L’art de punir - Un groupe de l’UNIGE enquête sur les conceptions de la «juste» sanction en Suisse romande Comment la population romande définit-elle la «juste» sanction d’un délit ou d’un crime? Comment voit-elle les principales causes de la criminalité? Et dans quel but punir? Pour répondre à ces questions pour le moins sensibles, deux sociologues et un pénaliste de l’UNIGE ont mené une enquête pionnière auprès de 2000 personnes en Suisse romande. Leurs résultats – publiés dans L’art de punir. Les représentations sociales d’une «juste» peine – montrent qu’il existe aujourd’hui au sein de la population trois grandes images contradictoires de la sanction «juste». Il s’avère, en outre, que les Romands sont tiraillés entre une conception de la peine qui devrait «faire tout à la fois» (réinsérer, restituer, protéger, etc.) et une certaine désillusion quant aux effets positifs des sanctions disponibles. Comment punir? Quelle est la «juste» sanction des délits et des crimes? Si les théories abondent à ce propos, les images que les mentalités populaires se font de cette difficile justice, les normes et valeurs qu'elles légitiment à cet égard, ne sont paradoxalement que peu explorées et connues, tant en Suisse qu'à l'étranger. Forts de ce constat, Jean Kellerhals et Noëlle Languin, tous deux sociologues à l’UNIGE, ont joint leurs compétences à celles de Christian-Nils Robert, professeur de droit pénal à l’UNIGE, afin de mener une grande étude sur ce thème. Touchant plus de 1800 adultes de Suisse romande, femmes et hommes, son but n’a pas été d'évaluer les lois existantes, mais de dégager les critères qui fondent, aux yeux de la population, une «juste» peine. Des représentations contrastées Ainsi, pour 44% des Romands la peine juste doit s’assimiler à une rédemption. Celle-ci prend en compte les origines socio-économiques de la délinquance (pauvreté, inégalités sociales, rupture des liens sociaux) et met en avant les finalités de réintégration, plutôt que les aspects restitutifs ou de vengeance. Dans ce cas, la sévérité de la condamnation est plus liée à l'histoire de vie du fautif qu’à la gravité objective des dégâts. La victime n'est pas vraiment conviée aux débats et la peine fixe doit pouvoir être modifiée en cours d'accomplissement. Par ailleurs, 41% de la population associe la justesse du châtiment à l'équité. Cette conception privilégie la liberté et la responsabilité du délinquant. Ici, la sanction se veut surtout restitutive (compenser les dégâts faits aux victimes et à la société) sans s'inquiéter d’abord de réintégration sociale. Les critères d'évaluation de la gravité sont surtout les dégâts matériels et humains. La sensibilité au parcours de vie de l'accusé est très secondaire. Enfin, 16% des Romands recommandent une peine stigmatisante. Cette tranche minoritaire de la population conçoit principalement la délinquance comme le fait de personnes dépravées ou malades, d’«Autres» que l'on perçoit souvent comme étrangers, ou jeunes, ou drogués. La réponse normale et juste est alors l'exclusion sociale, sans que l'on se préoccupe d'une très problématique réinsertion. Les peines sont sévères, voire humiliantes et définitives. Genèse d’un crime Pour 15% d’entre elles, ce sont les inégalités sociales qui sont surtout responsables de la criminalité, alors que 18% voient dans la rupture des liens sociaux (anonymat urbain, isolement) et la disparition des communautés (quartiers, voisinages), l’origine des angoisses et des frustrations qui débouchent sur la délinquance ou le crime. En outre, 17% attribuent la genèse de la criminalité à une perte des valeurs, associée à une démission de la famille et de l'école qui produit des êtres désorientés. Pour 14%, c'est le laxisme des institutions (justice trop molle, police inefficace, école et famille trop permissives) qui ne permet pas d'enrayer une délinquance augmentée par le multiculturalisme. Enfin, 14% associent le crime essentiellement à des personnalités individuelles (malades psychiques ou personnes immorales), tandis que 23% des personnes donnent un poids approximativement égal à ces diverses catégories de cause. On notera, malgré ces évidentes différences, que la grande majorité de la population invoque des causes socio-économiques plutôt que psychologiques à la délinquance et à la criminalité. Pourquoi châtier? Celles et ceux qui préconisent la réinsertion (18% des interrogés) insistent sur le fait que la sanction doit avant tout viser à permettre au déviant de se réintégrer (moralement, socialement) dans la société. La sous-population favorable à la restitution (16%) est particulièrement préoccupée par le remboursement des dettes du fautif (envers la victime, envers la société) sans insister beaucoup sur la réintégration. Quant aux personnes pour qui prime la rétribution (12%), elles cherchent surtout à «punir pour punir», sans trop se préoccuper de restitution ou de réintégration. Toutefois, pour 41% de la population, c'est une optique de réconciliation qui prédomine - réinstaller la victime dans ses droits, protéger la société et réinsérer le coupable - sans qu'un accent particulier puisse être dégagé. Des objectifs et de l’équilibre
de la justice De plus, à l'ambivalence et à l'ambiguïté qui transparaissent dans les points précédents vient s’ajouter le fait que la prison - la sanction la plus utilisée pour les cas graves - est perçue comme ayant des effets très négatifs: dans la grande majorité des avis, elle ne permet pas au condamné de s'améliorer, mais accroît l'exclusion sociale et ne possède pas d'effet préventif avéré. Dès lors, pour les chercheurs de l’UNIGE,
l'idée que des critères de justice clairs, consensuels et
presque naturels puissent légitimer une "juste" peine
ne correspond pas à la diversité et à l'ambivalence
des mentalités contemporaines. Leur étude, en plus de dégager
les grands types de représentations sociales du juste coexistant
actuellement en Suisse romande, montre qu’on ne peut pas faire aujourd’hui
l'économie d'un débat politique et public sur les buts et
les balances de la justice.
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