L’explication d’une situation d’équilibre avec variations du centre de gravité (1965) a

Les situations d’équilibre comportent une explication causale comme les autres, étant des états qui dépendent de transformations réelles antérieures ou de transformations virtuelles actuelles. Il était donc intéressant, en plus de ce que nous savons déjà à ce sujet, de présenter à l’enfant une situation paradoxale pour lui, telle qu’un bouchon traversé par une aiguille qui repose elle-même sur une lame de couteau, le bouchon demeurant en équilibre par le fait qu’y sont plantées deux longues fourchettes très inclinées de manière à ce que le centre de gravité du dispositif se trouve situé en dessous du point d’application de l’aiguille sur le couteau. Ce que nous attendons alors d’une telle expérience est que l’ajustement progressif à cette situation inhabituelle des notions dont dispose l’enfant nous renseigne sur la construction des fonctions initiales puis sur leur coordination en un modèle causal.

§ 1. Technique et résultats généraux

On dispose donc d’un bouchon qui sera placé verticalement et dont la base est munie d’une aiguille également verticale, dépassant d’une longueur à peu près égale à la hauteur du bouchon. On présente en outre deux grandes fourchettes semblables entre elles, deux petites fourchettes, une mèche rigide, une paire de ciseaux et un petit couteau. On commence par faire sérier ces sept derniers objets du point de vue de leur longueur puis quant à leur poids, de manière à attirer sans suggestion l’attention sur les deux variables.

Un long couteau ouvert étant posé sur la table, avec dépassement de la lame, on demande ensuite si l’aiguille et le bouchon tiendront d’eux-mêmes sur la pointe du couteau, et après anticipation et explication on procède à une vérification suivie d’une nouvelle explication. Après quoi on plante les deux grandes fourchettes sur les côtés opposés du bouchon, puis les deux petites, avec quatre variations :

1. variation symétrique d’angle en hauteur

puis

2. variation d’angle dans le plan

puis

(vu de dessus)

3. variation asymétrique d’angle

puis

4. variation de la longueur de l’aiguille.

On continue en introduisant des variations analogues avec des fourchettes inégales, puis avec une fourchette et une mèche et enfin avec les ciseaux et le petit couteau. Chacune de ces questions n’est pas posée à chaque enfant : il vaut mieux suivre celui-ci sur les points où il a des idées et les analyser aussi à fond que possible.

Sur une cinquantaine de sujets de 5 à 12 ans, nous pouvons distinguer trois stades principaux :

1. De 5 à 6 ans ½ environ, on trouve dans les anticipations de l’enfant deux sortes de dépendances fonctionnelles spontanées qui les orientent dans leurs réponses. La première est que l’équilibre d’un objet est fonction d’une surface de sustentation qui doit être suffisamment grande par rapport à la base du corps soutenu, et en certains cas égale : l’aiguille est donc bien trop fine pour retenir le bouchon, etc. La seconde liaison connue de l’enfant est qu’un corps non soutenu est entraîné vers le bas et qu’il entraîne de plus celui auquel il peut être fixé. Seulement, même lorsqu’il se traduit en termes de poids, cet entraînement vers le bas est conçu à ce premier stade comme suivant la ligne d’inclinaison de l’objet qui descend et non pas la verticale à partir de son centre : d’où des descentes possibles à 45 %, 30 %, etc.

S’appuyant sur les deux seules liaisons fonctionnelles, le sujet du premier stade ne parvient donc qu’à peu d’anticipations adéquates et l’intérêt est de chercher comment il interprète ensuite les faits constatés. Trois points instructifs sont à relever à cet égard : a) Si les plus jeunes sujets ne sont pas convaincus de la régularité des faits observés parce qu’ils les attribuent en partie ou surtout à l’action de l’expérimentateur, il y a très rapidement légalité accompagnée même d’un sentiment de dépendance obligée, « ça doit » en être ainsi, b) Cette légalité n’est jamais ou presque jamais pure mais s’accompagne d’emblée d’une recherche de causalité (« parce que », etc.) ; mais comme celle-ci n’est point atteinte par une explication d’ensemble, les liaisons partielles établies relèvent davantage de ce que l’on pourrait appeler des « dépendances » ou déterminations, marquant ainsi le passage entre la fonction et la poursuite des causes, c) Un principe généralisable mais non encore généralisé apparaît cependant déjà à ce premier stade, qui sera explicité et développé dans la suite, et qui est un principe de symétrie se traduisant essentiellement par des égalités ou inégalités considérées comme sources d’équilibres ou de déséquilibres et exprimées en termes qualitatifs ou en comparaisons de nature intensive.

2. Dès 6 ; 6 à 7 ans et jusque vers 9-10 ans, on peut parler d’un second stade qui est caractérisé entre autres par un effort de quantification, corrélative de la constitution des opérations concrètes qui apparaissent à cet âge. On peut distinguer à cet égard un sous-stade intermédiaire II A au cours duquel on trouve encore l’idée qu’un objet tombe non pas verticalement (ou du moins perpendiculairement au sol) mais selon sa ligne d’inclinaison, seulement avec des localisations du poids non plus à l’extrémité la plus basse de l’objet incliné (par exemple au bout de la fourchette, etc.), mais à son point d’insertion et avec déjà des débuts de quantification dans l’application du principe de symétrie. En un sous-stade II B le sujet plus ou moins libéré de ses idées initiales sur la chute inclinée et les répartitions hétérogènes de poids en un même objet, s’essaie à systématiser les effets observés dans les diverses situations qu’on lui présente, mais, s’il généralise alors le principe de symétrie, il ne parvient pas à comprendre encore les compensations entre hauteurs ou positions et poids.

Ce principe de symétrie tend donc, au stade II, à une explication par l’égalité des poids en tant que quantités invariantes (lors des changements de position). Mais comme le sujet constate souvent de telles égalités sans qu’il y ait équilibre, il en conclut qu’il faut en plus une symétrie de positions et que toute asymétrie modifie, non plus les poids eux-mêmes (comme au stade I), mais l’action de ces poids qui est alors conçue comme dépendant de leur distribution spatiale.

3. C’est au cours d’un troisième stade que la construction des compensations s’effectue. Vers 10 ans on commence à voir se différencier la force et la masse, la première variant avec la position, bien qu’elle puisse encore être appelée « poids », tandis que la masse, c’est-à-dire le poids au sens courant, demeure invariante.

Il s’ensuit que dès 11-12 ans l’explication causale est fondée sur un système de compensations qui complètent et précisent les symétries primitives en lui donnant enfin le sens d’une égalité entre forces.

§ 2. Les réactions du stade I

Pour interpréter correctement les faits qui vont suivre il est utile de rappeler que, si l’on pose une règle sur le bord d’une table en poussant peu à peu la première dans la direction du vide, l’enfant dès 4-5 ans est capable d’anticiper la chute de la règle sitôt que le segment dépassant la table l’emporte en longueur sur la partie reposant sur le plateau. Le sujet parlera en ce cas d’un « plus long bout » qui dépasse, etc., mais il est évident qu’il ne s’en tient pas à la longueur au sens simplement spatial, et qu’il pense à la symétrie ou à l’asymétrie entre certaines quantités de matière, quoique non exprimées en termes de « poids » 1. Nous avons donc jugé utile et légitime, dans la présente expérience, de favoriser la considération et la distinction des deux caractères de longueur et de poids, en demandant aux sujets avant toute présentation des phénomènes à expliquer, de sérier les objets en jeu à ces deux points de vue successifs, ce qui les a incités dans la suite à faire intervenir sans cesse le poids et nous a permis de les interroger à ce moment (donc en présence du dispositif complet) sur la répartition des poids dans l’un ou l’autre des objets piqués dans le bouchon, etc. D’où quelques résultats assez nouveaux sur l’hétérogénéité de cette répartition et sur les directions des chutes ou entraînements.

Voici des cas de ce stade I, dont les deux premiers demeurent en partie centrés sur l’action de l’expérimentateur :

Cri (5 ; 4) : le bouchon percé d’une aiguille tombera « parce que l’aiguille est trop pointue (= pas de surface de sustentation) », puis lorsqu’il voit le bouchon tenir avec les fourchettes : « Parce qu’on a mis les fourchettes tordues (= inclinées) et il y a un petit point sous l’aiguille (= une petite surface), un tout petit point qu’on ne peut pas voir et si on pose sur le couteau ça reste. » On élève les fourchettes et le bouchon tombe, puis on les rabaisse et il tient : « Parce que les fourchettes s’étaient levé. Parce que c’est tout léger et c’est un peu lourd des fois. Si les fourchettes sont tordues (ici = moins inclinées), ça tombe et si elles sont tout en bas ça reste. — Pourquoi ? — Parce que si c’est levé ça tombe parce que c’est trop lourd. — Si je fais balancer ? — Ça tombe. — Regarde. — Ça reste, parce que vous êtes fort. — Et toi ? — Ça tombera. — Et comme ça (fourchettes encore abaissées) ? — Ça tombera parce que les fourchettes sont tout en bas. — Regarde. — Ça tient. — Pourquoi ? — Parce que c’est tout au milieu (du couteau). — Et là (au bout) ? — Oui aussi, parce que si on met fort ça pourrait tomber. » Avec une grande et une petite fourchette « ça tiendra pas, parce que celle-là est grande et l’autre est toute petite. — Et comme ça (deux petites mais l’une horizontale et l’autre inclinée) ? — Ça tiendra pas. — Pourquoi ? — Parce que l’autre elle doit être (placée) comme elle. — On va voir. — Oui ça tient. — Pourquoi ? — Parce que vous, vous la mettez là » etc.

Mic (5 ; 6) présente le même mélange d’explications par débuts de symétrie (avec une grande et une petite fourchette, ça tombera « parce que quelque part c’est plus lourd et quelque part c’est pas lourd ») et de recours à l’action (quand on balance ça aide à tenir). On l’interroge alors surtout sur le poids et la direction des entraînements : « Parce qu’il y a les fourchettes qui tient. Y fait tenir le truc. — Il tire où le poids des fourchettes ? — Comme ça (montre leur prolongement incliné). — Dans ta main (on lui met une fourchette sur la main), le poids tire où ? — Il tire droit (montre la verticale). — Et comme ça (on tient une fourchette inclinée) ? — Penché (montre le prolongement). — (On plante une fourchette horizontalement dans le bouchon et une autre inclinée) Ça tiendra ? — Non, parce qu’il y a un poids qui va en bas et un autre qui va tout droit. — Et comme ça (fourchette orientée vers le haut) ? — Il monte. — Le poids tire en haut ? — Oui. — Ça peut tirer en haut un poids ? — Oui. — Et si je la mets comme ça (abaissée), le poids change ? — Oui. — Quand est-ce plus lourd ? — Quand il est comme ça (geste vers le bas). »

Gil (5 ; 7) : « Si je mets ce bouchon comme ça il va tenir ? — Non. — Et avec ces fourchettes (on les met) ? — Oui. — Pourquoi ça va tenir ? — Parce qu’il y a les fourchettes. — (On essaie) Tu as raison, comment ça se fait ? — Parce qu’elles se balancent et elles tournent. — C’est ça qui les fait tenir ? — Oui. — Mais elles ne bougent plus. Elles ont du poids ? — Oui. — Il tire où ? — Là (au bout). — Mais si je tiens une fourchette comme ça (horizontale) elle tombe comment ? — Tout droit. — Et comme ça (inclinée) ? — De travers (montre le prolongement). — Et comme ça (une fourchette très inclinée, l’autre moins), ça va tenir ? — Non. — Pourquoi ? — Parce qu’il y a une comme ça (vers le bas) et une comme ça (direction moins inclinée). — C’est le même poids ? — … — Une est plus lourde ? — Oui, ici (celle du bas). »

Tau (5 ; 10) Le bouchon et les fourchettes : « Ça tiendra ? — Non, parce que c’est pas plat (bout de l’aiguille) et ça peut pas tenir. — Regarde ? — Oui, parce qu’il y a les mêmes poids des deux côtés. — Alors ? — Ça peut pas pencher d’un côté. — Et comme ça (variation d’angle) ? — Oui, parce qu’il y a les mêmes poids (le bouchon tombe). Non, parce que ça monte. — Et comme ça (autre variation) ? — Ça tiendra, parce qu’il y a toujours les mêmes poids (il tombe). Non, parce qu’il y a du poids ici et pas ici, ça fait pencher. — (Variation de plan) Non, parce qu’il n’y a pas la même chose de poids. — Regarde. — Ça tient. — Et comme ça (tombe) ? — C’est parce qu’ici c’est plus planté (dans le bouchon) et ici il y a moins de poids. » Dans la suite Tau conclut que les poids sont égaux dès que le bouchon tient et inégaux dès qu’il y a chute, avec pourtant les mêmes fourchettes.

Som (5 ; 10) Mêmes réactions. Avec une variation d’inclinaison, « ça ne tiendra pas parce que celle-là n’est pas la même chose que celle-là. Si c’est la même chose, ça tient ». Il n’est pas fait d’allusion au poids sinon pour dire que « le bouchon est léger, ça (les fourchettes) c’est plus lourd et ça tient quand on les met », ce qui semble impliquer que leur poids change quand on modifie l’inclinaison, mais Som ne l’exprime pas comme le faisait Tau.

Cou (6 ; 7) : « Ça tient parce que les fourchettes sont du même poids des deux côtés. — Et comme ça (variation d’inclinaison ? — Non, parce qu’à une le poids est en haut et à l’autre en bas. — Où il est le poids ? — Ici et ici (montre les extrémités). — Comment ça ? — Il est penché (la fourchette inclinée), alors il y a plus de poids là (extrémité). — (Autre disposition) Ça tiendra ? — Non, le poids là, il est en bas. — Qu’est-ce qui fait tenir ces deux fourchettes ? — Le poids. — On peut les mettre n’importe comment ? — Non, le poids en bas. »

Dom (6 ; 0) À inclinaisons inégales « ça ne tient pas. — Pourquoi ? — Parce que ça glisse (direction de l’inclinaison). — Où il est le poids de la fourchette ? — Ici (bout du manche) ». Fourchettes horizontales : « Non, parce que les fourchettes sont plus lourdes (qu’inclinées et orientées vers leur « glissement ») ».

Abo (6 ; 8) est stupéfaite que le bouchon tienne et ne trouve aucune explication. « Si je mettais une seule fourchette ça tiendrait ? — Non, ce ne serait pas assez lourd. — Et comme ça (les deux) ? — Oui parce qu’elles sont les deux ici. — Et comme ça (l’une plus basse). — Oui parce qu’elle est toujours à la même place (ça tombe). Non, parce qu’elle est plus basse que l’autre. — Et alors ? — … — Où est le poids des fourchettes ? — Ici (extrémité) et aussi ici (extrémité de l’autre). — Mais aussi au milieu ? — Oui… non seulement ici. — (On présente une fourchette inclinée les dents en bas). — Où est le poids ? — Ici (les dents). — (On la retourne) Et comme ça ? — Ici (extrémité inférieure). — (On reprend le bouchon avec une fourchette plus inclinée que l’autre) Ça tiendra ? — Oui (ça tombe), non, parce que celle-là est plus basse que celle-là, elle fait descendre. — Comment ça ? — Elle tire. — Comment ? — En bas (ligne d’inclinaison). »

Chacun de ces sujets admet, comme on l’a dit au § 1 en caractérisant ce stade I, que, pour tenir un corps en équilibre il faut une surface de sustentation : même Cri en vient à en attribuer une à la pointe de l’aiguille en voyant que le bouchon tient en équilibre. Tous ces sujets savent, d’autre part, qu’un corps pesant tend vers le bas et tend aussi à entraîner le solide auquel il est fixé.

Mais qu’est-ce que le poids, dans les interprétations propres à un tel niveau ? Pour en juger, il nous semble indispensable de commencer par confronter les réponses précédentes avec ce que nous savons de cette notion dans le contexte d’autres expériences. Pour ce qui est d’abord de la conservation du poids, on peut distinguer trois étapes. Ce n’est qu’à 9-10 ans en moyenne que se constitue un stade III avec conservation lors du changement de forme d’un objet (poids d’une boulette transformée en saucisse, etc., ou d’un morceau de sucre dissocié en grains invisibles, etc.) 2. Ce n’est que vers 7-8 ans que débute un stade II, avec conservation, lors d’un simple changement de position ou de situation d’un objet : par exemple, dans le mouvement transitif étudié avec M. Bovet, une boule qui en heurte une autre change de poids relatif par rapport à cette autre en devenant plus lourde ou plus légère relativement à la résistance rencontrée (au poids de la boule passive), mais elle ne change pas de poids absolu (à la balance). Dans la présente expérience, nous verrons de même dès le stade II les sujets affirmer que le poids de la fourchette inclinée ou horizontale ne change pas en sa valeur absolue. En un stade I, par contre, il n’y a pas de distinction possible entre poids absolus et relatifs, ce qui conduit le sujet à affirmer sans problème qu’une boule change de poids en en heurtant une autre, qu’on le verrait à la balance et un sujet nous a même dit qu’il pesait lui-même 35 kg mais qu’en portant un gros paquet il n’en pèse plus qu’une vingtaine.

Quant à la signification du poids, elle se réduit longtemps aux actions mécaniques de pousser et d’entraîner (en un sens parfois même réflexif de se pousser ou de s’entraîner) sans référence à la gravitation. Un caillou dans un verre d’eau fait ainsi monter le niveau du liquide, chez les jeunes sujets, à cause de son poids et non pas de son volume, et ce poids agit en poussant l’eau de bas en haut, à tel titre que parfois l’enfant admet que si le caillou est retenu par un fil à mi-hauteur de l’eau, il ne modifie pas le niveau de cette dernière, seule la poussée au fond du verre produisant cet effet. Il résulte de cet accent mis sur la poussée, etc., une indifférenciation durable entre le poids et la pression (poids par unité de surface), qui ne se dissocient qu’au niveau III de la conservation.

Pour ce qui est, enfin, de la chute des graves, ce n’est que vers 9-10 ans que l’eau des rivières ou une bille sur une pente sont considérées comme descendant à cause de leur poids. Dans les interrogations sur un plateau de table retenu par des pieds de position et nombre variables, les premières allusions spontanées au poids du plateau ne débutent que vers 10-11 ans, sauf chez les sujets qui ont été questionnés auparavant sur la règle dépassant un bord de table, ces derniers sujets invoquant alors le poids du plateau dès 7-8 ans. Il n’est donc pas exagéré de considérer que la chute des graves est longtemps interprétée comme une sorte de descente spontanée, quand rien ne « retient » le mobile, son poids lui donnant alors le pouvoir de « s’entraîner » lui-même, mais sans qu’il ait la « force » de monter ni même en général de circuler à plat.

Ce rappel des divers contenus de la notion de poids nous a paru utile pour l’interprétation des réactions des sujets cités de 5 et 6 ans. Tout d’abord, le fait qu’ils considèrent la chute d’une fourchette inclinée comme devant se faire dans la direction de l’inclinaison et non pas verticalement va de soi s’il n’y a pas encore de relation entre le poids et la gravitation. Nous avons vérifié ce genre de réactions sur un certain nombre de sujets de ces âges au moyen d’une règle retenue en différentes positions et avons constaté que sa chute était également prévue dans le sens de l’inclinaison, et cela même jusqu’à 7 et 8 ans. Il est vrai que la notion de la verticale est tardive, mais la règle présentée verticalement ou horizontalement est bien considérée comme tombant selon la verticale, parce qu’il suffit alors d’invoquer la perpendiculaire ou la parallèle et que la perpendicularité est une notion plus précoce (en tant qu’intrafigurale sans besoin de coordonnées interfigurales). Par contre la règle présentée à 45 % était censée chuter dans son propre prolongement, etc.

Un sujet, Mic à 5 ; 6, va jusqu’à dire que dans le cas d’une fourchette plantée horizontalement sur le bouchon « le poids va tout droit » et que quand la fourchette est orientée vers le haut « le poids monte ». Or, ce n’est sans doute pas là l’indice d’un stade plus primitif au point de vue du poids lui-même, car il s’agit simplement de l’un des deux sujets cités (avec Cri) qui ne dissocient point encore l’action de l’expérimentateur (« vous êtes fort ») et les liaisons objectives, de telle sorte que, dans cette perspective, tout est possible (ce qui ne les empêche pas d’ailleurs de recourir déjà à des notions de symétrie).

Viennent ensuite les réactions curieuses de ces sujets quant à la localisation du poids aux extrémités inférieures des objets. Mais elles s’expliquent aisément si le rôle de ce poids consiste, pour un objet piqué sur le bouchon, à entraîner celui-ci et à s’entraîner soi-même dans le sens de l’inclinaison de départ. Aussi bien Gil, Cou, Dom et Abo et les autres sujets de ce stade interrogés sur ce point localisent le poids à l’extrémité distale de la fourchette plantée, parce que, comme le dit Gil, ça tire « là » (et non pas au point d’insertion dans le bouchon), c’est-à-dire que cela tend à tomber et à entraîner le bouchon dans cette direction. Cette localisation à l’extrémité libre n’a sans doute qu’un caractère symbolique, mais c’est un symbole éloquent du fait que la fourchette s’entraîne elle-même activement par son poids, et n’entraîne pas seulement le bouchon, et qu’elle se meut dans la direction indiquée par sa position et son inclinaison.

Mais cette activité des corps piqués dans le bouchon, qui l’entraînent et s’entraînent (et qui auparavant « se balancent et tournent » comme dit Gil) n’exclut pas l’élaboration d’un principe quasi-rationnel de symétrie ou d’égalité qui intervient assez rapidement, sous une forme négative dès les cas primitifs de Cri (« ça tiendra pas parce que celle-là est grande et l’autre toute petite ») et de Mic (parce que d’un côté « c’est plus lourd » et de l’autre « pas lourd ») et s’affirme sous une forme positive chez Tau et Cou (« les même poids des deux côtés ») chez Som (« si c’est la même chose » des deux côtés « ça tient »), et chez Abo (ça tient quand les deux fourchettes sont « à la même place »). Cet équilibre par égalité des actions symétriques semble ainsi jouer un rôle essentiel dès ce niveau antérieur aux opérations et peut être mis à l’actif de la demi-logique préopératoire caractérisée par les fonctions et par l’identité : cette égalité des actions est d’ailleurs à mi-chemin d’une fonction par application et d’une identité.

Il est vrai qu’on pourrait se demander si, à ce premier stade, il y a bien coordination entre ces symétries et les actions d’entraîner (cette coordination fournissant alors une forme élémentaire de causalité), ou s’il y a là deux processus distincts. Mais une symétrie sans relation avec les actions ne pourrait avoir qu’une origine perceptive : « bonnes formes » spatiales, etc. Or, même dans les cas où ces sujets ne se réfèrent en apparence qu’à des symétries ou asymétries spatiales (« droit » ou « penché », etc.) la signification de ces formes est en réalité dynamique : les fourchettes « grande et petite » chez Cri ont des poids différents, « un poids va en bas et un autre tout droit » dit Mic (cf. aussi Gil), le poids « fait pencher » dit Tau, le poids de la fourchette inclinée « glisse », selon Dom et celle qui est « basse fait descendre », pour Abo. Bref, les symétries ou asymétries spatiales sont en même temps gravifiques et, s’il n’y a pas là coordination entre deux sortes de préoccupations d’abord indépendantes il y a tout au moins indifférenciation, ce qui est une forme élémentaire de coordination.

Seulement la symétrie dont il s’agit ici n’est encore qu’une équivalence entre actions biomorphiques (d’entraîner, etc.) et non point une égalité quantitative. Certes ces sujets emploient les expressions de « plus » ou « moins » ou « la même chose » lourd, mais il ne s’agit que d’évaluations intensives ou ordinales, sans qualification extensive, et se rapportant au poids comme qualité active ou expression du pouvoir d’entraîner sans référence à la pesanteur ni à la chute des graves. La meilleure preuve en est que, en relation avec la localisation de poids rappelée à l’instant et avec les directions multiples mais non exclusivement verticales de ses déplacements libres, ces sujets n’admettent encore aucune conservation du poids (ou de la masse pesante si on la distingue de la force). C’est ainsi que Gil considère une fourchette inclinée comme plus lourde parce que plus penchée, tandis que Dom trouve les fourchettes plus lourdes parce que plus penchées, tandis que Dom trouve les fourchettes horizontales moins lourdes parce qu’elles ne « glissent » pas. Tau en vient à considérer les poids comme égaux dès que le bouchon tient et comme inégaux dès qu’il chute : puisqu’il s’agit des mêmes fourchettes cela signifie donc qu’elles changent de poids avec leur position. Som fait le même raisonnement sans mentionner le poids, mais comme celui-ci est entièrement synonyme d’entraînement ou de chute, cela n’y change rien. Cou distingue le « poids en haut » et le « poids en bas », ce qui semble au premier abord impliquer une conservation du poids avec variation des positions, mais il dit ensuite spontanément qu’« il est penché, alors il y a plus de poids » et cela montre qu’une telle distinction entre invariants et modifications lui reste inaccessible, ce qui va d’ailleurs de soi avant de disposer des opérations réversibles.

On comprend alors que, pour ces sujets, expliquer l’équilibre du bouchon ou sa chute par la symétrie ou la non-égalité des positions des fourchettes, aussi bien que par leurs équivalences ou non-identité de poids, revienne à peu près exactement au même et constitue pour eux une explication satisfaisante : comme le poids varie avec la position et qu’il est entièrement synonyme de l’action d’entraîner (ou de pousser, presser, etc.), l’explication revient à dire que deux objets actifs se neutralisent s’ils sont de même force, comme deux joueurs dont les actions contraires s’annulent, tandis qu’il y a déséquilibre ou victoire si l’une des deux actions l’emporte sur l’autre.

§ 3. Le stade II

Ce principe fondamental d’équilibre par égalité des actions de sens contraires tire sans doute sa source des actions sensori-motrices elles-mêmes et des expériences du mouvement transitif dû à l’action instrumentale. Ce n’est pas à dire que la résistance d’un objet B sur lequel cherche à agir un sujet A (avec ou sans l’utilisation d’un moyen terme A’) suffise à fournir ce modèle de l’équilibre entre actions de sens contraires : mais si B est lui-même un sujet ou un objet actifs, exerçant sur A les mêmes actions que A sur B, alors tout ce que la causalité perceptive et sensori-motrice fournit comme informations sur les poussées et résistances, les entraînements, etc., permet en ce cas de construire le schème d’un équilibre ou de déséquilibres entre forces contraires, par simple dédoublement et orientation en directions opposées des liaisons connues dans l’action simple de A sur B.

La suite entière des réactions à notre présent problème consistera dès lors à affiner et à différencier ce principe fondamental de la double action de A sur B (la fourchette A tendant à entraîner la fourchette B par l’intermédiaire du bouchon A’ ou en général l’objet A entraînant A’ + B) et de B sur A (l’objet opposé B tendant à entraîner A + A’ donc son symétrique A avec le bouchon A’ auquel il est fixé). En sa forme initiale ce principe ne comporte pas encore de réciprocité opératoire, faute de quantifications, conservations, etc., mais une simple réciprocité d’actions, donc une symétrie en quelque sorte biomorphique et presque sensori-motrice (et l’on sait combien la symétrie est une « bonne forme » motrice). Avec le stade II nous voyons au contraire se dessiner un début de quantification, mais sans encore les compensations qui caractériseront le stade III. Ces quantifications porteront d’abord sur le poids, susceptible à partir de ce niveau de se conserver quand il y a simplement changement de position et non pas de forme de l’objet considéré. Ce poids, en particulier, ne sera plus localisé à l’extrémité des objets dirigés vers le bas, etc., mais à leur point d’insertion, là où ils entraînent le bouchon, ou réparti de façon homogène en tout l’objet. Mais le poids devenant une quantité invariante au lieu de se modifier avec les positions, il restera alors à expliquer l’effet de celles-ci et c’est là le problème insoluble au stade II avant qu’apparaissent les notions ultérieures de compensation :

Gol (6 ; 7) avancé : « Ça peut pas tenir, parce que l’aiguille est trop petite ici (la pointe), il faudrait un bout un peu plus large. — Regarde. — (Il rit) Les deux fourchettes donnent l’équilibre. — Comment ? — Parce que les deux pentes sont pareilles, les fourchettes sont plantées à la même hauteur et ça donne l’équilibre. — Et si je les mets comme ça (dirigées vers le haut) ? — Non, parce qu’elles sont en l’air. Quand elles sont en l’air ça fait perdre l’équilibre » etc. On propose la mèche et la fourchette : « Ça va tenir parce que c’est presque le même poids. — Si je mets comme ça (inclinaisons égales) ? — Oui. — Et comme ça (inégales) ? — Non, parce que les deux sont du même poids mais celle-ci est comme ça et l’autre vers par terre. — Et ça (ciseaux et couteau) ? — Il faut d’abord les peser, ça doit tenir en équilibre s’ils sont du même poids. »

Nar (6 ; 11) : ça tient « parce que c’est le même poids. — (Inclinaisons inégales). Non, parce qu’une est droite et l’autre est penchée. Celle-là (horizontale) elle fait pencher et pas l’autre. — Où est-il le poids des deux fourchettes ? — Là (dents plantées dans le bouchon). — Seulement là ? — Oui. — Pourquoi ? Parce que… parce que c’est lourd. — Où c’est lourd ? — Là (les dents), ça tire en bas (mais il indique le prolongement et non pas la verticale). »

Bia (7 ; 0) trouve que l’équilibre est assuré si les poids sont égaux ainsi que les inclinaisons et directions. Lorsque l’une de ces deux dernières présente une hétérogénéité, par exemple d’angle : « ça ne tiendra pas parce qu’ils sont tous les deux contraires », le mot « contraires » ne signifiant pas opposés, mais non-symétriques.

Eli (7 ; 4) Dans la même situation « ça ne tiendra pas, parce que c’est pas des deux côtés (non symétrique) », bien que les poids soient les mêmes. « Où il est le poids ? — Ici (fourchette). — Mais où ? — Ici (extrémité des dents plantées dans le bouchon). — Seulement là ? — Un tout petit peu ici (milieu). » Rap (7 ; 6) : même localisation.

Bau (8 ;0) : « ça fait un balancier 3. Ça ira dans ce sens (à droite) puis là (à gauche). Ça ne glissera jamais. — Pourquoi ? — Parce que de chaque côté elles ont le même poids, alors ça tire d’un côté puis de l’autre. — Et comme ça (horizontales) ? — Ça change beaucoup. Il y a trop de poids, ça tire de ce côté et puis ça tombe ou de l’autre et puis ça tombe. — Où y a-t-il trop de poids ? — Ici et là (extrémités). Quand on les met comme ça il y a trop de poids. Au bout des fourchettes, c’est un peu plus gros, plus épais. — Et avant ? — Oui, mais avant, il tirait depuis plus en haut (= on les redresse), alors ça tire plus ici (extrémités). Ça penchera plus parce que la tige est plus longue (= plus éloignée de l’axe de l’aiguille). — Alors ? — Quand la tige est longue, ça penchera plus comme ça, quand elle est plus courte, ça fait plus comme ça (direction vers le bas). — Elles changent de poids ces fourchettes ? — Oui… non, c’est toujours le même poids, mais c’est seulement la tige qui est plus longue (= plus éloignée de l’axe). — Et pourquoi ça va comme ça (également inclinées) ? — Parce que les deux fourchettes ils peuvent pas donner leur poids (= dévier le tout) puisqu’ils sont en descendance. Si elles étaient horizontales, ça serait le poids de la fourchette plus encore tout ça (partie inférieure du bouchon). »

Ber (8 ;0) : « Ça fait comme des balanciers. C’est le poids, parce que si vous mettiez une autre fourchette ça tomberait si c’était pas du même poids. — Et comme ça (inclinaisons inégales) ? — Non, parce qu’on les tient pas à la même hauteur. — Alors ? — Peut-être c’est plus léger. Quand on met en bas ça alourdit. — Le poids n’est pas le même ? — Non, puisque ça ne tient pas, enfin oui, le poids est le même, mais… — Mais alors pourquoi ça ne tient pas ? — C’est le poids qui est plus en avant, c’est parce que ça le fait pencher. Plus il est penché, alors il tombe plus facilement de ce côté (cette fois vers le bas). — Elles ont le même poids, tu disais, et ça ne tient quand même pas ? — Oui, c’est à peu près comme nous quand on est sur une plate-forme, si on lève trop haut les bras… — Comment ça ? Tu as une idée ? — Oui, parce que ça fait partir le poids, alors ça peut plus supporter de tenir droit. Si vous mettez un peu plus loin, ça ne supporte plus le poids. — (Inclinée et horizontale). — Celui-là, en bas, il tient de ce côté et celui-là (horizontal), il a plus de poids. — Plus de poids ? — Oui, enfin pas de poids. — Elle change de poids ? — Non, mais elle penche (autrement). »

Syl (8 ; 6) : « Parce que s’il y a des fourchettes plus basses, ça fait mieux tenir l’équilibre. — Pourquoi ? — Parce qu’il y a plus de poids sur en bas. »

Asa (9 ; 0) Inclinaisons inégales : « Non, ça n’ira pas, parce que cette fourchette (en haut) elle pèse moins que l’autre et si on la met comme ça (en bas), ça fait du poids ; autrement ça fait moins de poids. — Elle change de poids ? — Non, elle ne change pas de poids, mais elle retient moins le bouchon. — Où il est le poids ? — Sur la fourchette (montre toute la longueur). — Alors pourquoi elle retient moins ? — Parce que celle-là (en bas) elle empêche de tomber quand on la met comme ça. — Et l’autre ? — Un petit peu moins. — Mais elle a le même poids ? — Oui le même. — Et comme ça (inclinaisons égales) ? — Oui, parce que maintenant elles sont les deux penchées en face l’une de l’autre. — Et comme ça (variation d’angle en plan) ? — Non, il faudrait les mettre en face l’une de l’autre, sinon il manque un poids derrière. »

Lip (9 ; 1) : « Celle-là est plus haute, ça lui donne plus de poids. — Elle change de poids ? — Non, le même. — Où il est le poids ? — Ici (dents dans le bouchon), dans cette direction (prolongement). » Mais il accepte que les corps tombent verticalement.

On remarque d’abord en ces réponses la localisation du poids dans les fourchettes qui, quoique symbolique en ce sens que l’enfant ne s’était sans doute jamais posé la question, n’en est pas moins représentative d’un changement d’attitude. Au stade I l’objet pesant est essentiellement actif en un sens presque biomorphique : il entraîne et surtout il s’entraîne, ce qui compte étant alors son extrémité libre qui est celle de son mouvement quasi-spontané. Chercher où se trouve localisé le poids revient alors à déterminer le point de l’action maximale, et il est naturel que ce point soit indiqué dans la direction du trajet que pourrait suivre le mobile en cas de chute, puisque ce trajet et le poids lui-même varient selon les positions. Pour les sujets du stade II, au contraire, le poids est une qualité quantifiée, caractérisant des objets qui ne sont plus actifs au sens où ils s’entraînent eux-mêmes, mais qui gardent le pouvoir d’entraîner ceux auxquels ils sont fixés : la localisation du poids est en ce cas encore cherchée au point d’action maximale, mais comme l’enfant commence à penser en termes de dépendances physiques quantitatives, ce qu’il indique est la région où la fourchette entraîne le bouchon, donc le point d’insertion où ses dents sont plantées dans le liège (voir Nar, Eli, Rap, Lip, etc.). Seul Bau semble en rester à une localisation distale, mais dans le cas où les fourchettes sont horizontales et en précisant que leur manche est plus gros que les dents et semble donc peser plus s’il est retenu en l’air que s’il pend ; et surtout en ajoutant qu’« avant (quand elles étaient inclinées) le poids tirait depuis plus en haut » ce qui nous ramène au point d’insertion. Enfin depuis 9 ans environ (cf. Asa), le poids est homogène sur toute la longueur de l’objet, chez Lip encore avec hésitation.

Ce ne sont là que des indices, encore que provoqués et donc symboliques. Par contre, le changement frappant et spontanément conceptualisé est l’affirmation de la conservation du poids de la fourchette, etc., malgré ses changements de position. Or, cette invariance est contraire à toutes les apparences, et il faut vraiment que ces sujets en arrivent à un besoin réel de quantification et donc à une décentration suffisante de l’action propre dans la direction de l’objet pour en arriver à cesser de faire du poids une source variable et quasi-spontanée de poussées, pressions et entraînements et en faire un facteur constant de pesée. Gol, dès 6 ;7, distingue ce poids constant des effets de l’orientation, soit moins inclinée, soit « vers par terre ». Bau oppose de même, mais avec hésitation, le poids invariant et le degré d’abaissement qu’il appelle « longueur » : « oui… non, c’est toujours le même poids mais c’est la tige qui est plus longue » et comme le poids apparent semble bien changer, il s’en tire en disant que les fourchettes « en descendance » ne peuvent pas « donner leur poids » (quoique constant !) et que, si elles sont écartées, il faut ajouter à leur poids invariant celui de la partie inférieure du bouchon… Pour Ber le poids apparent varie, mais il concède (à deux reprises) : « enfin oui, le poids reste le même ». Pour Asa, enfin, il suffit de dissocier le poids et son action : « elle ne change pas de poids, mais elle retient moins le bouchon ».

Mais cette quantification et cette conservation du poids conduisent alors ces sujets à une situation momentanément sans issue du point de vue de leur principe d’équilibre par égalité des poids antagonistes, puisque les changements de position et même de hauteur tiennent constamment cette hypothèse en échec. Au stade I le sujet s’en tirait aisément en admettant que dans les situations où l’équilibre se perd, c’est que le poids des objets a été modifié par les changements d’orientation ou de hauteur. Mais maintenant que les poids se conservent, comment expliquer les cas où leur égalité ne suffit plus à assurer l’équilibre ? Une première attitude est celle de Gol et Syl qui n’expliquent rien et se bornent à entériner les faits et les lois : « quand les fourchettes sont en l’air ça fait perdre l’équilibre », « les deux sont du même poids mais l’une est comme ça et l’autre vers par terre », « s’il y a des fourchettes plus basses ça fait mieux tenir l’équilibre », etc. Mais l’attitude dominante est celle d’une recherche d’explication. Celle-ci revient alors uniformément à dire que les poids sont bien égaux mais se manifestent différemment : « les fourchettes ne peuvent pas donner leur poids », dit Bau, ou « ça tire plus ici », etc. ; « ça fait partir le poids », « le poids est plus en avant », etc. dit Ber ; « le poids ne change pas mais retient moins », dit Asa ; etc. Bref, au stade I le poids variait selon les situations ; à ce stade II le poids est constant mais son action varie selon les positions ! Or, cette interprétation dualiste, en apparence sans issue, donnera lieu, au stade III, à une distinction que nous appellerions en notre langage celle de la masse et de la force mais que les sujets décriront en termes de poids et de direction des forces. Au niveau II, qui est un stade Intermédiaire, l’enfant n’en est pas encore là, mais son principe de symétrie, jusqu’ici exprimé soit en égalités de poids soit en réciprocités de positions spatiales, indices d’actions biomorphiques d’« entraîner » ou de « tenir », prend la forme nouvelle d’une symétrie ou d’une asymétrie entre actions physiques selon les positions des objets et leur orientation dans l’espace.

En effet, les asymétries propres à ce stade diffèrent des précédentes par un certain nombre de caractères solidaires. D’abord elles sont davantage explicitées et donnent lieu à des généralisations, tandis qu’au niveau I il arrive souvent qu’un sujet ayant invoqué la symétrie au cours de l’interrogation n’y pense plus quand, lors du résumé final, on lui demande ce qu’il faut faire pour que le bouchon tienne : il se borne alors à indiquer les objets nécessaires sans plus penser à la symétrie des positions. En second lieu, celle-ci demeure qualitative au cours du premier stade, puisque le sujet pense avant tout à une égalité des pouvoirs et conditions de départ dans cette espèce de combat que se livrent les deux objets suspendus au bouchon, tandis qu’au niveau II l’enfant se place, pour juger de la symétrie, au point de vue de références fixes, comme la pointe de l’aiguille, et de qualités quantifiées, puisque le poids devient une propriété constante de l’objet. En troisième lieu et de façon plus générale le sujet du niveau II recherche des liaisons physiques : le fait qu’il localise le poids au point d’insertion de l’objet et non plus à son extrémité montre déjà cette attitude, que l’on retrouve dans l’analyse des positions en hauteurs, directions, angles, etc., et dans les comparaisons que Bau, Ber, etc., font avec un « balancier ».

En un mot, les sujets de ce niveau II sont au seuil de la notion centrale de la direction des forces. Ce qui leur manque encore pour atteindre les compositions du niveau III fondées sur cette notion est l’idée des compensations possibles : c’est faute d’y parvenir qu’ils se contentent de la solution quasi-contradictoire d’un poids qui se conserve mais se manifeste ou non selon la position ou l’orientation des objets. Le vrai problème est alors de comprendre pourquoi ils ne parviennent pas à la compensation, alors qu’en des expériences plus simples, comme la lancée d’une boule contre une autre, dans le cas où la première doit sa vitesse à une pente, les jeunes sujets savent très vite trouver que, si l’on augmente le poids de la boule passive, il suffit, pour compenser, d’augmenter l’inclinaison du chemin parcouru par la foule active, ou la longueur de son trajet. Mais dans l’exemple qui précède il ne s’agit que d’une composition de proche en proche (contiguïté) dans l’espace et dans le temps, puisque le mouvement de la boule active précède l’impact, etc. Au contraire, dans la présente expérience, la compensation entre les poids, les positions et les inclinaisons exigent une composition entre actions simultanées, qu’il s’agit à la fois de décomposer comme si elles étaient isolées et de recomposer en un tout synchronique. Or, il est visible que les sujets de ce niveau II ont encore une tendance assez systématique à raisonner en termes d’actions successives et simplement contiguës : par exemple Bau, Ber et d’autres comparent le dispositif présenté à un balancier (= une balançoire) et s’expriment en un langage de succession (« ça tire d’un côté et puis de l’autre », etc.).

§ 4. Le stade III et conclusions

Les sujets du stade III ne parviennent certes pas à la solution du problème du centre de gravité parce que le dispositif utilisé ne leur en donne pas les moyens. Mais l’intérêt est de voir comment ils parviendront en partie à échapper aux difficultés précédentes :

Per (11 ; 9) s’en tient aux faits mais découvre une dualité de facteurs. Lorsque l’on allonge l’aiguille sur laquelle repose le bouchon, il s’attend à ce que cela tienne, et devant l’échec : « Alors, je ne vois pas du tout. » Mais lorsqu’on lui présente ensuite les deux fourchettes inégales, la petite placée horizontalement et la grande inclinée, il admet d’emblée une compensation : « Je crois que ça tiendra parce que celle-ci est plus en haut : comme elle est plus légère, ça fera à peu près le même poids ; je ne sais pas pourquoi, mais c’est comme ça. » Donc la légèreté compensée par la hauteur donne la même résultante, que Per appelle encore « poids ».

Isa (10 ; 6), de même : « Ça fait le même poids, non pas le même poids, ça fait comme si c’était la même chose. »

Lar (10 ; 7) pour la même situation : « Oui ça tiendra, j’en suis sûr, parce que ça fait la même force. Si on les met sur la même ligne ça ne tiendra pas parce que la grande est plus lourde. — Qu’est-ce que c’est la force ? — C’est que ça pèse », mais la force varie avec la direction, tandis qu’un même objet a « toujours le même poids ». « Explique-moi ce qu’il faut faire pour que ça tienne : « Il faut deux objets de même poids et les placer sur la même ligne. Si les objets sont différents il faut en mettre un horizontal et l’autre qui descend. » Quant aux objets de même poids en horizontal, mais situés trop haut : « Ça ne tient pas. — Pourquoi ? — Je ne vois pas. »

Fra (10 ; 4) : « Quand ce n’est pas du même poids, il faut mettre le léger en haut et l’autre en bas. Il est contre-balancé par l’autre. »

Car (12 ; 3) parvient rapidement à une intuition du rôle de la hauteur (à égales inclinaisons) : « Ça va parce que les fourchettes, ça tient en bas. Quand les fourchettes sont en bas, ça tire en bas. Quand c’est en haut ça ne tient plus. » Avec une fourchette moins inclinée que l’autre : « Il y a plus de puissance de ce côté ; c’est plus ouvert, le poids va plus loin que de celui-là. » Lorsqu’on présente les deux fourchettes inégales, la petite horizontale et la lourde inclinée, Car prévoit alors d’emblée que ça tiendra « parce que comme ça la petite est plus loin, donc ça se compense. (Il essaie). Oui, celle-là a plus de poids mais elle est plus près (de l’axe) et celle-ci est plus légère et elle est plus loin, alors ça se compense, c’est comme si c’était le même poids. — Et ces deux (mèche et petite fourchette) ? — Celle-là est plus lourde, il faudra la mettre un petit peu vers le bas. — Et si on allonge l’aiguille ? — Ça tiendra, c’est le même poids. — Regarde. — Ah non, parce que c’est un peu trop haut. — Pourquoi ça ne tient pas quand c’est trop haut ? — Je ne vois pas du tout. — Pour finir, qu’est-ce qui fait tenir le bouchon ? — Le poids et si on écarte, ça compense le poids. — Il y a donc quelque chose de plus que le poids ? — L’écartement depuis l’aiguille, un angle ».

On voit ainsi que, sans éléments nouveaux d’information et surtout sans l’aide d’un langage qui permettrait de distinguer clairement les notions, ces sujets en arrivent, contrairement à ceux du stade II, à comprendre (1) qu’il intervient deux facteurs et non pas seulement le poids au sens d’une masse constante ; et (2) que l’équilibre en jeu n’est donc pas une égalité de poids mais une équivalence entre les produits de ces deux facteurs. Ce produit de composition est encore appelé « poids » par Per, tandis que Isa le désigne par la périphrase « ça fait comme si c’était la même chose », Lar par le mot « force » en le définissant « c’est que ça pèse » mais en la distinguant du poids-masse invariant, et Car, pour un moment, par les mots « puissance » et « comme si c’était le même poids ».

Le premier problème est donc de comprendre comment ces sujets ont découvert l’existence d’un second facteur distinct du poids-masse. Les observables sont les mêmes que ceux déjà connus aux stades I et II : à différences d’inclinaison, etc., les effets sont distincts. Mais, là où les sujets du stade I en concluaient que le poids varie, et ceux du stade II que « le poids ne change pas mais retient moins », etc., donc que son action varie, les sujets du présent stade III en viennent à cette idée essentielle d’une compensation possible : si le poids m de l’un des objets fixés au bouchon est inférieur au poids m’ de l’objet symétrique, on peut obtenir l’égalité m + x − m’ en faisant varier convenablement cet x ; par exemple l’inclinaison que Car appelle « l’écartement depuis l’aiguille, un angle ». De façon générale on a ainsi − m + x = + m − x ce qui prouve l’existence d’un second facteur.

Comment ces sujets ont-ils pu en arriver à cette notion de compensation, explicite chez Fra et Car mais non moins utilisée par les autres ? La compensation est avant tout l’idée qu’il est possible d’aboutir à un même résultat, par exemple de préserver une équivalence, par des moyens autres que la simple inversion. Si les poids m et m’ sont inégaux on peut ainsi augmenter m ou diminuer m’, ce qui est l’affaire d’opérations concrètes directes et inverses. Pour une inclinaison x on peut aussi l’augmenter ou la diminuer. Mais, à considérer ces deux variables à la fois et à poser −m + x = +m − x on fait intervenir une réciprocité au sein d’une quaternalité +m + x, −m + x, + m − x et −m − x, et si le passage de l’une de ces quatre associations à une autre est aisé dès 7-8 ans lorsque la table est donnée, il suppose par contre les opérations propositionnelles lorsqu’il s’agit en fait de coordonner des inversions et des réciprocités en présence de variations multiples, non classées d’avance et en devant dégager un facteur x jusque-là confondu avec les effets de poids m : d’où l’âge de 10-12 ans des débuts de ce stade III.

En ce qui concerne alors le principe général d’équilibre, et ce sera notre conclusion, la découverte de ces compensations mettant en évidence le rôle indépendant des inclinaisons x, les conséquences en sont les suivantes. Ces sujets ne parviennent point à la notion de centre de gravité, faute de comprendre le rôle de la hauteur absolue, à inclinaisons égales et en rapport avec le point d’application de l’aiguille : Car comme Lar disent : « je ne vois pas ». Par contre, ce qu’ils saisissent est que si l’équilibre tient bien à une égalité des actions de sens contraires, ces actions ne se réduisent pas à de simples effets de poids en tant que masses invariantes, ce qui revient à dire qu’ils distinguent la masse et la force.

Bien entendu c’est la force qui constitue la notion primitive, en tant qu’intimement liée à l’action propre ; seulement elle est d’abord attachée à un concept de poids conçu non seulement comme un pouvoir de pousser et d’entraîner mais encore, et presque autant de se pousser ou de s’entraîner soi-même : d’où le principe d’équilibre caractéristique du stade I qui repose sur une égalité entre actions comparables à des actions propres ou biomorphiques, en ce sens que, le poids se réduisant à des actions plus ou moins spontanées de l’objet, il est susceptible de varier sans aucune conservation selon que les situations favorisent ou non ces actions. Ainsi une fourchette élevée n’a pas le même poids qu’inclinée puisque son action est différente, etc. L’équilibre est alors reconnu à la symétrie pure et simple puisque c’est cette symétrie, motrice autant que figurale, qui assure l’égalité des actions opposées.

Avec le second stade, le poids est quantifié et est donc caractérisé par une conservation, ce qui le dissocie des actions de pousser et d’entraîner (ou d’auto-entraînement) et ne lui laisse qu’un pouvoir de peser de haut en bas ou de descendre. En ce cas l’équilibre, toujours conçu en principe comme une égalité de poids, présente toutes sortes de difficultés du fait que deux poids égaux peuvent ne pas l’assurer selon les positions des objets et que deux poids inégaux peuvent le maintenir s’ils sont placés convenablement. L’enfant s’en tire alors ingénieusement en distinguant le poids constant et ses actions variables, celles-ci pouvant être renforcées ou bloquées selon que le poids « donne » ou non, qu’il est « plus en avant » ou « tire plus » là que là, etc. Solution assurément inconsistante au point de vue logique (et l’on pourrait faire toute une étude sur le degré d’intégration du système et la manière dont le sujet croit éviter les contradictions) et qui se traduit par l’impossibilité d’aboutir à une causalité par attribution des opérations aux objets eux-mêmes puisque, à part la conservation du poids au cours des déplacements (sans changements de forme), ces opérations demeurent incoordonnables entre elles.

Avec le stade III, le problème est résolu par la distinction entre les notions de poids et de force, ou plus précisément d’une quantité invariante attachée à l’objet et qui est la masse, et d’une force qui n’est plus l’action du poids seul mais le produit d’une composition entre cette masse et autre chose. Cet autre chose est encore mal dégagé, mais est en tous cas fonction des inclinaisons (« écartement », etc.), et le fait qu’il y a composition est attesté par la découverte propre à ce stade des compensations effectives, l’équilibre étant possible entre poids différents lorsque cette différence est, non pas annulée (= inversion), mais compensée (= réciprocité) par des différences de position. Si les faits ainsi recueillis ne nous conduisent pas jusqu’à la découverte du centre de gravité ils nous montrent tout au moins comment un principe d’équilibre, initialement tiré de l’action propre et des symétries qu’elle peut impliquer, en vient, par une série de différenciations conceptuelles, à constituer une symétrie de poids puis de forces proprement dites par composition de ces poids avec des facteurs spatio-cinématiques.

Mais le grand intérêt de ces interprétations quoiqu’encore incomplètes est de mettre l’accent sur le facteur qui caractérise le début de la causalité proprement opératoire par rapport aux explications précausales du niveau I et semi-causales du niveau II : c’est le facteur de la direction des forces en tant que nécessaire à leur composition et se combinant avec leur intensité. Lorsque Car résume la situation en la réduisant à deux facteurs essentiels, le poids et l’« écartement » ou « angle » par rapport à l’axe vertical de l’aiguille, il dégage même explicitement cette importance de la direction. Or, à reprendre les trois formes du principe de symétrie ou d’équilibre que l’on voit se dégager peu à peu au cours de nos trois stades, on voit que cette découverte finale constitue le point d’aboutissement d’un processus débutant dès le niveau I. À ce niveau, l’explication ne consiste qu’à attribuer des actions aux objets, actions d’entraîner ou de « s’entraîner » qui rappellent celles du corps propre et qui sont alors subordonnées à un principe élémentaire de symétrie analogue à celui qui régit les activités réciproques de deux joueurs aux prises en une compétition quelconque : en ce cas il y a déjà symétrie des positions autant que des pouvoirs, mais elles ne font encore qu’un, puisque le poids est censé varier avec chaque position. Au stade II, le poids se conserve, si celui-ci ne change pas de forme mais uniquement de position, et en ce sens il y a là un début d’opération attribuée aux objets. Seulement même si les symétries invoquées commencent à s’attacher aux liaisons physiques, ce poids demeure simplement un pouvoir global de « tirer » qui, selon les cas peut « donner » ou ne pas se manifester, de telle sorte que si le rôle des symétries ou asymétries de positions est bien aperçu du point de vue de l’équilibre ou des déséquilibres, il ne s’agit pas encore d’une direction des forces mais d’une orientation statique qui permet ou empêche l’exercice de ce pouvoir du poids. Avec le stade III, par contre, c’est bien de la direction des forces qu’il s’agit : le fait même qu’il y ait compensation entre le poids (qui se conserve) et la direction qui change montre que celle-ci acquiert une signification causale. Le sujet ne considère plus comme au niveau II le poids comme un simple pouvoir qui s’exerce ou ne s’exerce pas selon les positions, mais comme une force ou une « puissance » orientée, dont la direction constitue un facteur causal essentiel : c’est pourquoi le sujet peut tout à la fois se livrer à des opérations groupées en une quaternalité qui lui permet de prévoir les compensations possibles et attribuer aux objets ces opérations dont la composition en quelque sorte vectorielle constitue un début de causalité proprement opératoire.