Schèmes d’action et apprentissage du langage. Théories du langage, théories de l’apprentissage. Le débat entre Jean Piaget et Noam Chomsky (1979) a

Nous aimerions en quelques mots expliquer pourquoi nous croyons le langage solidaire des acquisitions faites au niveau de l’intelligence sensori-motrice. En effet, celle-ci contient déjà toute une logique, en action puisqu’il n’y a pas encore de pensée, ni de représentation, ni de langage. Mais ces actions sont coordonnées selon une logique qui contient déjà de multiples structures, qui se développeront plus tard d’une manière spectaculaire. Il y a tout d’abord, bien sûr, une généralisation des actions. Par exemple, l’enfant est devant un objet suspendu, il essaie de le saisir, n’y réussit pas mais fait balancer l’objet ; il est alors très intéressé, il continue à taper dedans pour le faire balancer, et, par la suite, toutes les fois qu’il voit un objet suspendu, il le pousse et il le fait balancer. C’est un acte de généralisation qui témoigne, bien sûr, d’un début de généralisation logique ou d’intelligence. Le phénomène fondamental au niveau de cette logique des actions est l’assimilation, et j’appellerai assimilation l’intégration de nouveaux objets ou de nouvelles situations et événements à des schèmes antérieurs ; j’appelle schème ce qui résulte des généralisations dont je viens de donner un exemple, à propos de l’objet suspendu. Ces schèmes d’assimilation, ce sont des sortes de concepts, mais des concepts pratiques. Ce sont des concepts en ce sens qu’ils comportent la compréhension (j’oppose compréhension à extension, conformément à l’usage français en logique) ; ce sont des concepts à compréhension, c’est-à-dire qu’ils portent sur les qualités et les prédicats, mais il n’y a pas encore d’extension ; autrement dit, l’enfant reconnaît un objet suspendu, c’est la compréhension, mais il n’a pas le moyen de se représenter l’ensemble des objets suspendus. Et s’il n’y a pas d’extension c’est faute d’évocation, car, pour arriver à se représenter l’ensemble des objets possédant la même qualité, il faut naturellement une capacité d’évocation, donc de représentation : c’est ce que permettra la fonction symbolique ou sémiotique qui se constituera bien plus tard, mais qui n’est pas donnée au départ, d’où les limitations de ces concepts pratiques que j’appelle des schèmes d’assimilation.

Par contre, s’il n’y a pas encore d’extension, il y a des coordinations de schèmes, et ce sont ces coordinations qui vont constituer toute la logique sensori-motrice. Voici un exemple de coordination : supposez un objet qui est posé sur un autre ; la relation posé sur peut être coordonnée avec l’action de tirer, et l’enfant va tirer vers lui un objet posé sur la couverture de manière à pouvoir l’atteindre. Quant à la manière de vérifier qu’il y a bien coordination, il suffit de mettre l’objet un peu plus loin que le support : si l’enfant continue à tirer, c’est qu’il n’a rien compris et qu’il n’y a pas de coordination, tandis que, s’il attend que l’objet soit dessus et qu’il tire, il y a bien coordination. On trouve en plus dans cette logique sensori-motrice toutes sortes de correspondances ou de morphismes pratiques, morphismes au sens mathématique ; on trouve des relations d’ordre, bien entendu : les moyens sont antérieurs à l’arrivée au but, ils doivent être ordonnés selon une certaine séquence ; on trouve des emboîtements, c’est-à-dire qu’un schème peut être emboîté dans un autre à titre de schème particulier ou de sous-schème ; bref, on trouve toute une structure qui annonce la structure de la logique.

Revenons à mon premier problème : comment le sujet va-t-il passer de cette logique de l’action à une logique conceptuelle ? J’entends par logique conceptuelle celle qui comporte représentation et pensée, donc les concepts en extension et pas seulement en compréhension. Ce passage à la logique conceptuelle est essentiellement une transformation de l’assimilation. Jusqu’ici, l’assimilation était l’intégration d’un objet à un schème d’action ; par exemple, cet objet peut être saisi, cet autre objet peut être saisi, etc., tous les objets à saisir sont assimilés, incorporés à un schème d’action qui est l’action de saisir. Tandis que la nouvelle forme d’assimilation qui va se constituer et permettre la logique conceptuelle, c’est une assimilation entre les objets, et non plus seulement entre les objets et un schème d’action ; autrement dit, les objets seront assimilés directement les uns aux autres, ce qui va permettre l’extension. Mais cela suppose, bien entendu, l’évocation ; pour cela, il faut une nécessité d’évoquer, c’est-à-dire de penser à quelque chose qui n’est pas actuellement et perceptivement présent. Alors, d’où vient cette évocation ? C’est ici que nous voyons se constituer la fonction symbolique ou sémiotique dont j’ai parlé à l’instant.

La fonction symbolique ou sémiotique se constitue durant le courant de la seconde année et me parait d’une très grande importance pour notre problème. Le langage en est naturellement un cas particulier, mais ce n’est qu’un cas particulier, particulièrement important, je ne le nie pas du tout, mais un cas limité dans l’ensemble des manifestations de la fonction symbolique 1.

Chomsky me dira peut-être que c’est de la sémantique et que la sémantique est moins intéressante que la syntaxe pour notre problème, mais je prétends qu’il y a là une syntaxe, une syntaxe logique bien entendu, puisqu’il s’agit de coordinations de schèmes et de coordinations qui jouent un rôle fondamental dans la logique ultérieure. L’imitation me paraît avoir un très grand rôle dans la formation de la fonction sémiotique. J’entends par imitation non pas l’imitation d’une personne : ce n’est pas le geste d’une personne qu’a imité l’enfant, c’est l’imitation d’un objet, c’est la copie par gestes des caractères de l’objet : l’objet a un trou qu’il faut agrandir, et cet agrandissement est imité par le mouvement d’ouvrir et de fermer la bouche. Cette imitation joue un très grand rôle parce qu’elle peut être motrice, comme dans le cas que je viens d’indiquer, mais elle se prolonge ensuite en imitation intériorisée, et je prétends que l’image mentale n’est autre, au point de départ, qu’une imitation intériorisée engendrant alors des représentations.

Une autre forme de fonction symbolique est le jeu symbolique. Avant cet âge que nous considérons maintenant, il y a bien sûr du jeu ; le bébé joue très tôt, mais les jeux initiaux, antérieurement à ce niveau, sont des jeux par répétition d’une action par ailleurs sérieuse. L’enfant a pu exercer son pouvoir, par exemple dans le fait de balancer l’objet suspendu, puis ensuite il s’amuse simplement pour le plaisir d’exercer son pouvoir, c’est un jeu de simple exercice ou répétition, et il n’y a là encore aucun symbolisme. Tandis qu’au niveau que nous considérons maintenant débute le jeu symbolique, celui qui évoque une situation non actuelle, non perceptible, au moyen de gestes 2.

J’aimerais citer, comme troisième exemple, l’imitation différée ; on appelle en psychologie imitation différée celle qui débute en l’absence du modèle.

C’est le contexte dans lequel débute le langage ; vous voyez donc mon hypothèse : les conditions du langage font partie d’un ensemble plus large, préparé par les différents stades de l’intelligence sensori-motrice. On peut en distinguer six, notablement différents par leurs acquisitions successives, mais il m’a suffi de caractériser en gros la logique sensori-motrice et puis l’apparition de cette fonction symbolique. C’est à ce moment qu’apparaît le langage, et il peut bénéficier alors de tout ce qui a été acquis par la logique sensori-motrice et par la fonction symbolique, au sens large où je prends ce terme, le langage n’en étant qu’un cas particulier. Je pense donc qu’il y a une raison à ce synchronisme et une parenté entre l’intelligence sensori-motrice et la formation du langage ; la formation de la fonction symbolique, qui est un dérivé nécessaire de l’intelligence sensori-motrice, permet l’acquisition du langage, et c’est pourquoi, pour ma part, je ne vois pas la nécessité de conférer l’innéité aux structures (sujet, prédicat, relations, etc.) que Chomsky appelle « noyau fixe ». Je suis d’accord avec Chomsky quant à sa nécessité, je ne crois pas à l’innéité étant donné que les faits précédents en expliquent parfaitement la formation. Autrement dit, et sur ce point je suis entièrement du même avis que Chomsky, le langage est un produit de l’intelligence, et non pas l’intelligence un produit du langage. Voilà les quelques faits que je voulais mettre à votre disposition pour la discussion sur les relations entre le langage et l’intelligence ou la pensée.

Il convient, en outre, de préciser que ce synchronisme a une signification en tant que synchronisation car, dans l’hypothèse de l’innéité, on ne voit pas pourquoi le langage n’apparaîtrait pas six mois plus tôt ou une année plus tôt ou plus tard. Pourquoi cette synchronisation ? Cela ne me paraît pas un effet du hasard. Et puis, si on veut introduire l’innéité pour le langage, pourquoi ne pas l’introduire pour la fonction symbolique en son ensemble et, finalement, pour n’importe quoi de général ?

Discussion

Noam Chomsky. Il est indéniable que l’enfant fait beaucoup de choses avant d’apprendre le langage. La question qu’il convient de soulever est de savoir quelle est la relation entre les choses que fait l’enfant avant le développement du langage et les aspects particuliers de la structure du système qui se développe. Or, la position de Piaget diffère radicalement de celle d’Inhelder, et il importe de ne pas perdre cela de vue, dans la mesure où bien des questions s’articulent sur ce point. Inhelder a soutenu (voir p. 203) que certains aspects de la nature du langage sont en relation avec les constructions de l’intelligence sensori-motrice ou d’autres éléments du développement intellectuel. Je n’ai rien à objecter à cette position, je n’ai rien à en dire. Mais la position de Piaget est beaucoup plus forte : pour lui, il est inutile de postuler une structure innée pour rendre compte des aspects particuliers de la structure sémantique du langage ou, dirait-il sans doute, de sa structure syntaxique, ou d’ailleurs de sa structure phonologique (je ne fais là qu’extrapoler ce qu’il a dit).

Jean Piaget. J’ai déjà dit que toutes les conduites comportent un aspect d’inné et un aspect d’acquisition, mais qu’on ne sait pas où mettre la frontière. Je n’ai jamais nié qu’il y ait quelque chose d’inné dans le fonctionnement, on n’a jamais réussi à faire un homme intelligent d’un imbécile.

N. Chomsky. Je l’admets, mais cela contredit l’autre point de vue, car, si la structure du langage comporte des éléments d’innéité, alors il est faux qu’il soit inutile de postuler des structures innées. On ne peut pas avoir les deux en même temps, c’est l’un ou c’est l’autre. Quoi qu’il en soit, mettons de côté cet aspect de logique et venons-en à la question concrète qui vient d’être évoquée.

Nous avons admis qu’un certain nombre de choses se passent antérieurement au développement du langage ; nous voulons savoir quelle est, si tant est qu’il y en ait une, la relation entre ces choses qui se passent avant le développement du langage et le système qui se fait jour. Et, pour corriger au passage ce qui m’est apparu comme une erreur persistante dans une grande partie de cette discussion, je dirai qu’il n’est pas vrai que j’aie (ou que les linguistes en général aient) des raisons particulières de vouloir exclure la sémantique, ou la pragmatique, ou quoi que ce soit, de la discussion. En fait, les exemples que j’ai donnés dans ma communication (voir ch. I) font tous intervenir la sémantique d’une certaine façon. Je repousse donc la remarque de Piaget ou d’autres remarques antérieures selon lesquelles, à mes yeux, la syntaxe est intrinsèquement plus intéressante que la sémantique. Néanmoins, il en est effectivement ainsi sur un point, point important qui a rapport à cette discussion : pourquoi la syntaxe, ou les zones d’interaction de la syntaxe et de la sémantique que nous discutons sont-elles plus intéressantes ? Ce plus grand intérêt tient au fait que dans ces domaines on a des résultats, que des principes ont été proposés et que, naturellement, le sujet devient intellectuellement plus intéressant dans la mesure où l’on note des résultats. Il existe d’autres domaines de la sémantique pour lesquels nous souhaiterions posséder des résultats, nous aimerions avoir des principes sur la nature des concepts du langage, mais malheureusement de tels résultats font défaut, si ce n’est au niveau le plus superficiel. C’est pour cette raison et pour cette raison seule que de nombreux domaines de la sémantique ne présentent pas grand intérêt pour moi relativement à cette discussion. On pourrait d’ailleurs se demander pourquoi les résultats manquent dans ces secteurs. Il se peut qu’il n’y ait pas de résultats à attendre, c’est-à-dire que la sémantique, pour une large part, constitue éventuellement un sujet sans intérêt, sans profondeur. Il se peut aussi qu’il y ait quelque chose de profond à découvrir et que nous ne l’ayons pas encore trouvé. Mais, quelle que puisse être la réponse, j’estime que, pour cette discussion, nous devrions nous intéresser aux aspects du langage qui comportent des résultats significatifs, c’est-à-dire des principes généraux non triviaux, d’une grande portée empirique et d’une grande puissance explicative, qui ne sont pas évidents de manière superficielle (j’en ai mentionné quelques-uns que je considère comme tels et qui intéressent la syntaxe et la sémantique).

Si nous nous intéressons aux secteurs dans lesquels existe un certain nombre de résultats (et, comme je l’ai suggéré antérieurement, nous rencontrons l’image d’un système intégré assorti de principes relativement complexes qui conduisent à des phénomènes assez surprenants et fournissent l’explication d’un éventail intéressant de faits), la question qu’il convient de poser est la suivante : de quelle manière la structure spécifique de cet organe mental particulier est-elle reliée à ce que fait l’enfant avant que le système apparaisse ? Cette question appelle un certain nombre de réponses possibles : l’une d’elles pourrait être qu’il n’y a pas de relation ; le fait qu’il y a une succession temporelle, une progression régulière, n’est pas très impressionnant. La maturation sexuelle suit l’acquisition du langage, mais nous n’en conclurions pas que l’acquisition du langage détermine la forme de la maturation sexuelle, par exemple. Il existe une quantité de raisons pour lesquelles les choses apparaissent dans un ordre régulier, qui peut avoir affaire avec le développement des dendrites, par exemple. Quantité de choses étranges se passent dans le cerveau entre 2 et 4 ans, les structures dendritiques se développent abondamment, et cela peut-être intervient dans le fait que le langage se développe. Quantité d’autres phénomènes se passent dont nous savons fort peu de chose, mais il ne serait certainement pas surprenant que la progression régulière que nous constatons soit en relation avec des phénomènes biologiques liés à cet organe extraordinairement complexe, particulièrement mal connu, en raison peut-être de sa complexité. L’ordre de la progression ne me paraît donc pas montrer grand-chose.

Revenons-en à notre question : quelle est la relation entre ces réalisations temporellement premières de l’enfant et la structure spécifique du système qui apparaît ? On pourrait peut-être éventuellement adopter, au moins parfois, la position forte de Piaget, à savoir, que tous les aspects de cet organe mental sont déterminés par les constructions de l’intelligence sensori-motrice. C’est, selon moi, ce que signifie l’affirmation de l’inutilité de postuler des formes spécifiques de l’innéité. À mon point de vue, les arguments contre cette position sont, pour le moment, écrasants : il m’apparaît que, dans tous les cas où on dispose d’un principe apparemment plausible concernant la nature de ce système, ce principe ne présente aucune relation démontrable avec les constructions de l’intelligence sensori-motrice. La forme forte de cette thèse me paraît donc inacceptable. Je n’ai évidemment rien contre le fait qu’on la propose à titre d’hypothèse pour des découvertes futures, mais je ne vois pas la moindre solidité à cette hypothèse aujourd’hui. Pourrait-on faire intervenir une conception plus faible ? Les constructions de l’intelligence sensori-motrice pourraient-elles, par exemple, être une condition nécessaire de l’émergence du langage ? Cela peut s’étudier de différentes façons et, par exemple, comme l’a suggéré Jacques Monod précédemment (voir p. 211). Si les constructions de l’intelligence sensori-motrice sont une condition nécessaire du développement du langage, leur entravement devrait entraîner celui de l’intelligence qui mène à l’acquisition du langage ; si elles sont drastiquement réduites, le langage devrait être virtuellement éliminé. Si on adopte donc cette position faible (qui est peut-être juste, mais je n’ai pas de doctrine), selon laquelle les constructions de l’intelligence sensori-motrice sont une condition nécessaire de l’acquisition du langage, il faut alors faire un certain nombre de prévisions, procéder à leur examen, par exemple dans le cas des quadriplégiques. J’ignore si on a cherché à voir ce qui se passe dans ce dernier cas, mais je prévois, quant à moi, qu’on n’observerait pas la moindre relation, et que, si toutefois on en observait une, ce serait tout au plus une relation tout à fait marginale entre déficits graves, rendant virtuellement impossible le développement d’un tel enfant, son accès à toutes les choses dont a parlé Piaget et l’acquisition par lui du langage. Une fois encore, j’ignore si cela a été systématiquement étudié, mais nous possédons toutefois certains résultats significatifs. On a, par exemple, abondamment étudié le taux d’acquisition du langage chez les enfants aveugles : ceux-ci présentent sinon une réduction de 100 %, du moins une réduction importante de la capacité de développer les constructions de l’intelligence sensori-motrice, en particulier pour ce qui met en jeu le monde visuel. Dans ce cas, toutefois, il apparaît que les enfants aveugles acquièrent le langage plus rapidement que les enfants voyants, ce qui, à certains égards, n’est pas tellement surprenant, car ils en sont davantage dépendants. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas dans ce cas d’affaiblissement linguistique, et, s’il s’agissait d’un enfant paralysé, la prévision que je ferais serait qu’il n’y aurait pas d’effet sensible sur le développement de son langage. S’il en est bien ainsi, on voit mal en quel sens on pourrait soutenir la thèse plus faible, qui fait des constructions de l’intelligence sensori-motrice une condition nécessaire de l’acquisition du langage. Cependant, cette thèse pourrait être exacte en un sens encore plus faible, suggéré précédemment par Fodor : il pourrait se faire que le développement des schèmes d’action ait une fonction déclenchante. C’est quelque chose qu’on connaît en biologie — par exemple avec un analogue du problème de l’acquisition du langage : les structures de Hubel-Wiesel, structures qui sous-tendent l’espace visuel 3. Depuis les recherches commencées il y a dix ou quinze ans et visant à déterminer les réactions de cellules isolées à l’aide de micro-électrodes, une masse d’informations a été recueillie sur la structure extrêmement spécifique du traitement le plus superficiel dans le cortex visuel. L’un des sous-produits de ces recherches fut la théorie selon laquelle ces structures dégénèrent, et ne fonctionnent que si elles sont soumises à une certaine expérience de déclenchement ; autrement dit, à moins que le chaton ne rencontre une structure de stimulation à l’âge approprié, ces systèmes dégénèrent purement et simplement, une dégénérescence neuronale se produit. La lumière diffuse ne suffit pas pour maintenir les systèmes en fonction, et, naturellement, la cécité les détruit de manière très significative. Bien évidemment, la structure de stimulation ne détermine pas ce que fait le système, elle ne fait essentiellement que ce pourquoi elle est conçue. L’expérience vécue ne changera pas un chaton en pieuvre. Mais la structure (pattern) de stimulation détermine l’activation du système. C’est un peu comme quand on met le contact dans une automobile : pour qu’une auto démarre, il est nécessaire que l’on tourne la clé de contact, mais cet acte ne détermine pas la structure du moteur à combustion interne. Cette structure fera ce qu’elle doit faire lorsque vous la lancerez avec la clé. Il est parfaitement possible et concevable que certains types d’interaction avec le monde extérieur remplissent une fonction de déclenchement pour l’acquisition du langage ; c’est là une théorie encore plus faible, parmi celles que l’on pourrait proposer, et je ne saurais dire si elle est vraie ou fausse. À ma connaissance, il n’y a aucune raison de lui accorder du crédit pour le moment. La seule raison qui ait été proposée, pour autant que je sache, est cette progression ordonnée, dont j’ai dit qu’elle ne constituait pas une preuve très importante, et aussi le fait qu’il existe des similitudes, d’une portée générale faible, entre certaines des choses qui se produisent dans le langage et certaines de celles qui se produisent ailleurs : représentation, schèmes, enchâssement, ordre temporel et ainsi de suite. Toutefois, dès qu’on considère l’un quelconque des aspects particuliers du langage, sémantique ou syntaxique, pour lequel on dispose de résultats non triviaux (disons, une fois de plus, que j’entends par là des principes d’une certaine généralité qui ont un pouvoir explicatif), il apparaît qu’il n’y a pas de ressemblance, pas de similitude, pas de relation entre ces principes et des constructions connues de l’intelligence sensori-motrice. Cela ne veut pas dire que quelqu’un ne découvrira pas un jour de telles relations. Il se trouve que je ne vois aucune relation et, à ma connaissance, personne n’a rien proposé qui permette de dire qu’une telle relation existe. Je dirais donc qu’une approche rationnelle consisterait à supposer que, dans le domaine où nous avons certains résultats non triviaux concernant la structure du langage, les principes d’organisation qui déterminent les structures spécifiques du langage font simplement partie de l’état initial de l’organisme. Dans l’état actuel de nos connaissances, ces principes ne se généralisent pas, c’est-à-dire qu’on n’en connaît pas d’analogues dans d’autres domaines de l’intelligence (il se peut qu’il y en ait partiellement, mais cela reste à voir). Je crois rationnel de tirer cette conclusion à partir du peu que nous connaissons. Qui plus est, pour reprendre une remarque de Fodor (voir ch. vi), c’est d’une certaine façon « l’hypothèse nulle ». Même s’il n’y avait aucune preuve d’aucune sorte, je dirais que c’est là une conjecture raisonnable, car il est difficile d’imaginer autre chose. Par exemple, s’il existe des constructions de l’intelligence sensori-motrice ou des concepts particuliers qui se développent de façons particulières, j’estimerais, comme Fodor l’a fait valoir, que dans ces cas également il nous suffira de supposer que les concepts eux-mêmes sont essentiellement déterminés de manière innée, étant donné que nous ne connaissons aucune autre façon de rendre compte de leur acquisition. Aussi, la découverte (si c’en est une, et pour moi il me paraît que c’en est une) de ce que je considère comme une preuve puissante du caractère inné des aspects particuliers du langage me paraît constituer une vérification de l’hypothèse nulle ; vérification intéressante, mais non surprenante.

Bärbel Inhelder. Je voudrais poser une question un peu plus générale : croyez-vous possible qu’il y ait un langage élaboré dans ces cas de déficit très important, sans qu’il y ait un déficit de pensée ?

N. Chomsky. Cela ne saurait guère être, car le langage est très profondément engagé dans de nombreux aspects de la pensée. Je ne crois pas que la pensée soit simplement un discours silencieux, mais, toutefois, une part considérable de ce que l’on appelle la pensée consiste uniquement en une manipulation linguistique. Il s’ensuit que, s’il y a déficit important du langage, il y aura déficit important de la pensée. Je ne vois pas ce qu’on peut dire d’autre.

Jerry Fodor. On commet constamment une erreur stupide en répétant la banalité selon laquelle le langage s’appuierait sur le développement conceptuel : personne n’apprendrait le mot « chat » sans savoir ce qu’est un chat. De toute évidence, on ne peut apprendre un mot qui exprime un concept que l’on ne possède pas. Le problème est de savoir si oui ou non on affirme ainsi quelque chose de plus profond que cela.

Lorsque Piaget dit qu’il est d’accord avec une interprétation comme celle de Chomsky et comme la mienne — à savoir que le langage s’appuie sur l’intelligence et non l’inverse — , je pressens deux options que je refuserais volontiers toutes les deux : il me paraît assez peu probable qu’il y ait un sens à considérer le langage comme une construction de nos principes généraux d’intelligence. Cela est presque aussi peu probable que le fait que l’intelligence soit une construction issue des principes généraux du langage.

N. Chomsky. Une telle interprétation ne pourrait être soutenue que par un véritable watsonien, quelqu’un qui croit que la pensée est du discours silencieux.

Seymour Papert. Il existe des enfants sourds qui ne parlent pas et qui pensent assez correctement.

N. Chomsky. Je crois évident que la pensée est un domaine tout à fait différent du langage, bien que le langage soit utilisé pour l’expression de la pensée et que, pour une bonne part de la pensée, nous avons absolument besoin de la médiation du langage.

Dan Sperber. Il y a un argument de Piaget auquel, il me semble, Chomsky n’a pas tout à fait répondu. Si je comprends bien Piaget, il ne se contente pas de noter la simultanéité de l’apparition du langage et de celle de l’activité symbolique. Cette simultanéité prend toute son importance à ses yeux du fait qu’il voit dans ces deux phénomènes deux aspects d’une même fonction sémiotique. Une correspondance à la fois dans le temps et dans la fonction a une valeur argumentative plus forte qu’une seule correspondance dans le temps, la seule qu’ait envisagée Chomsky dans sa réponse.

Cela dit, même en rétablissant ainsi l’argument de Piaget dans toute sa force, il est encore trop faible pour emporter la conviction. Certes, l’activité imitative, d’une part, et l’activité langagière, d’autre part, ont en commun d’être des comportements expressifs. Mais est-ce que ce point commun suffit à postuler une fonction commune, la fonction sémiotique ? On peut vraiment en douter. Par exemple, nul n’est tenté de penser que toutes les parties protubérantes du corps, le nez, les oreilles, les doigts et que sais-je encore, ont une fonction commune et devraient constituer l’objet d’étude d’une branche particulière de la biologie. De même que l’existence d’un caractère expressif commun au comportement imitatif et au langage ne suffit pas à justifier l’hypothèse d’une fonction sémiotique propre. C’est d’ailleurs une hypothèse que j’ai tenté de réfuter plus directement et plus longuement dans mon livre Le Symbolisme en général 4. Si bien que, même en restituant à l’argument de Piaget toute sa force initiale, il est encore loin de faire le poids.

N. Chomsky. Je suis d’accord sur ce point, et j’ajouterai qu’une autre façon de l’exprimer serait peut-être de dire que j’aurais exclu la fonction sémiotique de la discussion, pour nous en tenir aux règles fondamentales selon lesquelles nous devrions considérer des domaines où des principes non triviaux ont été découverts. Je ne pense pas qu’il y ait quelque chose de tel à dire sur la fonction sémiotique.

S. Papert. Je voudrais poser une simple question et demander si vous ne preniez pas un peu à la légère la coïncidence mentionnée par Piaget en disant qu’il est sans importance que la fonction sexuelle survienne plus tardivement ; elle survient non seulement en même temps mais de manière assez étroitement coordonnée.

N. Chomsky. Cela est également vrai du langage. À ce que les experts me disent, il est apparemment exact que l’apparition de la puberté marque la période à laquelle l’hémisphère droit ne peut effectivement plus prendre en charge les fonctions linguistiques dans le cas d’aphasie grave. Autrement dit, l’aphasie grave corrélée à une destruction des aires cérébrales du langage peut être compensée chez l’enfant par l’hémisphère droit, et, lorsqu’il y a lésion grave, destruction totale ou ablation chirurgicale de l’hémisphère gauche, l’hémisphère droit assure la prise en charge jusqu’à un certain point, mais non après la puberté. On pourrait donc faire valoir qu’il y a effectivement une liaison profonde.

S. Papert. Mais que pensez-vous de l’observation de Hermine Sinclair 5 selon laquelle il y a en réalité un parallélisme très étroit entre le développement de la complexité syntaxique et celui de l’intelligence ? Par exemple, les enfants atteints de débilité mentale grave qu’elle a étudiés, qui avaient accédé à la conservation avec beaucoup d’années de retard, certains n’y accédant pas, n’utilisaient jamais non plus la construction passive. Naturellement, vous pourriez dire qu’ils n’ont jamais eu de raisons d’employer des constructions passives, car leur type très limité de capacité mentale ne l’exigeait pas. Il n’en reste pas moins que cette opération particulière, dont vous diriez, je présume, qu’elle est une règle de transformation tout à fait centrale, paraît être différée précisément dans les cas où le développement, sinon de l’intelligence sensori-motrice, du moins d’opérations typiquement piagétiennes, est différé.

N. Chomsky. Je n’ai pas entendu parler de ce résultat mais il me surprend un peu, car il a été dit dans la littérature que même les sujets atteints du syndrome de Down possèdent des règles comme la transformation passive. On a constaté à maintes reprises qu’il semble y avoir un manque de corrélation frappant entre le développement des traits structuraux fondamentaux du langage et des altérations même très importantes de capacités intellectuelles d’un autre genre. Mais, tout à fait en dehors de cela, je pencherais à admettre, même sans procéder à aucune investigation, qu’il y aura corrélation entre performance linguistique et intelligence ; les gens qui sont intelligents utilisent la plupart du temps le langage beaucoup mieux que les autres. Il se peut même qu’ils en sachent davantage sur le langage ; aussi, quand nous parlons d’un état final stable défini de manière naturellement idéalisée, il se peut fort bien, et certains faits en témoignent effectivement, que l’état stable atteint diffère passablement chez des gens dont le niveau d’instruction diffère, même s’il n’y a pas de raison de croire qu’existe une différence d’intelligence. Je vous en donne un exemple : ma femme 6 a travaillé sur l’acquisition de structures linguistiques moyennement complexes avec des phrases comme : « Je lui ai demandé quoi lire » (I asked him what to read) et « Je lui ai dit que lire » (I told him what to read). Si je dis « Je lui demande quoi lire », c’est moi qui lis ; si je dis « Je lui ai dit que lire », c’est lui qui lit. C’est là un cas où des principes généraux de type mineur rendent compte des différences d’interprétation. Elle a découvert que ces sortes de choses se développent apparemment selon un ordre plus ou moins régulier, approximativement de 5 à 10 ans. Cela était intéressant. Zella Luria fit refaire ces observations à des étudiants, et l’un d’eux découvrit que les élèves de la classe où le matériel était présenté opinaient tous au bon endroit lorsque les exemples étaient discutés, mais, quand elle leur parla par la suite, nombre d’entre eux ne comprenaient pas de quoi il s’agissait. Ils opinaient simplement parce qu’ils ne voulaient pas paraître stupides. Il s’avéra que beaucoup ne comprenaient pas les exemples. Elle effectua ensuite une recherche sur des adultes afin de voir si ceux-ci faisaient effectivement ces distinctions, et constata que de très nombreux adultes, du moins sur les épreuves les plus compliquées qui avaient pu être construites, n’opéraient pas ces distinctions 7. J’ai beaucoup de mal à le croire, et je dirai que sur ce point certaines données expérimentales pourraient même se révéler contradictoires. Ainsi, on m’a dit que quelqu’un avait procédé à une expérience avec des étudiants d’université de deux âges différents et constaté une augmentation considérable de la performance où intervenaient ces distinctions, ce qui est difficilement conciliable avec l’idée qu’un pourcentage donné de sujets ne saisissent nullement la distinction. Tout cela est donc extrêmement contradictoire, et il est permis de penser que les gens ont tout simplement des difficultés avec le fait même de passer de telles épreuves.

Quoi qu’il en soit, il est tout à fait concevable qu’un grand nombre de sujets n’élaborent pas certaines structures complexes, peut-être parce que, dans leur environnement extérieur, le degré de stimulation est insuffisant pour qu’ils les élaborent. Cela n’aurait rien de trop surprenant. Si on examine effectivement les détails du développement de ce système particulier, peut-être trouvera-t-on des données de ce genre, mais je m’attendrais à trouver strictement la même chose en étudiant n’importe quel organe physique. La façon dont un organe se développe dépendra de toutes sortes de facteurs de l’environnement, mais nous nous attendrions à découvrir, et cela arrive parfois, que les propriétés fondamentales d’organisation, les traits généraux, ne sont pas à la merci de chacun, mais sont invariables, et je crois qu’en outre je m’associerais à Jerry Fodor pour dire que les propriétés spécifiques sont elles-mêmes invariables.

David Premack. Compte tenu des remarques de Noam Chomsky, il semble qu’il y ait au moins deux sortes de nativisme, une dans laquelle les facteurs qui participent au langage doivent beaucoup aux gènes mais sont néanmoins généraux — une partie de l’intelligence dans son ensemble — et une dans laquelle la dette à l’égard des gènes est de même importance mais où le facteur concerné est spécial au langage. J’ai l’impression que Chomsky écarte trop vite la première éventualité. Il parle de l’organe du langage et élimine certains résultats susceptibles de plaider pour la première interprétation, sous prétexte qu’ils sont triviaux. Je ne vois pas ce que Chomsky entend par « donnée non triviale », mais je pense, par exemple, que la relation dont parlait Piaget entre compétence de la représentation et langage étaie la première position. Ainsi, par exemple, on peut montrer par des méthodes tout à fait directes qu’une telle compétence est présente ou non, que le système mnémonique possède ou non une telle qualité, que la représentation interne dont le système mnémonique est capable possède ou non telle ou telle qualité ; on peut montrer ensuite que, à moins que ces conditions ne soient remplies dans une espèce donnée, il n’est pas possible d’inculquer un lexique. Cela ne nous apprend pas ce que nous aimerions savoir, autrement dit la façon dont le système mnémonique est organisé, mais c’est un premier pas dans ce sens et, selon moi, non trivial. C’est une relation entre un type de compétence, très fondamentale pour le langage, impliquant tout le travail de représentation, sous ses différentes formes, et le fait qu’il puisse y avoir ou non une fonction lexicale dans l’espèce.

On peut poursuivre par une démonstration légèrement plus compliquée. Si on peut trouver dans une espèce la preuve d’une analyse causale, on peut trouver des types de phrases qui utilisent des notions causales. Mais si on ne peut pas trouver la preuve d’une analyse causale dans l’espèce, il ne paraît pas possible de l’inculquer dans le comportement d’expression de l’espèce.

N. Chomsky. C’est un peu ce qu’exprimait Fodor en disant que, si on ne sait pas ce que c’est qu’un chat, on ne sait pas ce que le mot « chat » veut dire.

D. Premack. Cela est, à mon sens, banal, mais peut-être pas totalement. On peut utiliser des preuves de nature strictement non verbale pour envisager la question : cette espèce se livre-t-elle ou non à l’inférence causale ?

N. Chomsky. Et si elle ne le fait pas, vous n’aurez certainement pas la notion de cause dans le langage, mais c’est comme si on disait que, si quelqu’un ne distingue pas les couleurs, il n’utilisera pas comme il faut les termes de couleurs.

D. Premack. Parfait, mais si les concepts sémantiques ne sont pas présents, on ne les trouvera pas dans le langage — cela fait partie du raisonnement.

N. Chomsky. Certes, mais cela n’est pas intéressant. Il est vrai que, si se développe dans un endroit reculé, en Nouvelle-Guinée, disons, une sous-espèce d’êtres humains présentant une cécité des couleurs, nous ne serions pas surpris de découvrir que leur langue ne comporte pas de noms de couleurs. De la même manière, si, en vertu d’une certaine mutation, se développait une autre sous-espèce présentant une cécité de la causalité (causality-blind), incapable de percevoir la causalité, alors, faisant l’hypothèse que ses membres pourraient parvenir à survivre, nous saurions que leur langue ne comportera pas de notions causales. Mais la première partie de la remarque de Premack est très pertinente et je ne suis pas en désaccord avec lui. Laissons de côté le mot trivial, je sais qu’il peut paraître relever de la chicane (je le prenais en un sens technique et rien d’autre)… Par résultat non trivial, j’entends un résultat qui a une certaine force explicative sur un éventail de faits empiriques et qui peut être démenti. Or, je ne vois rien d’approchant quand nous parlons par exemple de la fonction de représentation : je ne sais pas comment en montrer le caractère erroné, ni dire ce qu’elle est…, encore que j’admette qu’il s’agit de quelque chose de réel. Mais n’oubliez pas que je ne prétends pas que chacun des aspects de ce que nous appelons langage possède pour ainsi dire une boîte spécifique dans le cerveau, laquelle est utilisée uniquement pour cela ; j’ai, au contraire, fait valoir l’inverse pendant des années et des années. Il y a déjà un certain temps, George Miller et moi-même 8 avons fait une étude où nous tentions d’expliquer les jugements d’acceptabilité en termes de propriétés du système mnémonique. Il se peut que cette étude soit exacte ou qu’elle soit fausse, mais elle avait pour objectif d’essayer de montrer que toute une variété de jugements linguistiques peuvent s’expliquer en termes de propriétés mnémoniques indépendantes. Nous avons même essayé de faire valoir que la raison pour laquelle nous avons une grammaire transformationnelle est liée au fait que le système de mémoire comporte une mémoire à long terme et une mémoire à court terme, et que ce système est loin d’être déraisonnable. Quoi qu’on puisse penser de cette argumentation, elle n’en constitue pas moins la preuve que je suis prêt à admettre que certains aspects du langage sont en relation avec l’intelligence. Cela se vérifiera certainement.

Mais je reviens à ce que j’ai dit auparavant : dans le domaine des résultats triviaux ou non triviaux — au sens technique — , je ne connais pas d’analogues sérieux aux résultats concernant le langage et, de surcroît, je ne m’attends pas à les trouver. Ma seule doctrine sur ce point est que nous devons étudier le langage de la même façon que les sciences physiques et naturelles, et rien de plus. Il me semble que, si nous l’étudions de cette manière, sans dogmatisme, nous constaterons qu’à ce stade de l’investigation il existe au moins des résultats non triviaux en ce qui concerne la nature du langage et que ceux-ci n’ont pas d’analogues ailleurs, ce qui, en fait, n’est nullement surprenant.

D. Premack. Supposez pour l’instant que des méthodes de recherche non verbales vous montrent la richesse de la représentation interne, le degré de puissance ou de faiblesse des représentations stockées par l’espèce, et que vous soyez alors en mesure de prédire la puissance du mot, c’est-à-dire son aptitude à servir de dispositif de recouvrement (retrieval) de l’information. S’il n’y a pas d’abord un stockage sûr, il serait risqué de s’attendre à ce que le mot permette de recouvrir beaucoup d’information.

N. Chomsky. Je suis d’accord, mais cela paraît comparable à l’argument de la cécité des couleurs.

D. Premack. Cela me paraît aller au-delà du problème de savoir si le concept est présent à titre de précondition de l’acquisition d’une « étiquette » pour le concept. Il va sans dire qu’il en est ainsi. Néanmoins, il me semble que le problème de la structure conceptuelle est plus important que vous ne voulez bien l’admettre, si on tient compte de l’argument en faveur des facteurs généraux.

Par ailleurs, vous avez dit qu’on ne peut espérer trouver dans les domaines non linguistiques les propriétés formelles que l’on trouvera dans le langage…

N. Chomsky. Je n’ai pas dit cela : j’ai dit que je n’en voyais pas l’espoir.

D. Premack. À mon sens, c’est là un jugement très prématuré. Je suis d’accord avec vous pour dire que les domaines extra-linguistiques ne donnent lieu à aucune preuve non triviale dans le domaine des structures formelles. Mais précisément puisqu’il n’y en a aucune, que le genre d’investigation dont on a besoin pour trancher fait défaut, je considère prématuré de conclure que les structures formelles qui, on le sait, existent dans le langage sont introuvables. Dans d’autres espèces, voire peut-être dans d’autres domaines humains, cela sera peut-être possible. Il faut attendre.

N. Chomsky. Je suis d’accord sur ce point avec Premack. Il a raison de parler de deux problèmes différents dans toute cette controverse sur l’inné. L’un concerne la détermination génétique des structures (pour moi, le fait est indéniablement établi, bien qu’il s’agisse naturellement d’un problème empirique). Le second problème est celui de la spécificité. C’est un problème intéressant, qu’il convient d’explorer précisément comme le suggère Premack. Si on pense qu’il existe des mécanismes généraux de cette sorte, il faut prendre un autre domaine cognitif, le délimiter comme on veut, et essayer d’étudier sa structure, comme on étudie le langage, avec cette manière naïve qui, à mes yeux, n’est que la méthode scientifique normale et qu’il importe de ne pas rehausser de termes clinquants. Autrement dit, il faut chercher à caractériser l’état final atteint, en particulier s’il s’agit d’un état stationnaire susceptible, par conséquent, d’apprendre quelque chose d’intéressant sur l’espèce, et tenter ensuite de formuler des hypothèses à partir de l’état stationnaire atteint, sur les propriétés qui ont été nécessaires pour rendre compte de sa réalisation en fonction de l’expérience. Menant à fond ce genre d’investigation, nous disposerions alors d’autres informations sur un nouvel S0 et procéderions à une comparaison avec le S0 que l’on a pour le langage. Je ne vois aucune raison particulière de s’attendre au même résultat mais, si cela se produit, j’en serai très satisfait.

D. Premack. C’est une façon de procéder. Une autre consiste à faire une étude inter-espèces.

Jacques Monod. Je voudrais poser une question au sujet de l’exploration inter-espèces ; elle se rapporte à ce que Piaget vient de dire. Je suppose qu’en écoutant Piaget, Premack, étant donné sa pratique des jeunes chimpanzés, doit avoir reconnu de nombreux phénomènes dont il a constaté le développement chez le jeune chimpanzé. Or, si je comprends bien, Piaget a presque posé une équation entre le développement chez l’enfant de capacités semblables à celles d’un ordinateur analogique et sa capacité d’exprimer certains des résultats de ce calcul sous forme de langage. Le problème, c’est qu’en ce qui concerne les observations de Premack, d’après ce que je sais de ses travaux, son petit singe Sarah réalise un grand nombre de ces calculs, et cependant elle ne parle pas. Premack est parvenu à lui faire faire quelque chose qui ressemble à du discours, mais il est certain qu’elle ne fait rien de tel spontanément. Elle y est parvenue grâce à Premack, mais le développement de cette capacité chez le chimpanzé se fait sans spontanéité d’aucune sorte.

Stephen Toulmin. Que considérer comme spontanéité ? Dans le cas des travaux des Gardner 9, on trouve beaucoup de spontanéité.

J. Monod. Présentons les choses comme ceci : Premack reconnaît-il Sarah dans les enfants de Piaget ? Je dirais que oui.

D. Premack. J’entends parfaitement ce que veut dire Monod, et le mystère qu’il soulève pourrait s’exprimer ainsi : quelle compétence de type langagier le singe possède-t-il avant que l’homme soit intervenu ? Nous décelons chez lui de multiples témoignages d’une capacité de représentation, de son aptitude à suppléer une chose par une autre, et même quelques indices de symbolisation spontanée. Mais nous observons très peu de chose dans ce dernier cas, et cette capacité attestée, jointe à de si faibles témoignages de l’utilisation de la capacité, n’est pas sans poser problème. J’ai toujours supposé que l’aptitude à utiliser une capacité était partie intégrante de cette capacité.

J. Monod. Un homme nommé Descartes l’a dit.

D. Premack. Il n’est pas exclu que les singes anthropoïdes possèdent un niveau de symbolisation dont l’étendue demeure à découvrir. Il reste donc à voir s’il y a effectivement un mystère, et c’est ce que nous considérons maintenant. Le singe possède des capacités calculatoires très développées qui apparaissent comme peu liées à ses capacités de communication — du moins en est-il ainsi si on pense que sa communication naturelle se limite aux états affectifs. Nous procédons actuellement à des expériences, qui heureusement ne nécessitent pas que nous soyons capables de dire comment ils communiquent entre eux, pour spécifier quel type d’information et quelle complexité d’information ils sont à même de communiquer. Il pourrait s’avérer que la liaison des capacités calculatoires et des capacités de communication soit plus importante que nous ne l’avons imaginé jusqu’ici.

N. Chomsky. Je trouve ce genre d’étude tout à fait passionnant, et on découvrira, selon moi (et on l’a en partie déjà découvert), un comportement intelligent de haut niveau chez les singes, impliquant la communication sociale, des constructions sensori-motrices, des notions de causalité, et ainsi de suite. Mais ce qu’on ne découvrira pas, c’est la possibilité d’imposer à cette espèce, quelque peine qu’on y prenne, un système qui possède une quelconque des propriétés du langage dans le domaine dont je parle, c’est-à-dire dans le domaine où il y a des résultats non triviaux. Je ne crois pas qu’on puisse parvenir à imposer à cette espèce un système comportant, par exemple, des règles récursives qui satisfassent à la condition de la dépendance structurale (pour prendre la propriété la plus simple du langage humain) 10.

Je mentionnerai simplement un autre résultat de Premack tout à fait passionnant. Glass, Premack et Gazzaniga ont trouvé quelque chose que j’aurais certainement prédit ou aimé confirmer : ils ont découvert que dans le cas d’aphasies globales sévères (sujets chez qui apparemment la destruction de la base organique de la capacité de langage est quasi totale) il leur était possible, en utilisant les techniques de Premack, de susciter un système très comparable à celui que le chimpanzé a acquis 11. Quelques recherches ont, par ailleurs, suggéré la même chose 12. C’est un résultat auquel on s’attendait, car il signifie que le chimpanzé est très doué, qu’il possède toutes sortes de capacités sensori-motrices (causalité, fonctions de représentation, fonctions sémiotiques, etc.) mais que quelque chose lui manque : cette petite parcelle de l’hémisphère gauche qui est responsable des structures très spécifiques propres au langage humain. C’est très exactement ce qui devrait se révéler si les structures spécifiques du langage humain sont déterminées génétiquement, et, en conséquence, j’y verrais volontiers la preuve qu’il en est bien ainsi. Cette preuve supplémentaire réfute en même temps l’idée que l’émergence de ces structures spécifiques est en quelque façon liée à l’intelligence sensori-motrice. De ce fait, il devient encore moins plausible que celles-ci soient le produit de l’intelligence sensori-motrice.

Commentaire

Une remarque intéressante figure dans la discussion qui précède, exprimée un peu brutalement d’abord par Fodor, reprise ensuite par Chomsky. Lorsqu’on affirme que le langage dépend d’autres compétences cognitives ou sensori-motrices, il faut essayer d’éluder un truisme : comme le dit sans ambages Fodor, « personne n’apprendrait le mot "chat" s’il ne savait pas ce que c’est qu’un chat ». Selon Chomsky, si une espèce (ou une tribu humaine idéale) est daltonienne, il est certain que son répertoire expressif ne contiendra pas la notion de certaines couleurs. Cela est certainement vrai, mais c’est banal. Pourtant Premack, qui a démontré (voir son exposé au chapitre ix) que les chimpanzés sont capables de faire des inférences causales et qu’ils peuvent aussi traiter un lien causal abstrait, considère que ce truisme n’est pas aussi banal qu’il le paraît. Ce qui étonne Premack, c’est le rapport, éventuel, entre la possession d’une compétence et la propension à utiliser cette compétence. C’est ce que Monod appelle le dilemme de Descartes. Reformulé ainsi (de quelle manière l’utilisation effective d’un concept dépend du fait de le « posséder »), le truisme devient bien plus problématique. Des versions plus raffinées de ce « truisme » sont présentées et discutées dans le chapitre IX et dans la seconde partie.

Il convient de souligner aussi que Monod formule une question que nous étions nombreux à nous poser : l’étonnante compétence dont font preuve les chimpanzés dans le domaine des langages symboliques (le langage des sourds-muets chez les chimpanzés des Gardner, l’utilisation d’éléments symboliques abstraits par ceux de Premack) correspond-elle à la compétence linguistique humaine ? Chomsky répond carrément : non. Il appuie son point de vue en citant des données fournies par Premack lui-même à partir de ses propres études de sujets humains affectés d’aphasie globale. Étant donné que 1) ces sujets sont atteints de lésions graves du cerveau s’étendant sur la presque totalité de la région du langage, et que 2) ils sont néanmoins capables d’apprendre efficacement l’utilisation d’un langage symbolique semblable à celui que Premack enseigne à ses chimpanzés, alors, conclut Chomsky, le langage humain « réel » et ces autres compétences sont distincts et indépendants. « Cette parcelle qui manque de l’hémisphère gauche » rend par son absence un sujet incapable de produire un langage ressemblant au langage humain. Un chimpanzé et un aphasique grave peuvent faire des choses merveilleuses, avoir des capacités représentatives, manipuler des chaînes complexes de symboles, porter des jugements de causalité, mais ils ne peuvent tout simplement pas parler.

Cet argument de Chomsky sera souvent mis au défi au cours du débat.