Thèse de Vincent Fontana

Eclairer le crime. Les révolutions de l’enquête pénale à Genève (1790-1814)

Thèse soutenue à l'Université de Genève le 17 septembre 2016

Direction: Michel Porret (Université de Genève)

Jury: Andreas Würgler (président, Université de Genève), Pierre Karila-Cohen (Université de Rennes 2); Vincent Milliot (Université de Caen) ; Daniel Roche (Collège de France) ; Elio Tavilla (Università di Modena e Reggio Emilia).

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Cette thèse examine l’évolution de l’enquête pénale à l’aune du processus de codification amorcé à l’échelle européenne à l’issue de la Révolution française. La réforme législative des années 1790 bouleverse en effet le droit de punir et garantit les principes fondamentaux sanctuarisés en 1789 : les nouveaux codes subordonnent notamment l’instruction du procès au principe de légalité. Formalisée par les premières constitutions modernes, la séparation des pouvoirs rationalise en outre la mécanique de l’enquête. Encadrées par les dispositions sur la police judiciaire, les investigations en matière pénale sont essentiellement déléguées aux institutions policières, désormais rigoureusement distinguées des nouveaux tribunaux. Si le caractère novateur de la législation révolutionnaire est avéré, la portée de ces évolutions juridiques sur les pratiques de terrain est encore méconnue. Le nouveau système juridique modifie-t-il, en profondeur, les gestes des praticiens ? En quoi le concept de police judiciaire, qui octroie la majorité des prérogatives d’investigation aux policiers, reconfigure-t-il la dynamique de l’enquête pénale ?

Cette thèse entend répondre à ces deux questions à partir du cas de Genève, qui constitue un véritable « laboratoire » du réformisme pénal européen. Malgré son ressort territorial restreint (9’000 hectares) et une moindre masse démographique (25’000 habitants), la cité-Etat est particulièrement affectée par la crise qui ébranle l’Europe à la fin du XVIIIe siècle. Si l’innovation législative genevoise des années 1790 résulte concrètement de l’ébullition liée aux évènements parisiens de 1789, elle demeure fondamentalement singulière. La Révolution genevoise de 1792 constitue en effet l’une des rares expériences révolutionnaires ayant abouti à l’instauration d’un régime constitutionnel à la fois moderne et affranchi de la tutelle française directe. Couronnée par une entreprise de codification originale, la réforme pénale genevoise se caractérise à ce titre par son remarquable syncrétisme. Alors que les députés de l’Assemblée nationale genevoise se refusent à adopter tel quel le droit français, ils élaborent toutefois une procédure criminelle dont les dispositions sont analogues au projet proposé par Adrien Duport à la Constituante française en 1790, qui forme l’une des matrices du concept juridique de police judiciaire. L’occupation de Genève par les armées du Directoire en 1798 soulève en outre la question de l’exportation du système de police judiciaire français. Avec la création du département du Léman, la République de Genève intègre bientôt l’administration centralisée et bureaucratique du régime de Bonaparte. L’exemple du Léman illustre ainsi l’implantation des dispositifs de police judiciaire dans les territoires annexés : malgré ses singularités, le cas expose la difficile acclimatation aux codes et aux institutions françaises qui affecte des pans entiers de l’Europe continentale.

Au-delà de l’attention portée aux ruptures politiques et législatives, cette thèse examine par ailleurs les stratégies déployées par les praticiens de terrain pour assimiler une culture juridique en voie d’élaboration. « L’acculturation » aux codes modernes représente en effet un processus à la fois brutal et irrémédiable, que l’expansionnisme français généralise à l’espace européen. La transition est d’autant plus radicale que la césure révolutionnaire renouvelle intégralement le personnel judiciaire et policier. Comment les enquêteurs portés aux fonctions publiques à la faveur de la Révolution acquièrent-ils les rudiments du droit pénal moderne ? Assiste-t-on à la spécialisation de certains acteurs de l’enquête au détriment d’autres, confinés à des tâches administratives ? Focalisée sur le « moment créateur » de la Révolution, cette recherche examine en définitive l’évolution du métier de l’enquête sur la longue durée, en soulignant l’apparition de techniques d’investigation novatrices ou, au contraire, la pérennité de certaines méthodes en dépit des nouvelles contraintes légales.

Illustration: Jean-Pierre Saint-Ours, Projet de costume pour les magistrats [révolutionnaires] genevois, Genève, 1793, aquarelle (BGE, CIG 41G 05).