Thèse de Marco Cicchini

La police de la République. Construire un ordre public à Genève au XVIIIe siècle .

Thèse soutenue le 20 mars 2010 à l'Université de Genève

Direction : Michel Porret (Université de Genève)

Jury : Livio Antonielli (Université de Milan), Vincent Milliot (Université de Caen), Daniel Roche (Collège de France), Xavier Rousseaux (Université catholique de Louvain), Président du Jury : Christoph Conrad (Université de Genève).

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Centrée sur le cas de la République de Genève, cette thèse étudie l’étatisation des relations de pouvoir au prisme de l’évolution des conceptions et des pratiques de police au XVIIIe siècle. Dans la théorie classique, la police est un art de gouverner aux compétences très larges qui  ambitionne de régler l'ordre urbain dans les domaines de l’approvisionnement, la voirie, la sûreté, la santé, les mœurs, le commerce ou le travail. Au cours du XVIIIe siècle, la mission pastorale et généraliste de la police s’estompe au profit d’une dimension plus étroitement sécuritaire. République urbaine au ressort limité, Genève est un observatoire fécond de cette importante reconfiguration policière qui touche toute l'Europe des Lumières. La réduction d’échelle qu’elle offre à l’analyse et un fonds d’archives particulièrement riche permettent de saisir ensemble des transformations de la police intimement liées, mais généralement traitées isolément les unes des autres: l’évolution des équilibres institutionnels, la recomposition des priorités administratives, les nouvelles exigences en matière de justice pénale et l'affirmation du pouvoir militaire.

La thèse est divisée en quatre parties. Dans la première sont étudiées les normes de police, à travers les dynamiques de leur élaboration, leurs modes de diffusion et les conditions de leur application. Cette approche d’ensemble permet d’identifier un régime d’action pluriel de l’économie normative: socialiser les populations, prévenir les dangers et/ou réprimer les comportements. La seconde partie se focalise sur le Tribunal du lieutenant, en insistant sur le statut et les fonctions de magistrats (lieutenant, auditeurs) qui sont un rouage essentiel du gouvernement de la cité. Dès 1750, sous une rigidité et une continuité institutionnelle apparentes, émerge un personnel subalterne mieux encadré (notamment des huissiers), appelé à étendre l’action des magistrats traditionnels et à renouveler les modes opératoires autour de pratiques dite de police active:  surveillances permanentes et discrètes, filatures, fouilles, etc. La troisième partie aborde la place de la force physique dans les pratiques policières. Elle montre comment l’enracinement de la garnison dans le paysage de la République, dès la fin du XVIIe siècle, accroît la présence des militaires dans les interventions de police et du maintien de l’ordre. Soumis  à un encadrement administratif et disciplinaire spécifique, les soldats deviennent les acteurs ordinaires du travail de police aux côté de la magistrature dont ils renforcent les moyens du contrôle territorial et de l’exercice de la justice pénale. La dernière partie examine l’évolution des techniques et des pratiques policières, tels que les instruments de l’identification des personnes, du numérotage des maisons, de la gestion des foules, de l’éclairage urbain, des patrouilles préventives. Ces différentes techniques de gouvernement évoluent, entre 1730 et 1780, aux croisements des exigences institutionnelles de la magistrature et des officiers militaires, mais aussi des attentes de la population. Les instruments du contrôle se développent parallèlement à la modification des équilibres sociaux dans la République et à la fragilisation des interconnaissances, d’une part, et, d’autre part, à l’essor des espaces de sociabilité dans la cité.

En étudiant les relations institutionnelles, sociales et politiques qui se nouent autour et dans les pratiques de police, ce travail met en exergue les questions et les tensions qui sont à l’origine de notre modernité politique et policière. Dans leurs efforts pour définir les actions nécessaires et légitimes de l’ordre public, les acteurs en présence font l’expérience inaugurale des difficultés et des contradictions qui n’ont jamais cessé de tarauder les sociétés modernes, entre respect des libertés et volonté de contrôle, entre garantie de la légalité et extension des pouvoirs. La police de la République livre la trame d’un ordre public qui n’est jamais que le résultat d’un consensus provisoire, toujours menacé, toujours fragile, qui nécessite d’être sans cesse repensé pour s’adapter à des attentes plurielles.

Illustration: Christian Gottlieb Geissler, Vue de la Place Bel-Air et de l'Ile, 1783, gravure sur cuivre aquarellée, 257x488 mm, Bibliothèque de Genève, Centre d'iconographie.