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Nouvelles perspectives sur l’histoire de la Genève internationale

Colloque, Fondation Brocher, 14 décembre 2022

Ce colloque, né à l’initiative de Sébastien Farré (Maison de l’Histoire, université de Genève) et Bertrand Taithe (université de Manchester) avec la collaboration de Mara De Monte et Henry Peter (Centre en philanthropie, université de Genève), poursuit le but de faire dialoguer les concepts de philanthropie et humanitaire, qui viennent d’une racine commune et se sont élaborés à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle jusqu’à nos jours. La journée bénéficie du soutien de la Fondation Brocher, centre de recherche interdisciplinaire qui se consacre à l’étude de l’impact médical sur la société, et de sa directrice, Cécile Caldwell. Chercheurs·ses, expert·e·s et acteurs de la philanthropie analysent les réseaux familiaux, politiques et religieux qui ont fait de Genève un « centre international » ainsi qu’un « hub » humanitaire et philanthropique. Les premières trois parties de la journée mettent en évidence l’inévitable écart qui existe entre les narratifs officiels des institutions et le travail critique opéré par les historiens·ne·s, tandis que la dernière partie met l’accent sur les perspectives présentes et futures de la philanthropie genevoise et ses résonnances internationales. Cette journée a aussi l’intention de proposer des réflexions interdisciplinaires ainsi que de nourrir le dialogue entre les acteurs·trices du domaine philanthropique et la recherche.

1)   Les origines de l’humanitaire : réseaux transnationaux et société genevoise

Pourquoi l’une des émanations la plus connue de la philanthropie – la Croix-Rouge – s’est-elle implantée et développée à Genève ? La journaliste, écrivaine et historienne Corinne Chaponnière, biographe de Henry Dunant, circonscrit les « ingrédients » de ce succès[1]. L’origine genevoise des pionniers de l’humanitaire, rappelle-t-elle, a été moins déterminante de ce qu’on a tendance à croire. L’auteur du Souvenir de Solférino, en particulier, était dès le début plutôt enclin à placer ses ambitions caritatives (et ses autres projets) sous l’égide de la grande puissance française et à penser en termes d’organisation transnationale. Dunant souhaitait s’appuyer sur la figure de l’Empereur Napoléon III, dont la bienveillance lui servait notamment pour sauver ses aventures coloniales en Algérie. La rencontre avec Gustave Moynier – qui, comme Dunant, considérait le développement de la philanthropie privée un outil pour rétablir l’influence d’autrefois de l’aristocratie locale dans la cité de Calvin (perdue au profit des radicaux avec la révolution fazyste de 1846) – a détourné l’intention de placer le projet de la Croix-Rouge sous tutelle française en faveur de Genève et de la Suisse. La combinaison, d’une part, de l’influence grandissante de Moynier aux dépens de Dunant au sein du CICR, et de l’autre, la proposition de Napoléon d’octroyer à la Confédération helvétique le rôle de gardien de ce projet humanitaire, contribua à consacrer Genève comme centre du droit international humanitaire.

Rocco Vitale (chercheur à la Fondation Brocher) nous montre ensuite comment la Suisse, désormais gardienne de la Convention de Genève et du droit international humanitaire, a fait du développement de la Croix-Rouge un instrument de légitimation d’un jeune État fédéral menacé par ses voisins belliqueux et les clivages internes. Le président de la Confédération Jakob Dubs, en particulier, en liant l’action humanitaire au pouvoir étatique, a posé les jalons pour l’invention d’une nouvelle tradition, celle de la « neutralité active et solidaire ».

L’historienne Alix Heiniger (université de Fribourg) identifie dans le caractère à la fois fortement local et transnational l’un des traits distinctifs des pratiques philanthropiques et humanitaires à Genève à la fin du XIXsiècle[2]. Trois exemples issus de l’espace plus cohésif d’un réseau formalisé de 1903 mettent en évidence cette stratégie ainsi que la diversité des groupes sociaux qui ont favorisé l’essor de ces pratiques. Le modus operandi et les buts des acteurs·rices et associations philanthropiques tels que Gustave Moynier – gestion de la pauvreté avec prétention éducative –, l’ « Union internationale des amies de la jeune fille » – abolition de la réglementation du travail de sexe et tentative d’orienter les comportements des jeunes filles –  et la Société de sauvetage pour les Arméniens chrétiens (lancée par Alice Favre), victimes de persécutions dans l’Empire ottoman vers la fin du XIXsiècle, ont des dénominateurs communs : les initiatives pour récolter des fonds, souvent sous forme de petites contributions individuelles – étaient très localisées, mais s’inséraient dans des réseaux transnationaux promouvant une cause à vocation internationaliste.

2)   Les concurrents et les partenaires internationaux de Genève

Quels étaient les subterfuges discursifs ayant contribué à la construction de la « Genève internationale » ? Quel est le rôle des infrastructures, de la migration des expert·e·s et des organisations transnationales dans la construction de cette « ville internationale » ? Ce ne sont que quelques-unes des problématiques autour desquelles s’est articulée le deuxième atelier.

L’historien Ludovic Tournès (Université de Genève) se concentre sur le rapport entre les États-Unis et la Société des Nations, l’une des multiples organisations internationales ayant eu leur siège à Genève[3]. Le chercheur montre comment les Américains ont joué un rôle non-officiel mais très central au sein de la SdN. La participation de l’administration fédérale étatsunienne et des acteurs philanthropiques américains, qui siégeaient dans toutes les commissions, était de nature informelle et technique, ce qui permettait d’écarter l’opposition du Congrès (le Sénat américain ayant refusé l’adhésion à l’organisation en 1920). Pour les associations philanthropiques étasuniennes (en première ligne la fondation Rockefeller), le partenariat avec les groupes techniques du secrétariat de la Société permettait d’utiliser ce forum international comme un laboratoire « dépolitisé » dans lequel l’imprévisibilité des fractures politiques était surmontée par le discours scientifique-technique. Si les incompréhensions et les divergences entre les civil servants et les acteurs privés philanthropiques ne manquaient pas, la participation informelle aux affaires de la Société a néanmoins permis aux États-Unis de promouvoir un discours économique qui a contribué à la libéralisation du commerce mondial et à l’affaiblissement des monopoles coloniaux ; à long terme (après le démantèlement de la SdN), cette stratégie a permis de faire passer l’héritage sociétal américain et poser les jalons pour les institutions multilatérales de l’après-guerre (Bretton Woods, etc.).

Daniel Laqua (Université de Northumbria), spécialiste de l’histoire de la Belgique et des réseaux transnationaux, essaie d’identifier les « ingrédients » qui font une ville « international(ist)e » en s’appuyant sur l’exemple de Bruxelles : le rôle du gouvernement belge, pour qui l’internationalisme constituait un instrument pour renforcer la renommée internationale du pays, nécessaire à la fois pour l’expansion coloniale et en tant que bouclier contre les deux puissances (France et Allemagne) qui prennent en tenaille le pays, l’importance des élites politiques locales, qui ont su utiliser l’organisation de grands évènements pour le développement des infrastructures. Il faut aussi prendre en considération l’action des philanthropes qui ont activement participé à la construction d’un nouvel ordre transnational, à travers. p. ex. la mise en place de la « Commission for Relief of Belgium », un dispositif d’aide alimentaire consacré aux populations civiles de Belgique et des territoires occupés du nord de la France ; le rôle de la société civile, spécialement de la « Union of International Association » et de ses co-fondateurs Paul Otlet et Henri La Fontaine, qui ont participé à faire de Bruxelles un hub de la vie internationale; enfin, leur tentative qui n'a pas connu le succès espéré, celui de se voir confier le siège de la Croix Rouge internationale au détriment de Genève[4].

À travers le prisme du Ciné-journal (1940-1960), Valérie Gorin (université de Genève), spécialiste de la communication de l’humanitaire et historienne, nous suggère comment Genève a participé à la construction d’un imaginaire et d’une identité helvétiques[5]. Créé en 1938 par le Conseil fédéral pour contrer la propagande étrangère et faire participer la population suisse à l’effort de mobilisation, le Ciné-journal apparaît comme résultat d’une pratique discursive officielle visant à corroborer le discours du Sonderfall – l’exceptionnalité de la Suisse protégée par le bouclier de la neutralité. Dans la production « ciné-journalistique », Genève était d’un côté associé par métonymie à tout un écosystème international (surtout à la tradition humanitaire du CICR) et incarnait de l’autre la vision avant-gardiste promue par l’excellence de son industrie qui allie, à l’image de la Suisse, modernité et tradition. La chercheuse s’interroge, en guise de conclusion, sur l’efficacité de cet instrument de propagande : les moyens de production étaient dérisoires par rapport à la concurrence étrangère, les zones rurales n’ont pas été atteintes par le message et le public romand a réussi à lire entre les lignes une image très idéalisée de la « Genève internationale ».

3)   La capitale de l’internationalisme ? Genève dans l’ordre international

Genève peut-elle vraiment être considérée la « capitale de l’internationalisme » ? C’est la question étudiée par les intervenants du troisième panel, à la lumière de quelques exemples concrets.

Dans son intervention, l’historien Daniel Roger Maul (université d’Oslo) parcourt l’histoire de l’internationalisme des pionniers de la « Société des Amis », dont la phase initiale était marquée par le missionarisme et l’activisme social (1926-1945)[6]. Dans l’histoire de ce mouvement religieux, la Première Guerre mondiale, durant laquelle la « American Friends Service Committee » (AFSC) a déployé des actions humanitaires sur large échelle, a agi comme catalyseur. La création d’un centre international (« Geneva Center ») dans la cité de Calvin durant l’entre-deux-guerres, et notamment la mise en place d’un bureau d’information très actif grâce au prolifique Bertram Pickard, s’insérait dans une dynamique très favorable qui a fait de Genève un espace de rencontres internationales. Daniel Maul met aussi en évidence l’ambiguïté d’un mouvement qui fait partie d’un réseau transnational religieux mais qui recoupait les logiques classiques d’une organisation humanitaire anglo-américaine : dans l’après-guerre, en particulier, les quakers sont devenus des brokers de la politique d’aide humanitaire américaine.

En partant de cette tension qui existe entre internationalisme et intérêts géopolitiques-impériaux, Davide Rodogno(Graduate Institute, Genève) rappelle que la Genève de 1919, loin d’être une « capitale internationale », était tout au plus le chef-lieu des élites politiques et culturelles libérales du monde occidental[7]. Celles-ci avaient une vision du monde nourrie d’un côté par un fort idéalisme (la paix perpétuelle kantienne) et de l’autre par des piliers tels que le capitalisme et une certaine forme de nationalisme (toutes les nations ne peuvent pas revendiquer le « droit à disposer d’elles-mêmes »), qui de facto excluait une vaste majorité de la population mondiale : les peuples non-européens voyaient dans le traité de Versailles et dans la SdN des manifestations de l’impérialisme européen et américain, les mouvements communistes et fascistes détestaient profondément cette bourgeoisie cosmopolite. Il est donc nécessaire, conclut Rodogno, de déconstruire les notions d’ « esprit de Genève » et « Genève internationale » ainsi que les discours officiels y relatifs.

Pour sa part, Joël Glasman (Université de Bayreuth), chercheur spécialisé dans l’histoire de l’Afrique, déconstruit un autre mythe lié aussi à Genève. L’« humanitaire en apesanteur » et l’« universalisme hors-sol » prétendent en effet que les principes humanitaires soient des principes métaphysiques, sans aucun ancrage historique et culturel[8]. On pourrait par exemple croire que le principe d’impartialité est un principe depuis toujours inhérent au droit international humanitaire. Cependant son développement conceptuel et sa codification puisent des racines dans l’immédiat après-guerre, lorsque des figures comme Jean Pictet (vice-président du CICR) cherchaient à redresser l’image de la Croix-Rouge. Les principes humanitaires – tout comme les standards humanitaires, issus de négociations intensives entre les ONG, les scientifiques et les bailleurs de fonds – sont donc issus de combats très locaux et historiquement circonscrit. C’est pourquoi Glasman plaide pour sortir d’un universalisme abstrait et adhérer, au contraire, à un universalisme reterritorialisé.

4)   Genève capitale de la philanthropie, héritages et perspectives pour le futur

Modérée par Karl Blanchet, directeur du Centre d’études humanitaires Genève et membre du Comité scientifique de la Fondation Brocher, la clôture du colloque est l’occasion pour des acteurs de la philanthropie genevoise de jeter un regard au riche héritage, à la sociabilité, aux pratiques contemporaines et aux perspectives de ce secteur.

Patrick Odier, président de la Fondation Lombard-Odier, rappelle les raisons du succès économique de Genève, condition préalable de l’essor de la philanthropie. Le savoir-faire financier et industriel à Genève s’est construit sur des bases socioéconomiques très précaires, qui ont encouragé l’innovation et l’ouverture vers l’étranger. Indépendantes et animées par la volonté de restituer quelque chose à la ville qui les a accueillis, les familles qui ont émergé et se sont consolidées pendant l’épanouissement genevois étaient bien disposées à développer des activités complémentaires à leurs activités économiques. Pour l’ancien président de l’Association suisse des banquiers, cet héritage est aujourd’hui plus important que jamais : en mélangeant les objectifs de transformation sociale et de rentabilité (une distinction qui serait d’ailleurs en passe de s’estomper), les fondations peuvent jouer un rôle catalytique dans l’affrontement des défis d’envergure globale. Toutefois, concède-t-il, pour que la philanthropie puisse avoir une longueur d’avance sur les politiques publiques, il faudrait qu’elle réussisse d’un côté à intégrer des acteurs qui ne partagent pas le même profil et de l’autre qu’elle repense les valeurs mêmes sous-jacentes au monde philanthropique.

Henry Peter, professeur ordinaire de droit à l’Université de Genève et Directeur du Centre en philanthropie, rappelle aussi la diversité des origines à la fois confessionnelles et géographiques des personnes ayant construit ce tissu social dont est issu le monde philanthropique genevois. Pour Peter, ce qui qui caractérise la philanthropie genevoise – qu’il suggère de ne pas confondre avec la philanthropie anglosaxonne – c’est la qualité (plus que la quantité) ainsi que sa cohérence dans la durée. Peter aussi, comme Odier, attribue la longévité et la solidité des activités philanthropiques à la volonté de restitution envers la ville d’accueil et à la solidarité issue d’une expérience historique partagée.

François Dermange, professeur ordinaire d’éthique à la Faculté de théologie de Genève, approfondit encore les racines idéologiques, culturelles et confessionnelles de ce milieu social qui aujourd’hui domine la philanthropie genevoise. L’adhésion de Genève à la réforme a entrainé une réinvention de l’organisation sociale, dans le cadre de laquelle s’est développée la notion de vocation : pour Calvin, le corps social étant nécessairement constitué par des parties inégalitaires et l’aumône devant être interdite, les riches devaient être responsabilisés dans la lutte contre la misère. Ce critère, « à la fois extrêmement séculaire et religieux », est constitutif de l’ « esprit de Genève » et a contribué à la création d’un cercle vertueux dans lequel les convictions religieuses sont de plus en plus « sécularisées », se traduisant souvent dans des convictions de droit (développement du droit naturel) et posant ainsi les jalons et les conditions cadres idéales à la fois pour le succès économique et philanthropique de la ville.

Rocco Vitale (Fondation Brocher et université de Fribourg)



[1] Corinne Chaponnière, Henry Dunant. La Croix d’un homme, Paris, Perrin, 2010.

[2] Alix Heiniger, David Thomas, Faire société. La philanthropie à Genève et ses réseaux transnationaux autour de 1900, Paris, La Sorbonne, 2019.

[3] Ludovic Tournès, Les États-Unis et la Société des nations (1914-1946). Le système international face à l'émergence d'une superpuissance, Berne, Peter Lang, 2016 ; 

[4] Daniel Laqua, The Age of Internationalism and Belgium, 1880-1930: peace, progress and prestige, Manchester, Manchester University Press, 2013.

[5] Brenda Edgar, Valérie Gorin and Dolores Martín Moruno, Making Humanitarian Crises: Emotions and Images in History, Cham, Palgrave Macmillan, 2022.

[6] Daniel Maul, The Politics of Service. US-amerikanische Quäker und internationale humanitäre Hilfe 1917-1945, Berlin; Boston, Walter De Gruyter, 2022.

[7] Emmanuel Dalle Mulle, Davide Rodogno, Mona Bieling, (eds.), Sovereignty, Nationalism, and the Quest for Homogeneity in Interwar Europe, New York, Bloomsbury Publishing, 2023.

[8] Joël Glasman, Humanitarianism and the Quantification of Human Needs: Minimal Humanity,

New York, Routledge, 2019.