisqu’il a transgressé la consigne ;

— ou bien, il respecte la consigne sans pouvoir atteindre l’objectif ;

— ou bien, il reste immobile et ne cherche plus de solution ;

— ou bien, il refuse le problème et joue à autre chose dans le cercle de craie, etc.

En dehors de la conduite réussie, on peut donc observer toute une série de conduites différentes et toute une série de sentiments correspondants. C’est l’équilibre variable des diverses forces en présence dans le champ total qui définit ces divers sentiments. D’autre part, Lewin met en évidence l’influence des succès ou échecs antérieurs, qui modifient la valorisation en augmentant ou en abaissant le niveau d’aspiration (Anspruchs- niveau). En présence d’une tâche analogue ou nouvelle, le sujet engage son moi à des degrés différents selon le succès d’une expérience précédente.

Deuxième expérience : Expérience des tâches interrompues(Zeigarnik et Lewin).

Divers problèmes d’intelligence pratique sont proposés à plusieurs sujets : on laisse les uns terminer leur tâche, les autres sont interrompus dans leur travail sous des prétextes plausibles. Au bout de 24 heures, on analyse ce qui subsiste des actions achevées et inachevées dans la mémoire des sujets. On peut constater ainsi que les actions interrompues laissent subsister un quasi-besoin, c’est-à-dire une tendance à l’achèvement. A ces actions dont la structure est incomplète il manque ce que Janet aurait appelé une régulation de terminaison.

En résumé, nous retiendrons de la psychologie de Kurt LEWIN :

1. l’importance accordée à la structure du champ total, avec l’interdépendance entre le sujet et la configuration objective du champ.

2. la polarisation dynamique du champ, dont la structure est traduite en une terminologie vectorielle et donne lieu à une sorte de géométrie subjective (« topologie hodo- logique »).

3. l’importance accordée à l’activité antérieure du sujet : les gestaltistes classiques avaient sous-estimé dans leurs descriptions l’activité du sujet, et négligé l’influence des expériences antérieures. Lewin comble opportunément cette lacune, et met en relief le caractère historique de la conduite.

Ainsi le champ n’est plus défini seulement par sa configuration spatiale : sa structure est spatio-temporelle, comme on peut le voir en observant plusieurs conduites sucessives, avec les variations dans le temps du niveau de la barrière psychique. Or, dans ce double aspect spatial et temporel, nous retrouvons précisément la distinction du système de régulations et du système de valorisation :

— l’aspect spatial (c’est-à-dire simultané, actuel, synchronique, correspondent des conduites qui relèvent directement du système de régulations.

— à l’aspect temporel correspond le système des valeurs, dépendant de l’histoire des conduites.

Nous pouvons donc conclure en précisant, en termes de champ, la distinction proposée : le système des valeurs est essentiellement diachronique, par opposition au système de réglage des forces, qui est synchronique.

IV. Les premières décentrations affectives et le problème du « choix de l’objet ».

Nous avons étudié jusqu’ici les différenciations caractéristiques du troisième stade : coordinations (régulations), hiérarchisation commençante de valeurs. Mais à ce stade

apparaissent aussi les premiers contacts avec autrui, et par conséquent les premières formes de sentiments inter-individuels, ce qui suppose donc la décentration de l’affectivité, limitée jusque-là au sujet lui-même. Nous avons donc à étudier maintenant cette décentration, à montrer comment le passage se fait entre l’affectivité intra-indivi- duelle et l’affectivité inter-individuelle qui se porte sur un objet extérieur. Par là même, nous devons aussi chercher à comprendre la liaison qui existe entre l’intelligence sensori-motrice et cette affectivité centrée sur autrui : c’est le problème que Freud appelait « choix de l’objet », à propos duquel nous montrerons le parallélisme entre l’évolution affective et l’évolution intellectuelle.

a) L’évolution affective selon le freudisme.

Freud a introduit dans la psychologie de l’affectivité quelques concepts féconds, que le succès de la psychanalyse a rapidement imposés. Nous nous référerons donc au schéma freudien, dont la simplicité et la cohérence sont particulièrement remarquables, mais dont nous essaierons de montrer l’insuffisance pour rendre compte des aspects de cette évolution.

Dans les échanges avec autrui (sourire, jeu, etc.), quelles formes de sentiments vont se développer ? S’agit-il de sentiments en quelque façon « innés », qui se transforment progressivement, — ou bien faut-il y ajouter des sentiments nouveaux, produits d’une . construction véritable ? Prenons le cas de l’attachement à la mère : on peut bien supposer qu’il répond à des pulsions instinctives, mais les conduites qui l’expriment sont fort différentes chez un enfant de trois semaines, de deux mois ou de deux ans. Comment expliquer ces transformations ? Deux solutions extrêmes sont possibles :

— ou bien on invoquera un instinct qui reste identique à lui-même (libido) et dont les transformations proviennent de changements successifs d’objectif (transferts) ;

— ■ ou bien on invoquera une série de constructions proprement dites.

La première solution est celle du freudisme : à côté des « Ichtriebe », instincts de conservation visant le sujet lui-même, existent des « Sexualtriebe », présents dès l’origine. Ces pulsions sexuelles sont permanentes et se conservent de stade en stade, mais elles changent d’objectif au cours du développement, et ces transferts constituent le critère de distinction entre les différents stades de la vie affective. On peut ainsi distinguer dans les premières années de l’enfant :

— Première phase :

la libido ne porte que sur le corps propre : stade digestif ;

puis apparaissent assez tôt des différen- ciations périphériques : stade oral — stade anal.

— Deuxième phase :

elle se porte sur l’activité du corps propre en général : narcissisme primaire.

— Troisième phase :

transfert de l’affectivité sur des objectifs extérieurs (personnes et notamment la mère, conflits divers) : sentiments interindividuels, complexes, etc.

A chacun de ces déplacements s’ajoutent d’autre part des refoulements portant sur les stades antérieurs, qui ainsi ne disparaissent pas, et peuvent réapparaître en cas de régression. Donc, le déplacement et le refoulement corrélatif constituent le mécanisme des transformations successives de l’affectivité.

b) Critique du schéma freudien.

Pour séduisante que soit cette explication, elle ne nous paraît pas rendre compte de tous les faits, de tous les aspects du développement affectif. Freud s’est surtout préoccupé d’expliquer l’affectivité adulte et les régressions à des stades infantiles, et son étude reste trop peu génétique. Avant l’apparition du langage, il suppose chez l’enfant des fonctions mentales qui ne se développent en fait que plus tard, et plus généralement il néglige de considérer parallèlement développement affectif et développement intellectuel. Nous verrons qu’ici ce parallèle présente une toute particulière importance. Trois exemples nous serviront à le montrer :

1. — le refoulement est aujourd’hui une notion universellement admise. FREUD l’avait d’abord décrit comme un mécanisme plongeant dans l’inconscient des affects et des pulsions qui continuaient à y « vivre » et à s’y transformer. Mais la notion a été rapidement élargie, par Freud lui-même ou par ses disciples. PFISTER comparait le refoulement à l’inhibition de tendances qu’on peut réaliser expérimentalement sur des animaux (exemple, le brochet de Mobius : dans un aquarium, on sépare par exemple un brochet d’une carpe par une lame de verre ; le brochet se heurte à cette paroi et renonce bientôt à se précipiter sur la carpe ; si on enlève alors la lame de verre, le brochet ne se jette plus sur la carpe dont il n’est pourtant plus séparé). Et l’on pourrait étendre encore la notion de refoulement jusqu’à l’inhibition réflexe. Mais de cette notion intéressante, FREUD a fait un usage trop libéral, et la théorie n’est pas à la hauteur des faits mis en évidence. Par exemple, Freud explique par le refoulement la perte des souvenirs de la premiè-

re année. Mais si les souvenirs de la petite enfance ne reviennent pas, n’est-ce pas aussi et surtout parce que le jeune enfant n’a pas de mémoire d’évocation, qui suppose une représentation et une fonction symboliques ?

2. — Une critique analogue peut être faite à propos du narcissisme. On ne saurait le décrire comme une focalisation de l’affectivité sur l’activité propre, comme une auto-contemplation du moi, alors que précisément le moi n’est pas encore constitué. Le narcissisme n’est rien d’autre que l’affectivité correspondant à l’indifférenciation entre le moi et le non-moi (état adualistique de Baldwin, symbiose affective de Wallon). Ce narcissisme primaire du nourrisson est bien un narcissisme sans Narcisse. Il est corrélatif à une causalité non spatialisée, sans contact avec le monde physique. (Le bébé à qui on montre le fonctionnement d’un interrupteur ouvre et ferme alternativement les yeux devant l’interrupteur : il ne fait aucune différence entre le passage de la lumière à l’obscurité résultant d’une modification extérieure (interrupteur) et celui qui résulte de la fermeture de ses propres yeux). Nous retrouvons ici la symétrie entre le narcissisme affectif et l’égocentrisme intellectuel.

3. — Mais le problème le plus important est celui du passage de ce narcissisme primaire au choix de l’objet. Deux interprétations sont possibles :

— ou bien, nous supposerons que l’enfant perçoit les objets comme nous ; les tableaux perceptifs correspondraient alors pour lui comme pour l’adulte à des objets solides et permanents, et les personnes ne seraient que des objets privilégiés, parce que sources de satisfactions (ou de menaces) plus nombreuses. C’est un déplacement qui transférerait dans ces conditions la libido du corps propre à autrui.

— ou bien, nous supposerons au contraire que l’enfant vit d’abord dans un univers sans objets. Le choix de l’objet implique alors sa construction.

C’est cette seconde interprétation qui, contre les formes initiales du freudisme, est la nôtre. Qu’est-ce en effet qu’un objet ? C’est un complexe polysensoriel qui continue d’exister en dehors de tout contact perceptif. Nous reconnaîtrons sa présence dans la pensée enfantine au double caractère de solidité (l’objet dure plus que ne dure la perception qui lui correspond) et de localisation (l’objet existe dans l’espace en dehors du champ perceptif), ces deux caractères étant deux aspects complémentaires de la même opération mentale. Or justement : rien, dans les conduites primitives du bébé ne nous autorise à croire à la présence d’objets constitués. Les faits de récognition (l’enfant a une mémoire recognitive bien avant d’avoir une mémoire évocatrice) ne prouvent pas l’existence des objets tels que nous les avons définis. Ainsi, le fait de suivre du regard un objet qui se déplace n’implique pas la solidité, ce n’est qu’un prolongement de l’action immédiate.

L’expérimentation peut mettre ces interprétations en évidence. A partir de 4 mois et demi, l’enfant est capable de coordonner ses "gestes préhensifs et ses perceptions : il cherche à saisir ce qu’il aperçoit. Si on lui montre un objet intéressant, il tend le bras pour le prendre, mais si on interpose alors un écran qui cache l’objet, l’enfant retire la main. Vers six mois, l’objet n’est pas encore constitué définitivement : on dispose deux écrans A et B, et l’on cache ostensiblement l’objet derrière A. L’enfant soulève A pour retrouver l’objet. Mais si on cache ensuite l’objet derrière B, l’enfant soulève encore A, et, ne trouvant pas l’objet, s’arrête. On voit dans cette expérience qu’il y a début de solidification de l’objet (puisque l’enfant cherche à le retrouver), mais non pas encore localisation (puisque l’objet n’est pas cherché en fonction de ses déplacements successifs).

Si l’on fait donc de la localisation le critère de la présence des objets, on voit qu’il ne saurait y avoir d’objet avant qu’il existe une structuration de l’espace selon un « groupe de déplacements » (tel que détour + retour ramène au point de départ). Mais alors, s’il n’y a d’abord pas d’objets pour l’enfant mais seulement des tableaux perceptifs mouvants, — si l’existence de l’objet implique une construction avec structuration de l’espace, le choix de l’objet affectif n’est plus simplement un choix parmi des objectifs déjà tout structurés, entre lesquels s’opérerait seulement un transfert. Le choix de l’objet est un des aspects de l’élaboration de l’univers, et il suppose :

— une décentration cognitive, avec élaboration de l’espace extérieur,

— une décentration affective (intérêt pour des sources de plaisir conçues désormais comme distinctes de l’action propre).

C’est à partir de ce moment qu’aux relations de symbiose vont succéder des relations d’échange entre le corps propre et le monde extérieur, relations que nous retrouverons aussi bien sur le plan affectif que sur le plan cognitif.

c) Théorie soutenue : l’élaboration de l’objet et la décentration.

Les critiques que nous avons adressées à l’explication freudienne nous conduisent donc à parler non plus seulement d’un « choix affectif de l’objet », mais d’une élaboration à la fois cognitive et affective de cet objet. Nous en présenterons ici les aspects principaux :

1. au point de vue cognitif, on observe, au niveau de l’élaboration de l’objet, cinq transformations corrélatives et contemporaines :

— construction de l’objet proprement dit, en liaison avec la structuration de l’espace (localisation, coordination des déplacements successifs dans un « groupe ») : l’objet se constitue comme élément permanent, indépendant de l’expérience perceptive qui le découvre.

— transformation de la causalité : elle s’objective et se spatialise. Jusque-là, la causalité restait liée à l’action propre, avec indifférenciation entre ce qui résulte de cette action même et ce qui résulte des choses, (cf. l’exemple cité précédemment de l’enfant qui tire le cordon fixé au toit du berceau : la cause est l’action propre et les mouvements des objets sont l’effet). Maintenant au contraire, la relation de cause à effet fait intervenir des contacts objectifs et spatiaux : un objet peut être cause des déplacements d’un autre objet sans qu’intervienne l’activité propre du sujet.

— les personnes présentent les mêmes caractères : elles sont aussi objectivées et spatialisées. . Auparavant, les personnes n’étaient que des présences perceptives momentanées, non localisables dans l’espace après disparition. Elles deviennent maintenant des objets permanents, localisables lors même qu’elles échappent à la perception, — en même temps que des sources autonomes de causalité.

— imitation d’autrui, au sens strict, c’est-à-dire effort systématique pour copier des gestes nouveaux à partir d’un modèle. Les conduites imitatives apparaissent assez tôt, mais ne s’élaborent que progressivement. On peut distinguer trois étapes :

+ imitation sporadique, sous forme de contagion

+ imitation de modèles connus, par opposition aux modèles nouveaux

+ imitation systématique des modèles nouveaux, y compris les éléments inconnus (par exemple les parties du corps : l’enfant devient alors capable d’établir des correspondances entre les parties visibles du corps et notamment du visage d’autrui, — et les parties du corps propre qu’il connaît tactilement, mais non virtuellement).

Cette imitation systématique aura, entre autres, pour effet une connaissance plus approfondie du corps propre.

— prise de conscience du moi et de l’activité propre, qui comme Baldwin l’a bien montré, ne peut se faire que corrélativement à la prise de conscience d’autrui. C’est seulement quand le monde extérieur se structure que peuvent apparaître, simultanément, la conscience de soi, la conscience d’autrui, et la conscience des analogies entre le moi et autrui.

2. au point de vue affectif, ces constatations montrent que le déplacement de l’activité et de l’affectivité vers autrui, — déplacement qui libère l’enfant de son narcissisme — , est beaucoup plus qu’un transfert pur et simple : c’est une restructuration de tout l’univers affectif et cognitif. Quand la personne d’autrui devient un objet indépendant, c’est-à-dire permanent et autonome, les relations moi- autrui ne sont plus de simples relations de l’activité propre avec un objet extérieur : elles commencent à devenir des relations d’échange véritable entre le moi et l’autre (alter ego). Il en résultera une valorisation plus importante, plus structurée et plus stable, début des « sentiments moraux » inter-individuels que nous étudierons aux stades suivants.

3. Enfin, il faut une fois de plus insister sur le fait que ces deux constructions, affective et cognitive, sont simultanées. Nous n’avons pas à nous demander laquelle des deux précède et conditionne l’autre : aussi bien, il s’agit là de deux aspects inséparables de l’évolution mentale, conformément à notre hypothèse initiale qui refusait de séparer intelligence et affectivité pour faire de l’une la condition de l’autre, ou inversement. Contre le freudisme, pour qui l’évolution affective est primordiale et oriente l’évolution intellectuelle, on pourrait être tenté de soutenir, au niveau où nous sommes, que, quels que soient les sentiments mis en jeu, ils supposent réalisées des conditions préalables faisant intervenir des mécanismes cognitifs (perception, structuration). Mais ce serait fausser le problème, pour la raison maintes fois invoquée ici qu’il n’y a pas deux développements, l’un cognitif et l’autre affectif, deux fonctions psychiques séparées, ni deux sortes d’objets : tous les objets sont simultanément cognitifs et affectifs. Ainsi, la personne d’autrui, qui se constitue à la fois comme objet de connaissance et d’affection — ainsi, dans l’expérience citée plus haut, l’objet qu’on dissimule derrière un écran, et qui est en

même temps objet de connaissance (apparaissant et disparaissant dans le champ perceptif) et source d’intérêt, d’amusement, de satisfaction ou de déception selon que l’enfant le retrouve ou ne le retrouve pas. Les deux aspects sont constamment complémentaires.

Nous pensons avoir suffisamment montré jusqu’ici combien serait artificielle et inexacte toute explication du développement cognitif par l’affectivité, ou l’inverse. Re- venons-y une fois encore pour faire justice d’une dernière possible objection. Les travaux récents sur l’hospitalisme ne forment-ils pas, dira-t-on, une justification des thèses psychanalytiques ? Ne mon- trent-il pas justement que les frustrations affectives des enfants séparés de leur mère sont la cause de retards et de perturbations dans le développement intellectuel ? Nous ne le croyons pas. Spitz et ses collaborateurs ont fort bien montré qu’il existait des réactions individuelles variables d’un nourrisson à l’autre selon sa constitution héréditaire et surtout son entourag’e (famille normale, nursery de prison ou foudling home). Mais cet aspect du problème relève de la psychologie différentielle et non de la psychologie générale dont nous nous occupons exclusivement ici. D’autre part, dans les cas d’hospitalisme, Spitz met en évidence un retard : aux perturbations apportées par l’hospitalisme dans l’énergétique (affective) de la conduite correspondant, parallèlement, des perturbations dans les structures cognitives. Il n’y a aucune raison de voir dans les premières la cause des secondes. Faute d’aliments nécessaires, il y a un retard général du développement. Les conditions défavorables ont ici pour effet de gêner le fonctionnement, ce qui a pour conséquence des régressions fonctionnelles.

Conclusion
sur le troisieme stade

Nous terminerons ici notre étude du troisième Stade. A ce stade où s’épanouit l’intelligence sensori-motrice (caractérisée par la subordination des moyens aux buts poursuivis) correspondent des conduites complexes, et sur le plan affectif des formes nouvelles de sentiments. Nous y trouvons notamment :

— tous les sentiments liés à l’action propre, à ses coordinations, à ses régulations, — sentiments que nous avons décrits d’après Janet, Claparède et Lewin.

— l’apparition d’un système de valeurs, caractérisant non plus seulement l’économie, mais la finalité de l’action. C’est la valeur qui va déterminer les énergies à employer dans l’action. Tirée non seulement de l’action elle-même, mais aussi d’actions antérieures, la valeur va jouer par la suite un rôle considérable dans le développement des sentiments, dès le moment qu’elle est accordée non seulement à l’action propre, mais aussi à la personne d’autrui, dont nous avons étudié la construction comme objet cognitif et affectif.

Ainsi, au système de réglage des forces constitué par les sentiments-régulations, s’ajoute le système des valeurs. Cette notion de valeur est difficile à définir, au stade où nous sommes. Nous pouvons la caractériser comme un enrichissement de l’action propre. Un objet, une personne ont de la valeur quand ils enrichissent l’action propre. Cet enrichissement peut être affaire de forces, mais c’est surtout un enrichissement fonctionnel : un objet, une personne valorisées peuvent être la source d’activités nouvelles. Et nous pourrons voir par la suite le système des valeurs se préciser, se stabiliser, perdurer au-delà des conduites intéressant le sujet même, et devenir ainsi des normes de l’action.

On voit par là même comment on peut passer des valeurs ainsi définies aux valeurs qu’on appelle usuellement « valeurs désintéressées », qui paraissent conduire non à un enrichissement de l’action du sujet, mais au contraire à des sacrifices. Le problème trouve ici son exact parallèle sur le plan des fonctions cognitives. A l’intelligence pratique, orientée vers la réalisation du but, va succéder une intelligence désintéressée, représentative et gnostique, supposant une décentration et dont le but est la compréhension. Pareillement, aux valeurs intra- individuelles intéressant l’action propre succéderont des valeurs inter-individuelles, qui sont des valeurs d’échange supposant la réciprocité. La réciprocité n’est pas un échange donnant-donnant, mais un enrichissement mutuel des partenaires par échange d’attitudes. C’est par la réciprocité que s’effectuera la décentration affective qui conduit, par des intermédiaires que nous étudierons, aux sentiments normatifs et à la vie morale.