Les stades du développement intellectuel de l’enfant et de l’adolescent. Le problème des stades en psychologie de l’enfant : symposium de l’Association de psychologie scientifique de langue française, Genève 1955 (1956) a 🔗
Les stades des opérations intellectuelles constituent un cas privilégié et qu’on ne peut pas généraliser à d’autres domaines. Si nous prenons, par exemple, l’évolution de la perception chez l’enfant ou l’évolution du langage, nous observons une continuité tout autre que sur le terrain des opérations logico-mathématiques, et beaucoup plus grande. Dans le domaine de la perception, en particulier, je serais incapable de vous donner un tableau de stades comme celui que j’ai l’honneur de vous proposer au point de vue des opérations intellectuelles, car nous retrouvons cette continuité dont nous parlait Tanner au point de vue organique, continuité qu’on peut morceler d’une manière conventionnelle, mais qui ne présente pas de coupures naturelles bien nettes.
Par contre, dans le domaine des opérations intellectuelles, nous assistons à ce double phénomène que, d’une part, nous voyons des structures se former, que nous pouvons suivre pas à pas dès les premiers linéaments, et que, d’autre part, nous assistons à leur achèvement, c’est-à -dire à la constitution de paliers d’équilibre. Prenez, par exemple, l’organisation des nombres entiers : nous pouvons suivre cette structuration à partir des nombres 1, 2, 3, etc., jusqu’au moment où l’enfant découvre la suite des nombres et en même temps les premières opérations arithmétiques. À un moment donné, une telle structure est donc constituée et aboutit à son palier d’équilibre ; et cet équilibre est si stable que les nombres entiers ne se modifieront plus la vie durant tout en s’intégrant en des systèmes plus complexes (nombres fractionnaires, etc.). Nous sommes ainsi en présence d’un domaine privilégié au sein duquel nous pouvons assister à la formation de structures et à leur achèvement, où différentes structures peuvent se succéder ou s’intégrer selon des combinaisons multiples.
En ce domaine particulier, et, je le répète, sans me poser le problème de la généralisation, j’appellerai stades les coupures qui obéissent aux caractères suivants :
1) Pour qu’il y ait stades, il faut d’abord que l’ordre de succession des acquisitions soit constant. Non pas la chronologie, mais l’ordre de succession. On peut caractériser les stades dans une population donnée par une chronologie, mais cette chronologie est extrêmement variable ; elle dépend de l’expérience antérieure des individus, et pas seulement de leur maturation, et elle dépend surtout du milieu social qui peut accélérer ou retarder l’apparition d’un stade, ou même en empêcher la manifestation. Nous nous trouvons là en présence d’une complexité considérable et je ne saurais me prononcer sur la valeur des âges moyens de nos stades en ce qui concerne des populations quelconques. Je ne considère que les âges relatifs aux populations sur lesquelles nous avons travaillé ; ils sont donc essentiellement relatifs. Par contre, s’il s’agit de stades, l’ordre de succession des conduites est à considérer comme constant, c’est-à -dire qu’un caractère n’apparaîtra pas avant un autre chez un certain nombre de sujets et après un autre chez un autre groupe de sujets. Là où nous assistons à de telles alternances, les caractères en jeu ne sont pas utilisables au point de vue des stades.
2) Le caractère intégratif, c’est-à -dire que les structures construites à un âge donné deviennent partie intégrante des structures de l’âge suivant. Par exemple, l’objet permanent qui se construit au niveau sensori-moteur sera un élément intégrant des notions de conservation ultérieures (quand il y aura conservation d’un ensemble ou d’une collection, ou encore d’un objet dont on déforme l’apparence spatiale). De même les opérations que nous appellerons concrètes, constitueront une partie intégrante des opérations formelles, en ce sens que ces dernières constitueront une nouvelle structure mais reposant sur les premières à titre de contenu (les secondes constituant ainsi des opérations effectuées sur d’autres opérations).
3) Nous avons toujours cherché, avec Mlle Inhelder, à caractériser un stade, non pas par la juxtaposition de propriétés étrangères les unes aux autres, mais par une structure d’ensemble et cette notion prend un sens précis dans le domaine de l’intelligence, et plus précis qu’ailleurs. Une structure, ce sera, par exemple, au niveau des opérations concrètes, un groupement, avec les caractères logiques du groupement qu’on trouve dans la classification ou dans la sériation. Plus tard, la structure, au niveau de l’opération formelle, sera le groupe des quatre transformations dont je parlerai tout à l’heure, ou le réseau. Structures que l’on peut caractériser par leurs lois de totalité, de telle sorte que, une fois atteinte une telle structure, on peut déterminer toutes les opérations qu’elle recouvre. On sait ainsi, étant donné que l’enfant atteint telle ou telle structure, qu’il est capable d’une multiplicité d’opérations distinctes, et parfois sans aucune parenté visible entre elles au premier abord. C’est là l’avantage de la notion de structures : lorsqu’elles sont complexes, elles permettent de réduire à une unité supérieure une série de schèmes opératoires sans liens apparents entre eux ; c’est alors la structure d’ensemble comme telle qui est caractéristique du stade.
4) Un stade comporte donc à la fois un niveau de préparation, d’une part, et d’achèvement, de l’autre. Par exemple, pour les opérations formelles, le stade de préparation sera toute la période de 11 à 13-14 ans et l’achèvement sera le palier d’équilibre qui apparaît à ce moment-là .
5) Mais comme la préparation d’acquisitions ultérieures peut porter sur plus d’un stade (avec des chevauchements divers, entre certaines préparations plus courtes et d’autres plus longues), et comme, en second lieu, il existe des degrés divers de stabilité dans les achèvements, il est nécessaire de distinguer, en toute suite de stades, les processus de formation ou de genèse et les formes d’équilibre finales (au sens relatif) : les dernières seules constituent les structures d’ensemble dont il a été question sous 3), tandis que les processus formateurs se présentent sous les aspects de différenciations successives de telles structures (différenciation de la structure antérieure et préparation de la suivante).
J’aimerais, enfin, insister sur la notion de décalage, sur laquelle nous devrons revenir demain car elle est de nature à faire obstacle à la généralisation des stades, et à introduire des considérations de prudence et de limitation. Les décalages caractérisent la répétition ou la reproduction du même processus formateur à des âges différents. Nous distinguerons les décalages horizontaux et les décalages verticaux.
Nous parlerons de décalages horizontaux quand une même opération s’applique à des contenus différents. Dans le domaine des opérations concrètes, par exemple, un enfant saura sérier vers 7-8 ans des quantités de matière, des longueurs, etc. ; il saura les classer, les dénombrer, les mesurer, etc. ; il parviendra de même à des notions de conservation relatives à ces mêmes contenus. Mais il sera incapable de toutes ces opérations dans le domaine du poids, tandis que deux ans plus tard en moyenne, il saura les généraliser en les appliquant à ce nouveau contenu. Or, du point de vue formel, les opérations sont les mêmes dans les deux cas, mais appliquées à des domaines différents. Dans ce cas-là , nous parlerons de décalage horizontal à l’intérieur d’une même période.
Un décalage vertical est au contraire la reconstruction d’une structure au moyen d’autres opérations. Le bébé parvient, vers l’achèvement de la période sensori-motrice, à ce que l’on pourrait appeler avec H. Poincaré un « groupe de déplacements » : il saura s’orienter dans son appartement avec des détours et des retours, etc. Mais ce « groupe » est uniquement pratique et nullement représentatif. Quand, quelques années plus tard, il s’agira de se représenter ces mêmes déplacements, c’est-à -dire de les imaginer, ou de les intérioriser, en opération, nous retrouverons des étapes analogues de formation, mais cette fois sur un autre plan, sur celui de la représentation. Il s’agit alors d’autres opérations et, dans ce cas, nous parlerons de décalage vertical.
Cela dit, nous découperons le développement intellectuel en trois grandes périodes 1.
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I. — La période de l’intelligence sensori-motrice🔗
Cette première période s’étend de la naissance à l’apparition du langage, soit approximativement durant les deux premières années de l’existence. Nous la subdivisons en six stades :
1) Exercices réflexes : 0 à 1 mois.
2) Premières habitudes : début des conditionnements stables et réactions circulaires « primaires » (c’est-à -dire relatives au corps propre : par exemple sucer son pouce). De 1 à 4 mois ½.
3) Coordination de la vision et de la préhension et début des réactions circulaires « secondaires » (c’est-à -dire relatives aux corps manipulés). Début de coordination des espaces qualitatifs jusque-là hétérogènes, mais sans recherche des objets disparus ; et début de différenciation entre buts et moyens mais sans buts préalables lors de l’acquisition d’une conduite nouvelle. De 4 ½ à 8-9 mois environ.
4) Coordination des schèmes secondaires avec, en certains cas, utilisation de moyens connus en vue d’atteindre un objectif nouveau (plusieurs moyens possibles pour un même but et plusieurs buts possibles pour un même moyen). Début de recherche de l’objet disparu mais sans coordination des déplacements (et localisations) successifs. De 8-9 à 11-12 mois environ.
5) Différenciation des schèmes d’action par réaction circulaire « tertiaire » (variation des conditions par exploration et tâtonnement dirigé) et découverte de moyens nouveaux. Exemples : conduites du support (tirer une couverture pour amener à soi l’objectif posé sur elle, réaction négative si l’objet est à côté ou au-delà du support), de la ficelle et du bâton (par tâtonnement). Recherche de l’objet disparu avec localisations en fonction des déplacements successifs perceptibles et début d’organisation du « groupe pratique des déplacements » (détours et retours en actions). De 11-12 à 18 mois environ.
6) Début de l’intériorisation des schèmes et solution de quelques problèmes avec arrêt de l’action et compréhension brusque. Exemple : conduite du bâton lorsqu’elle n’a pas été acquise par tâtonnements au cours du stade 5. Généralisation du groupe pratique des déplacements avec incorporation, dans le système, de quelques déplacements non perceptibles. De 18 à 24 mois environ.
Ces six stades présentent un caractère assez frappant si on les compare aux stades de la pensée représentative ultérieure, en ce sens qu’ils en constituent comme une préfiguration, suivant le terme cher à notre président Michotte (en un sens analogue à la préfiguration du notionnel, dont il parle souvent à propos de la perception). En effet, sur ce plan pratique, nous assistons à une organisation des mouvements et des déplacements qui, d’abord centrés sur le corps propre, se décentrent peu à peu et aboutissent à un espace dans lequel l’enfant se situe lui-même comme un élément parmi les autres (ainsi qu’à un système d’objets permanents comprenant son corps au même titre que les autres). Nous voyons là , en petit et sur le plan pratique, exactement le même processus de décentration progressive que nous retrouverons ensuite au niveau représentatif, en termes d’opérations mentales et pas simplement d’actions.
II. — La période de préparation et d’organisation des opérations concrètes de classes, relations et nombre🔗
Nous appellerons opérations concrètes celles qui portent sur des objets manipulables (manipulations effectives ou immédiatement imaginables), par opposition aux opérations portant sur des hypothèses ou des énoncés simplement verbaux (logique des propositions).
Cette période qui s’étend de 2 ans environ à 11-12 ans est à subdiviser en une sous-période A de préparation fonctionnelle des opérations 2 mais de structure préopératoire, et une sous-période B de structuration proprement opératoire.
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Il A. — La sous-période des représentations préopératoires
Cette sous-période se subdivise elle-même en trois stades :
1) De 2 à 3 ½ ou 4 ans : apparition de la fonction symbolique et début de l’intériorisation des schèmes d’action en représentations. — Ce stade est celui au sujet duquel nous avons le moins de renseignements sur les processus de la pensée, car il n’est pas possible d’interroger l’enfant avant 4 ans en une conversation suivie mais ce fait négatif est en lui seul un indice caractéristique. Les faits positifs sont : 1) L’apparition de la fonction symbolique sous ses différentes formes : langage, jeu symbolique (ou d’imagination) par opposition aux jeux d’exercice seuls représentés jusque-là , imitation différée et probablement débuts de l’image mentale conçue comme une imitation intériorisée ; 2) Plan de la représentation naissante : difficultés d’application à l’espace non proche et au temps non présent des schèmes d’objet, d’espace, de temps et de causalité déjà utilisés dans l’action effective.
2) De 4 à 5 ans 1/2 : organisations représentatives fondées soit sur des configurations statiques, soit sur une assimilation à l’action propre. — Le caractère des premières structures représentatives que révèlent à ce niveau les interrogations à propos d’objets à manipuler est la dualité des états et des transformations : les premiers sont pensés en tant que configurations (cf. le rôle des configurations perceptives, des collections figurales, etc., à ce niveau de non-conservation des ensembles, des quantités, etc.) et les secondes sont assimilées à des actions.
3) De 5 ½ à 7-8 ans : régulations représentatives articulées. — Phase intermédiaire entre la non-conservation et la conservation. Début de liaison entre les états et les transformations, grâce à des régulations représentatives permettant de penser celles-ci sous des formes semi-réversibles. (Exemple : articulations croissantes des classifications, des relations d’ordre, etc.)
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II. B. — Je passe maintenant à la sous-période des opérations concrètes. C’est l’étape qui s’étend de 7-8 ans à 11-12 ans, et qui est caractérisée par une série de structures en voie d’achèvement que l’on peut étudier de près et analyser dans leur forme. Elles se ramènent toutes, sur le plan logique, à ce que j’ai appelé des « groupements », c’est-à -dire qu’elles ne sont pas encore des « groupes » et ne sont pas non plus des « réseaux » (ce sont des semi-réseaux faute de bornes inférieures pour les uns ou de bornes supérieures pour les autres) : telles sont les classifications, les sériations, les correspondances terme à terme, les correspondances simples ou sériales, les opérations multiplicatives (matrices), etc. J’y ajoute, sur le plan arithmétique, les groupes additifs et multiplicatifs des nombres entiers et fractionnaires.
Cette période des opérations concrètes peut être subdivisée en deux stades : l’un, des opérations simples et l’autre, d’achèvement de certains systèmes d’ensemble dans le domaine de l’espace et du temps, en particulier. Dans le domaine de l’espace, c’est la période où l’enfant aboutit, vers 9-10 ans seulement, aux systèmes de coordonnées ou des références (représentation des verticales et des horizontales par rapport à ces références). C’est le niveau de la coordination d’ensemble des perspectives également. C’est le niveau qui marque les systèmes les plus larges sur le plan concret.
III. — La période des opérations formelles🔗
Enfin, vient la troisième et dernière période, celle des opérations formelles. Là , dès 11-12 ans, d’une part (premier stade) avec un palier d’équilibre vers 13 ou 14 ans (second stade), on assiste à une foule de transformations, relativement rapides au moment de leur apparition et qui sont extrêmement diverses. Ce sont avant tout les belles études de Mlle Inhelder sur le raisonnement inductif, sur la méthode expérimentale chez les enfants et chez les adolescents qui nous ont permis d’aboutir à ces conclusions. On voit, en effet, à cet âge, apparaître des opérations aussi différentes les unes des autres que les suivantes. D’abord des opérations combinatoires ; jusque-là , il y a seulement emboîtements simples des ensembles, et des opérations élémentaires, mais il n’y a pas ce que les mathématiciens appellent des « ensembles de parties », qui sont le point de départ de ces combinatoires. La combinaison débute au contraire vers 11-12 ans et engendre la structure de « réseau ». À ce même niveau, on voit apparaître les proportions, la capacité de raisonner et de se représenter selon deux systèmes de références à la fois, les structures d’équilibre mécanique, etc. Examinons, par exemple, les mouvements relatifs d’un escargot sur une planchette qui se déplacera en sens inverse de l’escargot et le calcul de la résultante de ces mouvements, l’un par rapport à l’autre et par rapport à un système de référence extérieur. On remarque en un tel cas (et elles se retrouvent dans les équilibres mécaniques, etc.) l’intervention de quatre opérations coordonnées : une opération directe (I) et son inverse (N), mais aussi l’opération directe et l’inverse de l’autre système qui constituent la réciproque du premier (R) et la négation de cette réciproque ou corrélative (NR = C). Ce groupe des quatre transformations INRC apparaît dans une série de domaines différents, dans ces problèmes logico-mathématiques, mais aussi dans les problèmes de proportions indépendamment même des connaissances scolaires.
Et surtout, ce que l’on voit apparaître à ce dernier niveau, c’est la logique des propositions, la capacité de raisonner sur des énoncés, sur des hypothèses et plus seulement sur des objets posés sur la table ou immédiatement représentés. Or, la logique des propositions suppose également le réseau combinatoire et le groupe des quatre transformations (INRC), c’est-à -dire les deux aspects complémentaires d’une nouvelle structure d’ensemble, embrassant la totalité des mécanismes opératoires que nous voyons se constituer à ce niveau.
Je conclurai en disant que ces trois grandes périodes, avec leurs stades particuliers, constituent des processus d’équilibration successifs, des marches vers l’équilibre. Dès que l’équilibre est atteint sur un point, la structure est intégrée dans un nouveau système en formation, jusqu’à un nouvel équilibre toujours plus stable et de champ toujours plus étendu.
Or, il convient de rappeler que l’équilibre se définit par la réversibilité. Dire qu’il y a marche vers l’équilibre signifie que le développement intellectuel se caractérise par une réversibilité croissante. La réversibilité est le caractère le plus apparent de l’acte d’intelligence, qui est capable de détours et de retours. Cette réversibilité augmente donc régulièrement, palier par palier, au cours des stades que je viens de vous décrire sommairement. Elle se présente sous deux formes : l’une que l’on peut appeler l’inversion, ou négation, qui apparaît dans la logique des classes, l’arithmétique, etc., l’autre que nous pourrions appeler la réciprocité, qui apparaît dans les opérations de relations. Dans tout le niveau des opérations concrètes, l’inversion d’un côté et la réciprocité de l’autre sont deux processus cheminant côte à côte et parallèlement, mais sans jonction en un système unique. Avec le groupe des quatre transformations INRC, au contraire, nous avons l’inversion, la réciproque, la négation de la réciproque et la transformation identique, c’est-à -dire la synthèse en un seul système de ces deux formes de réversibilité jusque-là parallèles, mais sans connexion entre elles.
Dans ce domaine privilégié des opérations intellectuelles, nous aboutissons donc à un système simple et régulier de stades, mais il est peut-être particulier à un tel domaine et l’on ne saurait, par exemple, l’appliquer sans plus au domaine de la perception, où je serais incapable de fournir de tels stades.