Introduction. Les premières notions spatiales de l’enfant (1968) a

Le nouvel ouvrage de Monique Laurendeau et d’Adrien Pinard témoigne de deux qualités rarement compatibles et dont l’union lui confère une valeur très exceptionnelle : une entière compréhension des hypothèses discutées et un sens critique perpétuellement en éveil empêchent de les adopter avant d’avoir fait le tour de toutes les objections possibles et d’avoir vérifié pas à pas chaque interprétation concevable. Il peut sembler une gageure de consacrer tout un gros volume à l’examen détaillé de cinq de nos épreuves portant sur les premières notions spatiales chez l’enfant. Mais, d’une part, ces questions en apparence si limitées ne sont qu’une occasion, pour les auteurs, de soulever les plus grands problèmes de l’existence des stades du développement intellectuel, de la consistance interne des épreuves (prélude au problème des structures d’ensemble), des « décalages » perturbant les synchronisations entre formations analogues, de l’existence d’une structure topologique initiale, du rôle de l’égocentrisme cognitif dans les structurations, etc. : bref, les questions les plus générales sont ainsi abordées à propos de ces expériences particulières. Mais, d’autre part, et précisément parce que celles-ci sont très limitées, elles permettent aux auteurs une analyse en profondeur, au cours de laquelle aucun détail ne leur a échappé, de manière à soumettre à un contrôle très fouillé, et d’autant plus précis que son champ est plus restreint, l’ensemble des grandes hypothèses qu’ils gardent constamment à l’esprit. Le risque est toujours, en effet, en présence de ces hypothèses générales, ou de leur attribuer quelque intérêt et de s’y fier trop rapidement, ou de mal en comprendre la portée et de se livrer à des critiques détaillées, mais d’autant plus faciles qu’elles portent à faux et passent à côté des questions essentielles (exemple le travail de Dodwell discuté au chap. XVII). Le grand mérite de ce livre est au contraire, répétons-le, d’avoir à la fois pleinement saisi la signification des hypothèses directrices les plus larges et de les soumettre à un examen critique, inexorablement minutieux, prudent et objectif. Il nous est difficile de ne pas exprimer à Monique Laurendeau et Adrien Pinard notre profonde reconnaissance pour les deux services inestimables qu’ils nous rendent ainsi et qui, par leur réunion même, sont aussi précieux l’un que l’autre.

L’une des nouveautés essentielles de cet ouvrage est en outre de porter sur un très grand nombre de sujets (enfants de 2 à 12 ans), mais qui demeurent les mêmes pour toutes les épreuves, ce qui permet alors une analyse précise de leur consistance interne. Cet examen, que l’on trouvera au chap. XVII, montre avec raison l’insuffisance d’une mise en corrélation, dont les résultats sont pourtant positifs : c’est en ce cas à l’analyse hiérarchique à fournir la démonstration, et elle est d’autant plus probante que ses résultats, très significatifs lorsqu’il s’agit de ce groupe homogène d’épreuves que sont les cinq questions spatiales étudiées, cessent de l’être lorsque l’on mélange des épreuves hétérogènes comme les épreuves spatiales et causales.

De cette consistance des épreuves, passons aux deux résultats essentiels obtenus par M. Laurendeau et A. Pinard, relatifs aux structures topologiques initiales et à l’égocentrisme spatial, et à la lacune non moins importante qu’ils signalent avec beaucoup de raison quant à nos connaissances sur la nature des « décalages ».

Sur le premier de ces points, l’existence de structures topologiques initiales, sans métrique ni coordination des points de vue, est assez naturelle puisque de telles formes d’organisation spatiale expriment les propriétés les plus générales de l’espace et les plus directement dépendantes des conditions de l’action même du sujet. Mais une objection souvent faite à cette interprétation est le caractère précoce des distinctions entre la curvilinéarité et la rectilinéarité, qui, d’un point de vue mathématique, sortent du champ des notions topologiques. On admirera sur ce point la subtilité de l’analyse des auteurs montrant comment c’est par des méthodes topologiques portant sur la coordination des voisinages que les distinctions sont découvertes par le jeune enfant.

Quant à la question de l’égocentrisme spatial, la minutieuse analyse des auteurs aboutit (fin du chap. XVII) à cette conclusion « que, dans la genèse des notions spatiales, à tout le moins, l’attitude égocentrique se manifeste avec assez de régularité pour laisser croire qu’elle procède d’une forme authentique et consistante d’organisation mentale ». Il convient peut-être d’ajouter à cela une remarque, tant le terme d’égocentrisme (dont nous nous servons de moins en moins) peut donner lieu à équivoques même sur le terrain spécifique de l’égocentrisme épistémique. Une telle notion comporte, en effet, deux aspects indissociables, l’un positif et l’autre négatif ou tout au moins limitatif. Ce second aspect se réduit à un défaut de décentration et c’est bien ce que les auteurs ont retrouvé sur le terrain de l’espace projectif, sous la forme d’une difficulté systématique à se libérer du point de vue propre et à le coordonner avec les autres (ceux-ci n’étant même pas encore conçus comme possibles en tant qu’« autres » ou différents du sien). Mais cet aspect négatif, d’un manque de décentration ou de coordination, est par ailleurs indissociable d’un caractère très positif, et que l’on observe en tous les domaines au niveau préopératoire (et pas seulement sur le terrain spatial) : c’est l’effort systématique de comprendre toute situation en l’assimilant à ce qui semble déjà connu et à ce qui paraît directement donné, c’est-à-dire à l’action propre en ses aspects immédiats (y compris la perspective propre, etc.). Si l’on s’en tient aux caractères négatifs de l’égocentrisme, c’est-à-dire aux déformations d’origine subjective auxquelles il aboutit, il peut naturellement paraître étrange de parler d’une « forme authentique et consistante d’organisation mentale ». Mais, que l’on songe à ces aspects très positifs que l’on observe, par exemple, dans le domaine du mouvement transitif où les sujets même très jeunes comprennent qu’un mobile A pousse un mobile B parce qu’ils ont eux-mêmes poussé ce mobile A : en de tels cas l’assimilation à l’action propre remplit une fonction cognitive indispensable, et il est alors naturel que les décentrations par rapport à cette action n’interviennent qu’ultérieurement. En d’autres termes, l’action jouant un rôle essentiel et central dans la connaissance, l’enfant doit d’abord exploiter ce rôle avant de pouvoir situer son action propre dans l’ensemble de celles qui présentent d’autres caractères ou sont à imaginer en d’autres perspectives. C’est d’un tel point de vue positif qu’il devient légitime de parler d’une « organisation mentale » primitive, dont le trait dominant est l’assimilation du réel à l’action, ce qui est très rationnel, mais dont le concomitant irrationnel est le primat de l’action et de la perspective propres, seules connues au départ.

Venons-en maintenant au problème essentiel des « décalages », à propos desquels les auteurs nous reprochent tour à tour d’en faire « un usage trop facile » et de ne pas en donner une théorie qui rende possible une « prédiction systématique ». Sur le premier de ces deux points, il convient de répondre que M. Laurendeau et A. Pinard reconnaissent la fréquence de tels décalages, dont, disent-ils, « il est impossible de contester l’existence », bien que tant d’auteurs les passent sous silence. Il semble donc excusable d’y recourir, et si le recours aux faits est assurément « facile », il ne l’est jamais « trop » tant qu’on ne peut pas déduire le réel. C’est donc la seconde question qui est essentielle : est-il possible, dans l’état actuel des connaissances, de fournir un modèle théorique des décalages analogue à celui que l’on peut espérer dans le domaine de la succession des stades ?

Toute connaissance procède d’un rapport, d’abord indissociable, entre un sujet qui construit des structures grâce à ses actions, et des objets sur lesquels portent de telles actions avec des résultats plus ou moins efficaces. Une fois connu un nombre suffisant de telles actions ou opérations, on peut, mais après coup, s’essayer à retracer les lois de leur développement. Et comme la logique n’est sans doute pas autre chose que la formalisation des coordinations les plus générales de nos actions et opérations, les étapes de ce développement pourront tôt ou tard s’exprimer sous la forme d’une filiation ou généalogie de structures prélogiques ou logiques de différents niveaux, ce qui laisse espérer la construction d’une théorie cohérente et même de certaines prédictions.

Les décalages résultent au contraire des résistances de l’objet et ce que nous demandent aujourd’hui les auteurs est de construire une théorie de ces résistances, comme s’il s’agissait d’une entreprise simplement parallèle à celle qui porte sur les actions et opérations du sujet. C’est là un projet excitant et il faut bien entendu y songer. Mais il convient dès l’abord de faire remarquer que si le sujet en ses actions témoigne toujours d’intelligence (ce qui facilite l’analyse), l’objet en ses résistances ne se comporte pas de même et dispose d’un nombre bien supérieur de facteurs : d’où deux questions préalables qui sont celle des méthodes d’approche et celle de l’unicité ou de la pluralité des formes de décalages.

Pour ce qui est des méthodes d’approche, le sujet étant donc « intelligent » à tout âge, il suffit déjà de l’observer puis de multiplier les épreuves, pour y voir relativement clair : par exemple l’étude si poussée de M. Laurendeau et A. Pinard sur cinq seulement de ces épreuves montre qu’entre les « intuitions » aventureuses des précurseurs et les analyses sérieuses des réalisateurs il n’y a pas au fond contradiction totale. Par contre, l’analyse des décalages, donc des résistances de l’objet, suppose des méthodes bien plus raffinées, puisque l’observation ne suffît plus à faire comprendre ce qui est, par sa nature même, une sorte de résistance à la logique du sujet. Il faut alors, pour atteindre la raison des décalages, décomposer les facteurs en étudiant la formation même d’une structure en des conditions rigoureusement déterminées, et faire varier tour à tour les conditions d’accélération et celles de résistance : seules donc seront instructives les méthodes d’apprentissage inaugurées à Genève par B. Inhelder, H. Sinclair et M. Bovet, et à Montréal par M. Laurendeau et A. Pinard, consistant à utiliser pour l’apprentissage les facteurs mêmes révélés par l’étude du développement. Il n’est donc pas question de faire de théories avant de connaître les résultats de telles études.

Quant à la pluralité possible des raisons de décalages, nous en voyons au moins trois catégories dont la dernière est la plus intéressante mais soulève encore un monde de problèmes.

La première de ces catégories est celle des conditions favorisant ou défavorisant le fonctionnement de la pensée et tenant souvent à la manière même dont sont posées les questions. Chacun sait, par exemple, qu’en une interrogation libre d’enfant, où les questions sont modifiées en fonction des réponses du sujet et où l’art de l’expérimentateur consiste à suivre ce sujet au lieu de trop le canaliser, il existe des différences notables entre les psychologues, les uns n’obtenant de leurs sujets que le minimum de ce qu’ils pouvaient rendre, tandis que d’autres excitent leur intérêt et les conduisent parfois jusqu’à franchir spontanément le seuil du stade dont ils étaient proches. De tels facteurs d’intérêt, de concrétisation des questions, etc., jouent un rôle évident et il y a souvent décalage entre, par exemple, les résultats d’interrogations rigoureusement standardisées et ceux des interrogations libres.

Une seconde catégorie de facteurs, plus importants théoriquement, tient aux relations entre les aspects figuratifs des dispositifs présentés et les aspects opératifs des problèmes à résoudre. Pour juger du niveau opératoire des sujets il convient, en effet, de leur soumettre des problèmes dont la solution ne peut pas être trouvée par simple lecture perceptive : en ce cas, la configuration perceptive du dispositif joue naturellement un rôle de résistance à vaincre et celle-ci peut varier considérablement d’une situation à une autre sans qu’on en puisse calculer d’avance les effets. On sait qu’en physique, qui est la plus avancée des sciences expérimentales et celle dont les modèles théoriques atteignent le plus haut niveau, les problèmes de frottement sont loin d’être entièrement dominés et comportent encore une multiplicité de cas d’espèces, bien que tous les facteurs soient en principe connus. Or la résistance des caractères figuratifs (perception, image, etc.) à la manipulation opératoire de ces données soulève des problèmes du même genre quant à leur complexité : on comprend après coup les raisons de tel ou tel décalage local, mais on serait bien embarrassé de formuler actuellement à ce propos des lois réellement générales.

Mais la troisième catégorie de facteurs est encore plus essentielle. Si l’objet peut résister à la structuration opératoire des sujets, c’est que l’objet existe indépendamment de lui et que cette existence indépendante se manifeste par une série de réactions causales plus ou moins bien comprises du sujet. Soumettre ces objets à un ensemble d’opérations logiques ou mathématiques, même les plus simples (sériations, classifications et inclusion, addition partitive, transitivité, conservation, etc.), suppose alors que ces structurations, et surtout les quantifications qu’elles comportent, ne rencontrent aucune résistance dans les relations causales que le sujet attribue à ces objets. Or, nous commençons seulement à analyser de façon quelque peu précise le développement de la causalité sur le terrain de la composition des mouvements et des forces, etc., et le problème est à la fois d’une richesse et d’une complexité insoupçonnées. C’est donc surtout de telles analyses que nous pouvons espérer quelque lumière sur cette troisième catégorie de facteurs de décalage.

Pour ne prendre qu’un exemple, le décalage assez systématique que l’on observe entre les conservations (et transitivités, etc.) de la quantité de matière, du poids et du volume apparaît comme beaucoup plus naturel lorsque l’on voit ces notions à l’œuvre dans les explications causales des enfants de 4-5 à 12-14 ans. En effet, le poids joue pour l’enfant un rôle causal bien plus grand que la quantité de matière et un rôle d’abord polyvalent (un « poids pour tirer », d’autres « pour pousser », « pour retenir », etc.) : jusque vers 7 ans le poids change alors d’un moment à l’autre en un même objet selon que l’on modifie, non pas même sa forme, mais sa position spatiale et sa fonction causale. En un verre d’eau, par exemple, le poids d’un caillou est censé varier selon qu’il est au fond ou à mi-hauteur, etc. De plus, en une tige suspendue le poids est localisé à son extrémité et, si la tige est placée obliquement, elle est prévue tomber en prolongeant le sens de cette inclinaison et non pas verticalement. Bref un grand nombre de réactions causales dont l’étude est en cours, rendent très naturel que la conservation du poids, à peine acquise vers 7-8 ans lors d’un simple changement de position de l’objet, ne soit découverte qu’ensuite pour ses changements de forme (et bien plus tard encore pour les changements d’état, solide ou liquide), tandis que ces raisons de retard n’interviennent pas pour la simple quantité de matière une fois dissociée du poids.

Quant au décalage entre les conservations du poids et du volume, c’est encore à des raisons causales qu’il faut songer, car l’invariance ou les variations de volume sont solidaires de schèmes dynamiques très tardifs tels que celui des parties d’un corps plus ou moins « serrées » ou desserrées, ou ceux de pression, etc. qui font appel à des actions et réactions et par conséquent à des opérations du niveau formel. De plus, si l’enfant dès 7-8 ans raisonne sur des suites linéaires à trois dimensions aussi facilement qu’à deux, le volume comme tel suppose probablement une compréhension du continu comme « ensemble de parties », ce qui implique aussi les opérations formelles.

En un mot, les facteurs de décalage de cette troisième catégorie ne sauraient être précisés sans une connaissance assez poussée de multiples aspects actuellement à l’étude de la causalité et l’on ne saurait donc fournir une théorie de ces décalages sans une réorganisation complète de nos idées sur le développement des explications causales, ce à quoi nous travaillons encore sans discontinuer.

Les diverses remarques que nous présentons ici en guise d’introduction semblent s’être éloignées de plus en plus de l’objet d’études de cet ouvrage, qui est strictement limité à l’espace. Mais répétons-le, le grand mérite de M. Laurendeau et d’A. Pinard est d’avoir fouillé en profondeur un très petit sujet, quant à ses dimensions de départ, pour en arriver à une discussion précise de très grands problèmes, et ils ont pleinement réussi ce tour de force. C’est donc sur le terrain de ces larges questions qu’il convenait de situer cette introduction, puisque nos auteurs sont d’admirables critiques auxquels n’échappe aucune difficulté, visible ou latente. À comparer leur œuvre à tant de travaux reprenant la discussion de nos résultats d’une manière superficielle faute de compréhension réelle des problèmes généraux en jeu, on ne peut que se féliciter du mérite exceptionnel que comporte un ouvrage unissant de façon si étroite le contrôle expérimental et la vision théorique.