[p. 109]

VII.
Comment rompre ?30

Le jugement va commencer par la maison de Dieu.

I. Pierre, 4, 17.

Le faux rapport entre le christianisme et le christianisme de la chrétienté réside en ceci : que le christianisme parle sans cesse de l’Éternité, pense continuellement à l’Éternel, — et que la chrétienté ensuite parle de la même façon, mais pense à cette vie terrestre

Kierkegaard (Journal).

La volonté de rupture est l’origine même du christianisme ; c’est pourquoi l’apparition d’une volonté contraire définit exactement, pour la chrétienté, le début de la décadence. Il y a des siècles de lutte sourde entre ces deux vouloirs, et tant que [p. 110] dure la lutte le christianisme vainc : sa victoire est d’être éveillé. Tel est pour lui l’ordre, le commandement. Mais que les chrétiens, fatigués de la lutte, viennent à croire qu’il est une autre façon de vaincre, et que c’est de réduire l’adversaire à une paix avantageuse, à une paix dont ils s’imaginent pouvoir tirer bénéfice pour la foi — bien plus, que les chrétiens considèrent cette paix comme un bien supérieur à la lutte, qu’ils l’organisent, la sanctionnent d’une autorité que seule leur conférait la rupture initiale —, qu’enfin ils la bénissent, la sanctifient, et en son nom rendent grâces au ciel, alors éclate le scandale, car alors, de par la défection, mais aussi de par la souveraineté, désormais usurpée, de l’Église, le désordre se trouve « établi ».

Notre jeunesse s’éveille au milieu des statuts de cette confusion. C’est contre eux dès l’abord qu’elle vient buter. On a tout dit pour la rendormir, mais en vain : elle s’est fait mal, et la douleur tient réveillé. On a essayé de nous faire croire que cet « ordre » social qui nous blessait, c’était un aspect nécessaire de l’« ordre chrétien » du monde. Nous ne l’avons pas cru longtemps, — le temps de nous souvenir de la guerre. Aujourd’hui, des imprécations montent de toutes les parties de la terre contre une chrétienté qui, loin d’avoir maudit la guerre et surtout ce qui l’a permise, prétend encore dominer sur l’Europe, et ne peut maintenir [p. 111] cette apparence de règne qu’en confondant scandaleusement sa cause avec la cause de ceux qui réellement gouvernent. (On sait ce qu’ils sont.)

Il faut qu’un cri jaillisse : c’en est fait du christianisme de la chrétienté ! Car ce cri est le témoignage d’un réveil. Et quand bien même il ne serait poussé que par quelques-uns, rien ni personne ne pourra faire qu’il n’y ait eu cette preuve, aujourd’hui, d’une volonté de rupture, ce témoignage qui chaque fois qu’il est porté, rétablit le christianisme et sa nouveauté menaçante.

Que la passion qui nous arrache ce cri, nous rende aussi lucides et efficaces ! Nous voulons rompre, et nous savons qu’il y faudra de la violence. Mais où porter le coup ? qui dénoncer ? au nom de quoi ? La rupture ne pourra s’opérer qu’au lieu même où la collusion s’est faite. Or elle n’a pas pu se faire entre le christianisme et l’injustice de ce monde, l’un n’existant que pour autant qu’il exclut l’autre. Ce n’est pas le christianisme qui a confondu sa cause avec celle de la bourgeoisie capitaliste. Mais c’est un parti de gens qui, ayant peut-être été chrétiens, veulent en tirer des intérêts, abusent de ce qu’ils considèrent comme un privilège, le perdent par là même, et dérogent, mais s’obstinent à porter un titre désormais irrecevable.

[p. 112] Ce parti peut être aussi nombreux que l’on voudra, il peut représenter la grande majorité des prétendus croyants, l’élément le plus voyant, le plus officiel et le plus puissant de la chrétienté, — il n’est pas le christianisme, et ce n’est pas à lui de rompre avec l’injustice dont il s’est fait le soutien, et qui, depuis, assure son succès relatif. Une église « établie » établissant à son tour un ordre injuste du monde et s’appuyant sur lui, en réalité n’est plus l’Église et n’a plus le droit de parler ; elle n’est plus qu’une précieuse auxiliaire de la préfecture de police.

Qu’on n’attende donc pas de nous un appel aux Églises en tant que corps constitués et officiels31. Non, en présence du scandale de la chrétienté embourgeoisée, patriotarde, riche et peureuse, les églises auraient beau multiplier les manifestations publiques, les assemblées pacifistes, les prières pour enrayer le chômage, les encycliques, les vœux, les résolutions, les protestations et les collectes, elles ne pourront qu’attester par là même qu’elles ne sont plus le christianisme, qu’elles sont incapables de rupture, qu’elles ont passé au camp de l’ennemi, et depuis si longtemps qu’elles parlent maintenant sa langue, adoptent ses préjugés, singent ses pires faiblesses et bénissent ses canons.

Bien moins encore que tout cela, attendons-nous [p. 113] de nos églises qu’elles énoncent une doctrine sociale opposée aux doctrines régnantes. Nous n’attendons rien d’aucun acte délibéré, pesé et calculé, tendant à désolidariser la « chrétienté » du désordre établi. Et pourquoi ? Parce que c’est tout à fait impossible, parce que la « chrétienté » est sécularisée, et qu’on ne peut demander à ce siècle de rompre avec lui-même, de s’arracher le cœur.

Il n’y a de rupture possible qu’au nom de l’Évangile32. Elle ne peut se produire qu’entre le christianisme véritable et cette « chrétienté » qui s’en réclame encore au moment où elle le trahit.

Telle sera donc la forme et tel sera le premier lieu de la rupture nécessaire : la dénonciation d’une imposture, partout où la chrétienté, ayant touché ses 30 deniers, voudra parler encore au nom du christianisme.

Le christianisme n’est pas une puissance à notre disposition, puissance que les hommes auraient eu le tort, simplement, de mal utiliser, de négliger. Il n’y a pas, en vérité, de « forces chrétiennes » spécifiques, [p. 114] constituées, existant en elles-mêmes, qui auraient été introduites dans le monde par Dieu, que nous aurions mal dirigées, compromises par maladresse, et que nous pourrions, par exemple, dégager de leurs complicités avec les « forces du monde ». Le chrétien ne connaît pas d’autre force réelle que celle de la foi. Or cette unique force ne lui appartient pas ; tout au plus le saisit-elle, d’une manière imprévisible. La seule liberté qui lui soit accordée vis-à-vis de la foi, c’est de la refuser. Comment dès lors l’utiliserait-il à son gré ? Car d’une part il ne peut pas la compromettre, et ce qu’il compromet, c’est toujours autre chose. Mais d’autre part, et pour la même raison, il ne peut s’en targuer pour fonder un « ordre chrétien » ; et s’il le fonde, c’est en réalité sur une tout autre force que celle de la foi. Ce peut être sur une éthique de puissance et de service ; ou sur une éthique de bonheur ; ou sur un idéal humanitaire ; ou sur un idéal de sécurité ; ou sur des intérêts plus bassement optimistes encore. Toutes ces formules d’« ordre chrétien » ont été plus ou moins réalisées, et constituent dans leur ensemble, du Moyen Âge à l’Amérique moderne, la grande Imposture dont nous avons à dénoncer l’origine permanente et les manifestations actuelles.

[p. 115]

Ne nous excusons pas d’avoir recours ici à des formules théologiques, puisque précisément, à l’origine du désordre, et plus encore dans son établissement, nous trouvons ce désir trop humain de parler des choses de la foi dans le langage du bonheur terrestre. La rupture que nous voulons n’aura de conséquences politiques que si nous posons le problème sur son plan réel. Or, le lieu de sa décision n’est pas le lieu des décisions et des calculs humains ; il est à l’intérieur de la religion.

Les églises qui se crurent en droit d’édicter un « ordre chrétien », se fondaient toutes, et se fondent encore, sur une conception antichrétienne de la foi. La foi, pour elles, est une « force » que l’homme peut se procurer, apprivoiser, réglementer, administrer dans la durée. C’est une force que l’Église aurait, une fois pour toutes. Et cette possession serait en quelque sorte garantie par des institutions de plus en plus humaines, de plus en plus semblables — oh ! tout extérieurement ! — à celles qu’inventent les hommes sans la foi. C’est la meilleure façon que le monde ait trouvée de rejeter le Christ : feindre d’accepter la doctrine de ses disciples, se faire un avoir de la Pauvreté évangélique, et bientôt ne plus vivre que sur les intérêts de cet avoir.

Mais si la foi, don de Dieu, et gratuit — « afin [p. 116] que nul ne se glorifie » — est une participation instantanée à l’éternel, elle juge et condamne ceux-là d’abord qui s’en réclament. Et c’est pourquoi il y a un imposteur dans tout homme qui se dit chrétien. (On ne peut dire cela que d’un point de vue chrétien.) Mais c’est aussi pourquoi il y a une suprême imposture dans tout programme prétendu chrétien, dans toute politique humaine organisée — fût-ce à la gloire de Dieu ! — qui poursuivrait son plan sans se soucier de la justice de Dieu. Et la voix du prophète s’élève contre l’Église : « Tes amis t’ont jouée, t’ont dominée, ceux qui mangeaient ton pain t’ont dressé des pièges — et tu n’as pas su t’en apercevoir ! — Toi qui t’assieds sur les hauteurs et qui dis en toi-même : Qui me précipitera jusqu’à terre ? — Quand tu placerais ton nid aussi haut que celui de l’aigle, quand tu placerais ton nid parmi les étoiles, je t’en précipiterai, dit l’Éternel… Car le jour de l’Éternel est proche pour toutes les nations. » (Abdias, 3-4 et 15.)

Ils ont prétendu rendre à Dieu ce qu’en réalité ils rendaient à César. Entraînée dans cette politique, la théologie se fait servante de la chose publique. Et que voit-on dès lors ? Présentement ? — On voit des Georges Goyau et autres « croyants » décorés, s’indigner de ce que les sans-Dieu parlent de confisquer à leur profit « la [p. 117] primauté du Christ et celle de l’Europe33 ». L’on voit des von Papen, délégués par l’industrie lourde au gouvernement d’une nation « chrétienne » revendiquer dans leurs discours la défense des « valeurs » chrétiennes, pour appuyer des décrets-lois. L’on voit des clergymen prier pour le dollar, des évêques asperger des croiseurs, un Te Deum à Londres et un autre à Berlin pour célébrer le même massacre. On voit une nuée de piétistes et de bigots, demeurer agressifs dans leur volonté de confondre la morale petite-bourgeoise avec les ordres de la foi. Et l’on a vu Babitt. Mais n’allons pas chercher si loin. Ouvrons un journal de Paris. Un discours chaleureux du père de la Brière34 voudrait nous enflammer contre une espèce de bolchévisme qu’il décrit ainsi : « Dans cette philosophie et cette morale est délibérément supprimée toute idée de liberté, toute idée de propriété, toute idée de patrie… [et l’énumération se poursuit jusqu’à ceci] : Chose plus atroce encore, [sic] l’idée chrétienne, l’idée religieuse, l’idée même de Dieu est abolie… » Ne pouvant supporter l’idée que cette « idée » soit abolie, le Père de la Brière lance un vibrant appel aux écrivains : qu’ils nous écrivent des romans contre le bolchévisme, et l’on donnera 50 000 francs au mieux pensant. Et Figaro de conclure : « En terminant, [p. 118] l’éminent religieux déclara que ce concours international avait pour but de contribuer à la sauvegarde des hautes valeurs spirituelles et des vérités saintes que l’Académie d’éducation et d’entraide sociale a pour mission de servir et de faire rayonner. » — L’idée de propriété, l’idée chrétienne35, les hautes valeurs, les vérités saintes, — l’Académie d’entraide sociale enfin ! Contribution à la « sauvegarde » : 50 000 francs.

Ah ! qu’un sans-Dieu vienne me dire : je ne crois pas à vos paroles, chrétiens, menteurs ! — et je lui répondrai : Ta révolte est la mienne, mon humaine révolte. Mais j’en ai une autre plus profonde : celle de voir qualifier de « chrétienne » une « idée » qui sert l’injustice établie. Tu ne crois pas à ces paroles et tu fais bien, même si tu en souffres ; mais j’ai encore plus à souffrir, car je suis encore plus sceptique que toi…

Tu ne crois pas, dis-tu à ces docteurs, mais pourquoi les crois-tu soudain, quand ils se donnent pour chrétiens ?

Quand, par la maladie du monde, la « chrétienté » se trouve menacée, c’est déjà qu’elle mérite la mort. Les uns alors défendent ses propriétés, [p. 119] je ne sais quelles régions spirituelles dont tout leur être — et cette maladie même ! — prouvent l’inexistence ou la disparition. On leur répond qu’il y a prescription : l’Esprit n’est plus avec ceux qui ont intérêt à le défendre. L’Esprit n’est plus avec ceux qui ont cru pouvoir l’utiliser. L’esprit n’est jamais avec ceux qui le défendent36, mais peut-être avec ceux qu’il excite à l’attaque du désordre. « On voit maintenant, dit Kierkegaard37, toute l’extraordinaire sottise (s’il faut lui laisser toutefois de l’extraordinaire) de défendre le christianisme, la piètre connaissance de l’homme que l’on trahit ainsi, et, comment cette tactique, encore qu’inconsciente, lie partie sous-main avec le scandale, en faisant du christianisme quelque chose de si lamentable, qu’il faille à la fin plaider pour le sauver. »

Rompre avec le désordre établi, c’est faire en sorte simplement, qu’il cesse d’être « établi ».

Qu’il ait pu l’être, la faute n’en est pas à lui, mais à la défection du christianisme ; à cette défection élevée au rang d’institution ecclésiastique, qui aujourd’hui prétend durer et se défendre contre le monde soulevé. Étrange illusion, certes, [p. 120] puisque en le sanctionnant naguère, elle a perdu la seule force qui le dominait. « Car le péché n’est pas le dérèglement de la chair et du sang, mais le consentement de l’esprit à ce dérèglement38. »

Et pourtant, nous n’avons jamais à dresser notre christianisme contre le monde, comme une force positive contre une force de même ordre. Assez de cette « politique chrétienne » où l’on embarque une prétendue foi dans les plus discutables déterminations de l’avenir. L’office de l’Église est en tout temps de dire au monde : Tu ne dois pas ! Mais c’est à la foi seule de me dire : Tu dois ! En son nom je ne puis engager que moi-même, hic et nunc. La politique est affaire de systèmes ; mais l’ordre, pour le chrétien, sera toujours de vouloir sur le champ le plus juste. Car ce qui manifeste la foi, c’est le choix et non pas le système :il n’est de choix que personnel. Ainsi le rôle de l’Église doit-il rester de porter sur le monde un jugement permanent et enseignant ; tandis que la révolution dans ce qu’elle a de nécessairement constructif, reste le lieu d’obéissance privilégié pour le chrétien, mais ne se confond pas avec l’enjeu de son salut.

Tel est le paradoxe, qui remonte au cœur même du christianisme, si le christianisme est la foi au Christ « éternellement actuel ».

[p. 121] Cette foi est inébranlable. Elle ne constitue pas un ordre : elle donne des ordres, simplement. Elle n’est jamais entrée en collusion avec aucune durée, étant la rupture de toute durée. Mais dès lors, nous savons le véritable nom de la rupture, son lieu, son mode et son enjeu total : rétablir à chaque instant le christianisme, dans sa nouveauté prophétique, tel est l’Acte — le seul ! — et tel est aussi le mystère ; car cette seule Rupture effective surpasse absolument nos forces, en même temps qu’elle en exige tout : c’est la conversion.