Préface. Intelligence et affectivité chez le jeune enfant (1962) a 🔗
C’est pour moi un honneur et un grand plaisir que de pouvoir féliciter, en tête de cet ouvrage, l’auteur de la belle et riche étude qu’on va lire. Mais c’est aussi l’occasion de lui exprimer ma reconnaissance et celle des psychologues expérimentaux pour le service précieux que Mme Gouin Décarie rend ainsi à tous ceux qui sont épris de contrôle et de vérification.
Le but de cette recherche est d’établir les connexions entre la formation de ce que les psychanalystes appellent les « relations objectales », sur le terrain du développement affectif du nourrisson, et les étapes du développement du schème de l’objet permanent que je me suis efforcé d’analyser en 1937 dans le domaine de l’évolution de l’intelligence.
Or, si Freud et ses continuateurs ont mis en évidence l’existence d’un ensemble impressionnant de faits nouveaux, chacun sait qu’ils n’ont guère insisté sur les vérifications expérimentales, en partie parce que les médecins et les chercheurs en psychologie clinique travaillent surtout sur des « cas » individuels et que cette méthode ne permet guère de contrôles, en partie aussi parce que dès qu’une doctrine devient vérité d’école, les opinions collectives retardent plus qu’elles ne favorisent la critique et la vérification. Il faut donc saluer avec la plus grande sympathie les essais contemporains, et notamment ceux qui ont été inspirés par le très regretté D. Rapaport, pour introduire le contrôle expérimental dans le domaine de la psychanalyse. L’ouvrage de Th. Gouin Décarie vient ainsi à son heure et provoquera à coup sûr un vif intérêt.
Quant à mes propres recherches, si on s’accorde à reconnaître qu’elles sont orientées dans la direction de l’expérience, elles ont trop souvent attendu l’œuvre des critiques et des continuateurs pour atteindre un degré suffisant de vérification 1. Dans un amusant essai sur l’évaluation des travaux de quelques psychologues contemporains, A. Naess a fait estimer par des notes les diverses qualités requises en s’adressant à un certain nombre de chercheurs américains : or, si l’on m’a attribué un rang assez honorable pour l’imagination des hypothèses, on m’a donné par contre en moyenne une note plutôt basse pour leur vérification ! C’est donc avec la plus grande satisfaction que je retrouve en cet ouvrage, sur les 90 sujets étudiés par Th. Gouin Décarie, les mêmes étapes, sans aucune inversion de sens, que j’avais observées sur trois sujets seulement… Ceci montre d’ailleurs (car il ne faut pas pousser la critique trop au noir) qu’en suivant jour après jour trois sujets par une méthode longitudinale pendant un certain nombre de mois, on peut apercevoir parfois autant de faits qu’en en examinant davantage par comparaisons transversales. Mais il faut reconnaître que l’examen essentiellement qualitatif, par lequel nous croyons qu’il faut débuter en toute investigation portant sur des faits jusque-là inconnus, aboutit essentiellement à la détermination de niveaux 2 tandis que pour atteindre les interactions causales entre les facteurs en jeu il faut procéder à une analyse plus quantitative et métrique.
C’est cette analyse qu’inaugure Mme Gouin Décarie sur le terrain des 24 premiers mois, qu’elle a choisi, et elle nous apporte une série de données nouvelles d’un grand intérêt concernant, non seulement la vérification de l’ordre de succession des niveaux, mais encore un ensemble de corrélations instructives : corrélation entre les stades du schème de l’objet permanent et l’âge mental (épreuves de Griffiths), etc., et surtout, ce qui répond au but central de l’ouvrage, corrélation élevée entre cette évolution de l’objet et celle des « relations objectales » au sens affectif du terme.
Deux grands problèmes demeurent alors en suspens, et c’est le mérite de Th. Gouin Décarie d’en délimiter les contours tout en conservant à leur égard une position prudente : celui des relations entre l’intelligence et l’affectivité et celui des débuts de la représentation.
La première de ces questions revient à se demander si ce sont les relations objectales en tant que manifestations affectives qui entraînent les progrès cognitifs constitués par les étapes de la formation du schème de l’objet, comme l’a entre autres soutenu Ch. Odier, ou si, comme nous le pensons, l’énergétique affective et la structuration cognitive représentent deux aspects indissociables de toute conduite, qu’il s’agisse de relations avec les personnes ou avec les choses. Sur ce point capital, Mme Gouin Décarie ne se prononce guère, car, bien qu’étant (ou parce que ?) une excellente expérimentatrice, elle se méfie de toute réponse qui « demeure théorique » (p. 12). Mais une théorie bien faite, non seulement oriente l’expérimentation, mais encore présente cet avantage inappréciable de clarifier les notions et de dégager les connexions implicites dont on peut être sans cela victime autant que tributaire. Or, lorsque l’auteur nous montre en quoi les progrès de la psychanalyse conduisent à considérer les débuts de l’évolution affective comme liés à toute une structuration (autonomie du moi de Hartmann, etc.), de telle sorte qu’on ne peut plus interpréter cette évolution comme due à de simples « déplacements » de la cathexis, le courant d’idées ainsi invoqué revient en fait à solidariser intimement les facteurs cognitifs (structuration) et les facteurs affectifs (énergénétique), ce qui parle nettement en faveur de la seconde solution.
Notons à cet égard que l’analyse du concept de « schème » (p. 27), corrélatif de celui d’assimilation, nous paraît un peu brève. Mme Gouin Décarie ne retient que l’analogie avec une Gestalt, mais un schème est bien davantage, puisqu’il est instrument de généralisation intelligente, et aussi de satisfaction des besoins et d’organisation des intérêts. Il en résulte que c’est dès la discussion de la notion de schème assimilateur que se marque la solidarité indissociable des aspects affectifs et cognitifs de la conduite.
Par contre, l’auteur revient sans cesse sur le problème des débuts de la représentation, précoces selon les freudiens et plus tardifs selon nous. Il y a là un problème délicat, non encore résolu dans le détail, et sur lequel la plus grande prudence est effectivement de mise, ce en quoi nous ne pouvons que féliciter Mme Gouin Décarie. Mais il est peut-être utile de rappeler qu’un tel problème ne constitue pas seulement une question de niveau, parce qu’il dépend avant tout d’une question plus grave et plus profonde, qui est celle du mode de formation. Lorsque l’on fait appel, avec les freudiens, à une « représentation hallucinatoire » de l’objet du désir (Freud, 1911, etc.) ou à une « image hallucinatoire » (voir les pages 194-195, etc., du présent ouvrage), la question centrale est celle de la constitution ou de l’origine de telles représentations. Dans le contexte de l’associationnisme, dans lequel Freud a été élevé en ne s’en libérant que partiellement, l’image n’est qu’un prolongement de la perception, et le problème n’est donc pas inquiétant. Mais tous les travaux sur la mémoire d’évocation, bien distincte de la mémoire de récognition (cf. en particulier le rôle des schèmes chez F. Bartlett), de même que les analyses psycho-physiologiques ainsi que génétiques sur l’image mentale (nous travaillons depuis des années sur ce dernier sujet avec B. Inhelder) montrent que les choses ne sont pas aussi simples. Il semble exister, en particulier, une connexion étroite entre la formation de l’image et l’imitation, l’image comportant ainsi un élément de reproduction active qui en ferait une imitation intériorisée. Nous avons insisté dès 1936 sur cet aspect de la question et en retrouvons sans cesse une confirmation en étudiant le caractère tardif chez l’enfant de 5 à 10 ans des images les plus simples de reproduction cinétique. Wallon y a insisté de son côté en liant l’imitation et l’image aux manifestations du système postural (cf. à ce propos l’étonnement qu’exprime Mme Gouin Décarie à la page 186 quant au rôle des attitudes, qui n’intéresse en effet pas l’aspect opératif de l’intelligence, mais qui est important en ce qui concerne l’aspect figuratif, y compris précisément l’imitation et l’image). Or l’imitation se constitue par étapes successives durant des mois entiers et ce n’est guère avant le milieu de la seconde année qu’elle devient susceptible de se prolonger en formes différées et intériorisées. Il y a donc effectivement tout lieu d’être prudent quant aux débuts de la représentation !
Notons d’ailleurs qu’on pourrait prévoir l’existence de différents niveaux de l’image imitative, selon le rôle fonctionnel qu’elle jouerait en situations distinctes. L’enregistrement des mouvements oculaires pendant le sommeil (Dement, Kleitman, Assermensky, etc.) semble montrer l’intervention des mouvements imitatifs des yeux dans l’évocation d’images oniriques. Or, il existe des rêves de niveau élémentaire où l’action paraît se prolonger en dormant (un chien peut aboyer pendant son sommeil, etc.), et si l’on démontrait par la technique des électro-rétinogrammes l’existence de mouvements oculaires dans le sommeil des animaux supérieurs ou du nourrisson de quelques mois, cela pourrait indiquer la présence d’imitations perceptivo-motrices précoces. En ce cas, l’hypothèse d’une hallucination liée aux désirs pourrait reprendre corps, tout au moins en termes d’activités 3, sans que cela implique pour autant une utilisation d’images dans les actes d’intelligence sensori-motrice ni dans la constitution du schème de l’objet permanent avant le stade VI.
Mais tout cela ne constitue que le cadre hypothétique de la recherche à entreprendre ou à poursuivre. En attendant, il ne nous reste qu’à féliciter Mme Gouin Décarie d’avoir si clairement montré les points d’accord et de désaccord entre le courant freudien et nos propres points de vue, ce qui ne peut que favoriser les travaux ultérieurs et être utile à tous.
Genève, avril 1962.