Préface. Introduction à la psychiatrie biologique (1979) a 🔗
Le très bel ouvrage dont le Prof. Tissot m’a fait l’honneur de me demander de le préfacer me paraît différer de tout autre écrit que j’ai pu lire sur des sujets analogues en ce qu’il présente une double originalité : d’une part, il témoigne d’un degré d’interdisciplinarité que je n’ai jamais rencontré aussi élevé ni aussi réel (ceci en opposition avec les essais demeurant « pluridisciplinaires », ce qui n’est nullement pareil) ; d’autre part, il ne se borne pas à de multiples appels à la psychologie, ce qui est naturel (et encore ?) pour un psychiatre, mais il va jusqu’à se placer constamment, dès le départ et jusqu’à ses réflexions finales, en une perspective épistémologique, ce qui est inattendu et se révèle extrêmement fécond, à un double point de vue : celui de l’épistémologie du chercheur lui-même, donc de la science psychiatrique, dont Tissot fait un examen lucide des notions employées, mais aussi, ce qui est bien plus remarquable, celui de l’épistémologie du sujet comme tel, en son fonctionnement mental et notamment cognitif, l’épistémologie étant en ce cas la théorie des relations d’adéquation (suffisante ou déformée) entre les connaissances élaborées par le sujet et leurs objets, extérieurs ou internes.
En ce qui concerne l’esprit et les méthodes interdisciplinaires, j’ai connu un temps où (notamment à la Salpêtrière et à Sainte-Anne) les psychiatres étaient traités de haut par les neurologistes et le leur rendaient en partie, et où les psychiatres eux-mêmes étaient divisés en organicistes, considérant la psychologie comme un pur verbalisme ou une simple phénoménologie descriptive et en mentalistes centrés sur une psychologie mais qui se réduisait à la psychanalyse (je ne parle pas de mes maîtres d’alors, E. Bleuler à Zurich, puis P. Janet à Paris, qui étaient de grands créateurs sortant des cadres habituels). Dans la suite, une certaine unité s’est faite entre les deux tendances psychiatriques mais encore en ne retenant de la psychologie que les travaux sur la vie affective et la psychanalyse. À lire Tissot, on est enchanté au contraire de le voir à l’aise dans la neurologie biophysique et biochimique, où il présente entre autres une hypothèse uniciste personnelle témoignant à la fois de son esprit de synthèse et de son besoin de vérification (chapitres 5 et 6) aussi bien que dans l’étude et l’utilisation des facteurs psychologiques. Or, sur ce terrain, il est très loin de s’en tenir aux facteurs affectifs habituels : il est renseigné sur toutes les questions et parle avec la même compétence de la prise de conscience, de l’assimilation et de l’accommodation, de la mémoire, des rapports entre la conscience et l’inconscient, que de la vigilance, de la fonction symbolique et de la causalité elle-même.
Cette dernière nous ramène à l’esprit épistémologique de l’ouvrage en son ensemble. On est d’abord frappé de la culture historico-critique de ce spécialiste des maladies mentales : il se réfère aussi bien à Pythagore, Pascal, Leibniz, au mécanisme cartésien qu’aux contemporains tels que Brunschvicg, etc., et on reconnaît là l’auteur qui, dans sa leçon d’ouverture en notre Faculté de médecine, n’a pas craint de discuter entre autres de la nature endogène et idéale des êtres logico-mathématiques en leurs rapports avec les réalités physiques et biologiques. Tissot me fait souvent l’honneur de citer mes travaux et il en a utilisé plusieurs en ses études antérieures pour analyser les relations entre les désintégrations séniles et les intégrations propres au développement de l’enfant : c’est qu’il a compris que je n’étais pas un vrai psychologue et que si j’ai pu étudier des domaines différents de celui des épreuves, si souvent limitées et artificielles dont se contentent les behavioristes, c’est que j’ai emprunté tous mes problèmes à l’épistémologie des disciplines scientifiques et à l’histoire des sciences (conservations, opérations, etc.).
Il résulte de cette double qualité interdisciplinaire et épistémologique de l’ouvrage de Tissot qu’il se donne de la biologie une notion beaucoup plus large et prometteuse qu’on ne le fait d’habitude. À voir son titre, le lecteur non prévenu s’attend à un traité ne contenant que la matière de sa deuxième partie, donc les analyses physiologiques et physico-chimiques. Or, pour l’auteur, la biologie est en fait l’étude de toutes les adaptations (réussies ou anormales) de l’organisme à son milieu. En cela (et cela est vrai des animaux inférieurs à l’homme) l’une des adaptations essentielles de l’organisme est son comportement cognitif (du « savoir-faire » propre à l’instinct jusqu’à la connaissance humaine et scientifique). Il en résulte que la « théorie de la connaissance » ou épistémologie plonge ses racines dans l’analyse biologique, et que, comme le dit si bien Tissot en son chapitre 3 une « Biologie en devenir », c’est-à -dire rationnellement généralisée, une fois « intégrée dans le cercle des sciences » (au sens où nous avons pris ce terme) doit englober l’étude de la connaissance, puisque toute connaissance, si abstraite soit-elle, est née des actions et opérations du sujet dont la source est elle-même à situer dans les comportements les plus élémentaires. Plus brièvement dit, un organisme vivant est à la fois un objet et un sujet, et étudier l’un de ces aspects sans l’autre revient, comme le disait si bien jadis le grand physicien Ch. E. Guye (le premier qui a vérifié en laboratoire la relativité einsteinienne), à considérer toute limitation dans les frontières d’une science comme des sortes d’artéfacts qui faussent les perspectives en diminuant sa généralité.
Quant aux multiples problèmes spéciaux abordés dans cet ouvrage, presque chacun d’eux donne lieu à des remarques nouvelles et originales de l’auteur. Deux d’entre elles m’ont particulièrement intéressé. La première, qui est fondamentale, est l’hypothèse « heuristiquement valable » d’« une homéomorphie des mécanismes d’équilibre des structures affectives et cognitives », d’où cette conséquence essentielle que les symptômes neurotiques ne peuvent, sans pétition de principe, être attribuables à de seuls facteurs affectifs, sans concomitants cognitifs. J’ai souvent soutenu (sans m’aventurer dans le domaine pathologique) que les premiers jouent, dans le fonctionnement normal de la pensée, un rôle indispensable de moteurs, mais sans modifier les structures cognitives. Par contre, s’il s’agit de solidarité et d’équilibration globales intéressant simultanément les deux domaines, il va de soi que l’objection tombe selon laquelle la solution d’un problème cognitif demeure finalement la même pour celui qui s’y intéresse affectivement et celui qui ne l’aborde qu’avec des résistances de toutes sortes. Quant à la différence des fonctionnements aboutissant en son terme à la solution ou à son échec, Tissot montre avec lucidité que la névrose ou l’angoisse ne tiennent pas à un primat de l’assimilation ou de l’accommodation seules mais à une « rupture de l’homéostase du sujet qui n’arrive plus à fermer ses schèmes d’action sur le monde extérieur ». Cela revient donc à dire que là où la psychiatrie courante ne voit que des perturbations affectives, Tissot y discerne avec raison un mécanisme d’ensemble au sein duquel le mécanisme affectif ne joue ni comme effet ni comme cause mais comme aspect ou sous-système inséparable du cognitif. Cette interdépendance va si loin qu’un auteur américain, Melvin Weiner (The Cognitive Unconscious: A Piagetian approach to Psychotherapy) est allé jusqu’à utiliser nos épreuves opératoires en un ordre gradué de difficultés pour rendre confiance en eux-mêmes à des névrosés de différentes sortes.
Un autre domaine où les remarques de Tissot m’ont particulièrement frappé est celui de la prise de conscience. On y trouvera une analyse critique extrêmement pénétrante de la ou des solutions freudiennes successives et une utilisation spécialement suggestive de l’hypothèse d’une conceptualisation à partir d’un niveau où l’action propre demeure inconsciente en ses coordinations, la conscience ne portant alors que sur ses résultats au sein des interdépendances avec les objets extérieurs.
Mais le but d’une préface n’est pas de reprendre tous les problèmes abordés en un ouvrage et je me borne ici à répéter combien sont nouvelles et fécondes les idées de R. Tissot sur l’élargissement nécessaire d’une biologie encore « en devenir » (chapitre 3) et sur l’utilisation obligée d’une perspective épistémologique si l’on veut atteindre les activités profondes du sujet en son inconscient cognitif autant qu’affectif et en son équilibration générale par rapport au réel sans se contenter d’un appel à des fonctionnements physiologiques ou psychologiques particuliers et artificiellement isolés au sein d’une totalité si difficile à saisir.