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Appendice
Les Soirées du Brambilla-Club
(1930)

Pour Albert Béguin.

Paris la nuit oublie parfois d’être spirituelle, devient tragique ou tout simplement germanique. « L’Allemagne, c’est la Poésie, et la France c’est la Chambre des Députés », disait un amoureux de la France.

Quand vous prenez un taxi passé onze heures, c’est double tarif, et pourquoi ? Regardez : à côté de vous, si vous êtes seul, un fantôme, d’office, a pris place. On lie bien vite connaissance, pourvu qu’on sache un peu d’allemand, — et l’allemand littéraire y suffit. Pour moi, je ne me sens pas trop embarrassé ; comme j’habite l’Odéon, c’est toujours le fantôme de l’Odéon qui m’accompagne et nous ne disons presque rien, nous savons les mêmes histoires et nous avons durant la journée bouquiné dans les mêmes boîtes sous les arcades.

La plupart des noctambules préfèrent aller à pied ; mais moi je me méfie ; se promener seul la nuit dans une ville étrangère, n’est-ce point la définition même de la luxure ? Quand je vais à pied, j’oublie en chemin les meilleures phrases que j’avais préparées pour subjuguer mes amies, je m’intéresse aux cravates, enfin, je sens mon esprit qui se dégrade [p. 196] assez rapidement et se dissout dans une sentimentalité exquise, navrante. Il reste de s’asseoir à quelque terrasse de café pour y boire à petits coups une amertume acide et tiède comme l’adolescence, un désespoir de nuit d’été sous le tilleul où elle n’est pas venue… (C’est ici le lieu de l’avouer : je ne saurais entretenir que des rapports de politesse distante avec les personnes qui ont pu dire, ne fut-ce qu’une fois en leur vie : « J’ai horreur de la sentimentalité ».)

Nous voici donc en taxi, « nous deux le fantôme ». Ce soir-là, le fantôme ayant envie de manger ferme a donné au chauffeur l’adresse d’un ogre.

C’est tout près parce que j’ai peur. En même temps c’est très loin parce que je me réjouis.

La Maison des Ogres est au 53, rue de Rennes ; je ne vous le confie pas sans un secret tremblement. Nous embarquons Jean Cassou, et le fantôme se fait aussi négligeable que possible, pratiquement invisible, dans cette minuscule voiture. Déjà nous traversons la nuit rose et violette de Montparnasse. Là, l’insondable lubie d’un agent nous immobilise une minute aux lisières odorantes d’une terrasse où nous voyons Charles-Albert Cingria, transfiguré par un souffle épique, en train de décrire à Blaise Cendrars, son voisin de table, l’arrivée des Mongols dans Paris et leurs établissements place de la Concorde. Notre conteur est vêtu de la gloire d’un pourpoint « plus rouge que rouge ». On assure qu’il possède encore une harpe et un piano près des étoiles, et qu’il est « pittoresque », cas déplorable, s’agissant d’un poète authentique. Le pittoresque. D’abord je crains que la notion n’en soit toute relative aux modes de « vie » bourgeois ; et puis, la comédie [p. 197] n’est pas mon fort, même la triste. Je n’aime plus que les choses lentement émouvantes, monotones et aiguës, comme la pluie dans les campagnes au printemps. Ou encore : la lecture des romans anglais, les loisirs obsédés du jaloux, le travail jusqu’à l’aube, la naissance d’un visage dans ma mémoire (d’heure en heure ces yeux plus vivants…). De là, je le suppose, une certaine misanthropie en germe : les êtres changent trop vite, je n’ai pas le temps de me laisser envoûter ou de les rendre esclaves, hors de quoi je ne sais pas de commerce humain qui vaille la peine, qui vaille l’amour.

Durant cette méditation, nous avons gagné une rue pauvrement éclairée où l’on s’arrête. Le fantôme derrière nous claque la portière. Il fait assez froid.

Lorsque l’homme, cédant à l’évidence des choses ou de l’esprit, comprend enfin qu’il est perdu, il découvre la liberté. Le goût de se perdre est un des plus profonds mystères de notre condition, et je ne crois pas trop absurde d’y chercher l’origine non seulement des passions amoureuses, mais de la plupart des entreprises démesurées qu’enregistre l’Histoire, science chargée d’illustrer à ses propres yeux l’Humanité.

En passant, relevons un sophisme à la mode, qui vient trébucher dans les méandres de notre chemin : « Il faut se perdre pour se retrouver », nous enseigne une doctrine en vérité moins généreuse que ne veut le croire M. Gide, —  [p. 198] si pareil entre les griffes de son égoïsme à la souris qu’un chat subtil et ironique feint de lâcher pour mieux croquer. Pourquoi ne pas se perdre sans arrière-pensée ? S’il me reste un espoir au sein de mes erreurs les moins préméditées, c’est sans doute celui d’être trouvé. J’ai toujours méprisé le geste de l’homme qui, le soir dans sa chambre d’hôtel, ferme sa porte à double tour. Ah ! qu’une nuit enfin, à la faveur de mon sommeil, on me vole à moi-même ! Que des êtres rêvés m’emportent ! — Ils me conduiraient là où je ne sais pas que j’ai si grand désir d’aller…

Est-ce ici ? Je regarde autour de moi : des murs sans yeux dominent des baraques éparses dans une brousse où s’engage délibérément notre fantôme. Il avance sans bouger les jambes. Nous suivons à tâtons.

Ce que je pressentais ne tarde pas à se produire : des aboiements fous et une effusion de lumière basse, rougeoyante, campagnarde.

La sauce est au rôti comme le style à la pensée. Il arrive qu’on parle, en art culinaire, du style d’un rôti, et en cuisine littéraire, de pensers mis à toutes sauces. Mais qui donc, parmi nos penseurs, mériterait d’être servi en sauce Marthaler ? Mais ne parlons pas de mangeaille : c’est tout de suite écœurant et prétentieux. Je suis de ceux qui mangent sans faire d’histoires. Je remarque simplement qu’on n’est jamais mieux pour parler qu’en face d’une assiette pleine : l’occupation agréable et essentielle qui consiste à diviser [p. 199] pour mieux l’engloutir — ainsi que le conseillait déjà René Descartes — la portion que l’on s’est administrée, accapare nos facultés les plus vulgaires, libérant par là cette part gratuite de nous-mêmes qui se plaît à disserter de poésie pure.

Edmond Jaloux préside à cette agape dont il m’est impossible de nommer tous les officiants visibles ou virtuels, et cela pour différentes raisons, la plupart suffisantes.

Francis de Miomandre n’est pas là. Il a téléphoné au début de l’après-midi qu’il commençait un roman. Son absence nous fera-t-elle croire qu’il apporte quelque préciosité à le parfaire ? — il est bientôt minuit20. Mon fantôme est là. Un chien, Dick, est là. Pierre Girard n’est pas là, ni Othon ; mais bien quelques sirènes. Albert Béguin, André Würmser, Théobaldus Bombaste et Mlle Monnier sont là. Jacques Chenevière pourrait très bien être là, puisqu’en ma voisine, je reconnais la Jeune fille de neige. On la sent prête à fondre de tendresse au premier regard. Mais non, trop bien élevée, elle se ressaisit, pense à Genève, reprend aussitôt de la consistance, et dans son trouble apparaît toute parcourue d’adorables roseurs boréales. E. T. A. Hoffmann est là, sous un nom d’emprunt. Une femme fatale et un grand incompris sont là. Enfin Jean Cassou, représentant Mgr le marquis de Carabas, absent de Paris, est là. Peut-être aussi Jean de Boschère, en dépit de certaines apparences. Si vous enlevez Georges Petit égaré, en [p. 200] ayant soin d’ajouter ceux que j’oublie, vous obtiendrez le chiffre exact des participants ; calculez l’âge du capitaine.

Au dessert, chacun y va de son petit miracle. Edmond Jaloux et Dick conversent en danois. Quatre anciens Belletriens21 célèbrent les rites du Sapin Vert. Ô glossolalies amoureuses, ô sirènes mal défendues, parmi les entreprises des fantômes…

Enfin, un Étranger raconte l’histoire suivante qui est une des plus belles du monde :

Un prince italien ayant commandé à Pergolèse un Stabat Mater, le musicien quitta Naples où il habitait alors, abandonnant sa femme, et se mit à errer dans les campagnes, en quête de l’inspiration qui le fuyait. Il buvait, rêvait, dormait sous les treilles, divaguait sous la lune, hagard et fiévreux, mais comme abandonné par la grâce. Ce vagabondage désespéré dura plusieurs semaines, au terme desquelles, épuisé de corps et d’âme, et n’ayant pas écrit une seule note, il se retrouva aux portes de Naples, d’où il n’eut que la force de regagner son logis. Comme il allait y pénétrer, il aperçut auprès du seuil une mendiante qui pleurait très doucement. Un moment, il écouta sa mélopée. Puis envahi par un dernier feu, il se précipita dans sa chambre où il s’enferma, écrivit dans une grande fièvre tout le Stabat Mater, [p. 201] sa plus belle œuvre, sur le thème des pleurs de la vieille, et mourut comme il l’achevait.

Partout où il y a de la musique, de l’Italie et une certaine qualité de désespoir, je retrouve les contes d’Hoffmann. Mais il s’agit de les vivre plutôt que d’en parler ; vous voyez bien que j’ai quitté cette table écroulée, dans la fumée et les évocations, sous les bouteilles, — et les lampes meurent en jetant une longue flamme.

À Venise, sous le brouillard qui cachait le front des palais, une nuit d’hiver, je chantonnais la Barcarolle en descendant le Grand Canal, — c’est une romance assez déchirante, à mi-voix.