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X
La mesure soviétique

La plupart des erreurs que l’on commet lorsqu’on se mêle de porter un jugement sur l’immense aventure soviétique, proviennent de ce qu’on oublie ou méconnaît le rôle de l’un ou de l’autre des deux facteurs qui la commandent : la réalité russe et la doctrine marxiste. Tantôt l’on reproche au marxisme des erreurs qu’il condamne lui-même, et dont l’apparition dans le développement de l’URSS est le fait des seules circonstances, là où elles sont plus fortes que les hommes. Tantôt on lui attribue des succès colossaux qui ne furent rendus possibles que par la nature du pays, ou de ses habitants. Mais d’autre part, soit qu’on l’attaque ou qu’on la loue, on est souvent tenté de méconnaître dans la construction soviétique le rôle qu’y joua la doctrine marxiste, tout au moins comme choc initial, et par la direction qu’elle imprima, dans les premières années, à l’entreprise.

[p. 81] Certes la décadence du régime tsariste, la guerre perdue, la misère du peuple, l’absence de tout esprit civique dans les masses, les popes bornés, enfin l’état très arriéré de la production industrielle expliquent, dans une large mesure, les directions qu’a prises dès le début « l’édification socialiste ». On peut concevoir que des Américains, chargés de coloniser ces terres immenses, n’eussent pas adopté des mesures très différentes de celles que décréta Lénine. Mais d’autre part, on ne peut nier que « l’esprit » des pionniers soviétiques (la doctrine marxiste-léniniste) n’ait marqué toute l’entreprise, et ne l’ait orientée et élancée de telle manière qu’on omettrait l’essentiel du Plan si l’on se bornait à décrire les faits. Le Plan, ce n’est pas seulement des tracteurs, des barrages, des kolkhozes et des manuels à l’usage des moujiks : c’est d’abord un certain esprit, une certaine ambition humaine, une certaine religion fanatique ; et tout cela ne va pas sans doctrine.

Lorsqu’on critique les fondements doctrinaux du régime de l’URSS, l’on s’attire d’ordinaire les reproches de tout un groupe d’intellectuels bourgeois qui sympathisent avec la jeune révolution. Angoissés par la crise occidentale et l’isolement où ils se voient ; séduits par certains résultats matériels et même moraux, et par l’euphorie juvénile qui paraît bien s’être emparée d’une partie au moins du peuple russe ; assez ignorants au surplus des théories de Marx et de Lénine, ces intellectuels estiment qu’il est injuste et ridicule de reprocher au régime des soviets certaines erreurs d’ordre métaphysique, [p. 82] qui leur paraissent sans gravité pratique. (J’ai dit sur quelle notion de l’esprit se fonde une pareille indulgence.) L’important, à leurs yeux, c’est l’enthousiasme populaire, la prospérité générale, la productivité accrue ; et que les ouvriers se mettent à lire leurs livres, et viennent acclamer leurs discours, au lieu de croire aux sornettes des popes. En somme, ce qu’ils admirent dans la Russie nouvelle, c’est une santé énorme, une joie au travail dont rien ici ne peut donner l’idée ; mais c’est aussi, et d’une manière fort imprévue, la renaissance d’un certain humanisme, d’un certain orgueil humaniste, d’une certaine insolence joyeuse à nier les valeurs transcendantes, d’une certaine âpreté rationaliste qui rappelle les solides vertus de la bourgeoisie conquérante. Ce n’est point par hasard que ces amis de l’URSS citent souvent Diderot, Voltaire, à l’appui de leur foi nouvelle. Ce n’est pas sans raison qu’ils se remettent à glorifier les mythes du Progrès indéfini et du Bonheur : la révolution russe a eu ce résultat, au moins curieux, de rendre à certains clercs bourgeois, honteux de l’être, l’orgueil de leurs origines culturelles, la bonne conscience « bourgeoise » au sens originel, qu’ils étaient justement en train de perdre.

Et pourtant Marx avait été un peu plus loin ! Et l’on s’interdirait de rien comprendre à l’évolution nécessaire de la culture soviétique, si l’on se refusait à l’examen critique des doctrines qui sont à sa base. Je ne dis pas qu’elles n’aient été souvent trahies. Ni qu’elles soient actuellement plus importantes et plus dignes de nous retenir que l’élan titanique du Troisième Plan. Je comprends très bien qu’en présence des « réalisations » impressionnantes que l’URSS étale [p. 83] aux yeux des visiteurs, ceux-ci reviennent persuadés36 que la critique d’un clerc y perd ses droits et n’est plus à l’échelle du phénomène… Raison de plus, chance de plus, dirai-je, d’essayer d’élargir cette critique, et notre idée de la culture s’il le faut. Quand l’esprit « perd ses droits », c’est à nous de les lui rendre.

Poussé par les nécessités de la polémique antispiritualiste37, Marx avait affirmé que la culture n’était rien qu’un « reflet » du processus économique, et de la lutte des classes qui en résulte. De là sa théorie de la culture, considérée comme une simple superstructure du dynamisme matériel. On sait à quel échec conduisit cette théorie, étroitement respectée aux débuts. Trotski fut le premier à s’en apercevoir : on l’exila, quitte à suivre bientôt les conseils qualifiés de réactionnaires qu’il avait eu le courage de donner. Ainsi se termina, en principe du moins, l’épisode du Proletkult, autrement dit de la culture prolétarienne, censée naître automatiquement, et comme un produit accessoire, de la dictature économique des prolétaires. « Au début, on avait représenté les masses comme la force impulsive de l’évolution politique ; on reconnut alors peu à peu que la révolution est au fond l’œuvre d’une minorité, que le gouvernement du prolétariat est au fond un gouvernement pour le prolétariat… Dans la théorie de la culture, l’idée d’« avant-garde » supplanta, elle aussi, sous la pression de la réalité, l’idée de masse. La culture soi-disant prolétarienne se révéla finalement ce qu’elle était dès le début : culture socialiste, configuration [p. 84] d’une Idée par des hommes qui y croient, et qui, à cause de cette foi, voudraient en remplir le prolétariat38. » C’était en somme introduire la tactique de Lénine dans le plan culturel. C’était substituer aux lois — les hommes, les petits groupes d’hommes qui font la loi. C’était substituer au dogme de la toute-puissance des faits économiques la croyance au pouvoir créateur d’une élite guidant les masses. Et cette évolution s’est trouvée confirmée par les récents congrès d’écrivains soviétiques ou favorables aux Soviets. De toutes les confusions sentimentales ou idéologiques, généreuses ou cyniques, volontaires ou touchantes, qui passionnèrent les débats de ces congrès, il se dégage une seule conclusion claire, à vrai dire de première importance : « Le rapport de la lutte des classes au mouvement culturel n’obéit pas à la loi de cause à effet. Leur unité n’est pas quelque chose de donné, mais quelque chose qu’il faut créer, quelque chose qu’il faut vouloir. Elle ne peut être réalisée que si l’on ordonne les deux tâches, lutte des classes et configuration de la vie, sous la même loi supérieure de la fin proposée par le socialisme. »

Il faut alors définir la culture comme « une forme commune de la vie, dont l’activité économique et politique ne constitue qu’une partie, tout comme la production scientifique et artistique »39.

Ceci revient à dire que la lutte des classes — considérée comme symbole de l’action — et la configuration de la vie, — qui requiert surtout la pensée — doivent s’ordonner à une mesure commune [p. 85] en vue de réaliser cette fin commune qu’est l’univers socialisé.

On connaît le nom de cette mesure, son incarnation très visible et ses moyens d’action ou même de contrainte : c’est le PLAN40. J’insiste : la mesure effective à quoi s’ordonne toute la construction russe n’est plus la doctrine orthodoxe, dont les marxistes d’Occident se sont faits les conservateurs. C’est un plan beaucoup plus opportuniste que doctrinal, plus « russe » et plus léniniste que marxiste, et qui comporte même une négation précise de la croyance originelle en l’évolution « mécanique ».

On doit admettre que les définitions de la culture que je viens de citer selon de Man rendent compte de ce qu’il y a de plus vivant dans la réalité soviétique actuelle. Comment, alors, ne pas être frappé par leur exacte coïncidence avec les éléments formels, tout au moins, de mes deux définitions de la mesure41. À vrai dire, l’aspect schématique que revêtent toutes les entreprises de Staline, favorise peut-être à l’excès les généralisations de la critique, les rapprochements et les oppositions sommaires. Mais un fait demeure hors de doute et surpasse l’ordre des erreurs possibles : c’est que le Plan est l’instrument forgé par la dictature communiste pour unifier la pensée et l’action du peuple et de ses conducteurs, en vue d’une fin à laquelle tout doit s’ordonner. Je ne sais si dans l’histoire universelle, on trouverait [p. 86] une mesure commune qui apparaisse à première vue plus strictement, plus arithmétiquement conforme aux critères que j’en donnais.

L’assimilation de la culture (et donc de sa mesure) au Plan, est même si radicale, ou si naïve, que les Soviets en sont venus à confondre, sans l’ombre d’un doute, culture et production en général. Étonnante réaction contre les conceptions bourgeoises, qui assimilaient de plus en plus la culture à la « jouissance » d’un consommateur distingué. Mais ici, l’équivoque matérialiste se manifeste avec une impudeur gênante pour les subtils « dialecticiens »42. Les écrivains délégués par les soviets au congrès de Paris pour la défense de la culture, en 1935, citèrent tous, comme exemple impressionnant de l’ascension culturelle des masses, la construction du métro de Moscou ; le plus beau du monde, disaient-ils. Et l’on peut lire chaque jour dans la presse russe des déclarations de ce genre : « Le niveau culturel a été élevé par le Torgsin (magasin de produits étrangers). Le Torgsin en effet a répandu dans toute l’URSS l’usage des semelles-crêpe. » C’est très bien d’établir un rapport entre la qualité des semelles et la culture générale. C’est très bien de pousser jusque-là le fanatisme de l’harmonisation — ou Gleichschaltung comme diraient les nazis — des activités spirituelles et manuelles. Mais la conception qui assimile l’élévation du niveau de la culture à celui de l’épaisseur des semelles, n’a rien de révolutionnaire, si toutefois l’on refuse de confondre révolution et stupidité crasse. Or, le [p. 87] danger de cette assimilation n’est pas niable. Il est clair que les masses soviétiques sont toujours plus tentées de l’opérer, avec une bonne humeur et une bonne volonté qui devraient empêcher que l’on en rie…

Poursuivons donc avec sérieux notre examen de la valeur du Plan considéré comme mesure culturelle, sans plus tenir compte de ces énormités peut-être inévitables au début de l’œuvre.

Essayons en particulier d’appliquer au plan quinquennal nos deux critères objectifs de vérité de la mesure.

1° Le Plan joue-t-il parmi les communistes russes le rôle d’un permanent rappel de la finalité commune à toutes les œuvres tant spirituelles que matérielles ?

La réponse me paraît évidente. Tous les témoignages que nous possédons sur l’état d’esprit des membres du Parti communiste d’une part, sur la puissance de l’inquisition intellectuelle, morale et policière exercée par ce Parti, d’autre part, nous permettent d’affirmer que, de gré ou de force, le Plan est bien ce rappel permanent des fins dernières conçues par le Parti : l’établissement dans cent ans ou mille ans d’un paradis universel. C’est au nom de ces fins dernières, et de la conscience aiguë qu’ils en possèdent, que les jeunes komsomols et brigadiers de choc s’imposent une morale ascétique, acceptent des privations de toute nature, et supportent avec enthousiasme un régime de travail parfois beaucoup plus dur que celui qui existe encore dans les pays capitalistes. L’avantage d’une commune mesure donnant un sens aux moindres tâches individuelles, qu’elle situe dans un tout grandiose et colore ainsi d’héroïsme, éclate à tous les yeux. Si les Russes sont de bonne humeur [p. 88] et si nous sommes de mauvaise humeur, c’est qu’ils savent pourquoi ils travaillent et que nous l’ignorons généralement ; c’est qu’ils acceptent les buts de leur travail et que nous nous méfions généralement des buts obscurs, peut-être criminels, du nôtre.

2° Mais le Plan possède-t-il vraiment cette actualité intrinsèque, cette puissance animatrice qui doit être, en tous les domaines, le caractère d’une mesure vivante ?

L’idéal du Plan soviétique, qui est le monde intégralement socialisé, embrasse-t-il réellement le tout de l’homme ? Le rappel permanent, et la conscience actuelle de ce but final, suffisent-ils à animer toutes les facultés humaines de création, d’espérance, d’amour ?

Pour nous borner à un exemple : les disciplines imposées par le Plan à la création artistique sont-elles vraiment des disciplines fécondes, ou au contraire, des conformismes et des poncifs ?

Il ressort des aveux mêmes faits à titre d’autocritique par divers écrivains communistes, que la littérature conforme au Plan n’est pas un art, mais une forme assez basse de propagande politique et de publicité industrielle. La seule littérature digne du nom qu’ait produite la nouvelle Russie s’est développée en marge du Plan, par anticipation ou régression sur les « décrets culturels » de Staline ; et je ne dis pas, ou pas encore, contre le Plan, mais en vertu de tout autres raisons.

Ce hiatus inquiétant, cette première faille dans la construction si rigoureuse du stalinisme, commence seulement d’apparaître aux yeux des partisans sincères du régime.

On comprend fort bien les raisons qui les empêchaient jusqu’ici de prendre conscience du [p. 89] danger. La littérature soviétique est née de la révolution. Elle s’est constituée en même temps que son public. Autrement dit, les « écrivains de choc » ont appris à écrire en même temps qu’un peuple immense apprenait à les lire. Cette situation exceptionnelle et provisoire a créé une communauté d’intérêts immédiats et vitaux entre les producteurs et les consommateurs de la culture. Tant qu’il ne s’agissait que de construire des tracteurs, les poètes du tracteur et ceux qui le conduisaient parlaient naturellement le même langage, qui était le langage du Plan. Mais cet accord était en somme très limité, et ce langage essentiellement technique. Car le Plan était avant tout, conformément à la doctrine marxiste, un schéma de la production industrielle, quantitative. Le succès même des premiers plans de cinq ans devait manifester l’insuffisance d’un principe de communion aussi pauvre. Car une fois le pain assuré, quand les poètes se virent enfin libres de chanter l’homme tout entier, non plus seulement l’homme technicien, on éprouva naturellement le besoin d’une langue plus riche et plus vivante, apte à décrire les passions, et la nature, et la diversité des êtres. Il fallait désormais recourir à une mesure qualitative que le Plan ne pouvait fournir, n’ayant pas voulu en prévoir l’irrationnelle nécessité. Faute d’expressions orthodoxes pour l’exprimer ou l’inventer, on chercha des modèles et des trucs dans les littératures bourgeoises, au hasard des tendances politiques affichées par leurs grands auteurs. C’était réintroduire l’anarchie culturelle dans le monde le moins fait pour l’intégrer dans le monde le plus dépourvu de principes spirituels ordonnateurs. Qu’on baptise cette nouvelle anarchie « humanisme révolutionnaire » ou « réalisme socialiste », [p. 90] l’échec du Plan en tant que tel, dans le domaine littéraire, n’en est pas moins en évidence.

Les écrivains soviétiques l’ont compris. Aussi les voit-on condamner la théorie marxiste originelle, qui veut que la culture socialiste naisse comme une production automatique du triomphe de la classe ouvrière. La phrase de de Man que nous citions plus haut donne la formule de ce changement de méthode : pour la nouvelle école soviétique, l’unité du peuple et des clercs n’est pas « quelque chose de donné », mais « quelque chose qu’il faut vouloir ». D’où l’exaltation emphatique de ce qu’ils appellent la « volonté des hommes »43, mythe nietzschéen sournoisement introduit dans une société marxiste, dont il trahit les présuppositions fondamentales.

Ainsi l’idée d’un Homme nouveau, imprévisible, en vue duquel la culture communiste devrait dorénavant s’organiser (le paradoxe est soutenable) se substitue dans les esprits les plus vivants à l’idée du Plan scientifique. Mais avec cette idée nietzschéenne, c’est l’aventure, le romantisme et l’utopie, enfin le risque créateur qui reviennent tenter l’esprit. Il serait vain de le nier : la mesure imposée par le Plan et qui régit encore l’action pratique des communistes, est d’ores et déjà combattue par une mesure spirituelle toute différente, et à certains égards, contraire. C’est tout le drame de la culture d’opposition, de la culture séparée, qui, sous nos yeux, vient de se renouer au cœur de la construction socialiste. La théorie économiste [p. 91] subsiste encore, officiellement appuyée sur le Plan dont les succès aveuglent la grande masse. Mais elle est réfutée dans son principe par la création culturelle, dès lors que cette création vient s’« insérer de l’extérieur » ; en dépit de la Force des Choses ; en vertu d’un esprit étranger…

Résumons les données de ce drame.

Le communisme est parti d’un principe qu’il tirait logiquement de Marx, et dont il entendait faire la mesure commune de la pensée et de l’action : « Donnez d’abord le pain à tous, et le reste viendra par-dessus. » Telle fut la grande maxime du Plan. Car, disait-on, il faut parer au plus pressé, et la culture ne vient qu’après. Ainsi, tout se trouva soumis à des fins purement matérielles, dont on espérait qu’il naîtrait spontanément une culture populaire. C’était viser trop court, et sous-estimer l’ennemi : j’entends la part de l’homme qui résiste, en créant, à toute espèce de dictature. De cette insuffisance de l’idéal — et non par des moyens mis en œuvre pour l’atteindre — devait résulter une scission, et le désir d’une mesure plus vivante. La scission vient de s’opérer, et seule l’inquisition intellectuelle exercée par les chefs soviétiques réussit à masquer son étendue. Le désir d’une mesure plus vivante se manifeste bien souvent à l’insu de ceux qu’il tourmente. C’est ici le mythe de l’homme nouveau qui lui fournit son expression en même temps que son déguisement. Mythe plus vaste et plus vague que celui des économistes, mythe créé par l’angoisse et l’orgueil des prisonniers d’une raison brutale : [p. 92] il aura sans doute la vie dure, comme tout ce qui est irrationnel, et c’est la faute de la raison. Car cette raison, simple servante de l’action, s’est voulue maîtresse de tout l’homme. Mais l’homme résiste à son emprise et à sa prétention totalitaire. Il ne veut pas se laisser mutiler, fût-ce au prix de salaires merveilleux44. Il découvre que la mesure qu’on voulait imposer à son orgueil n’est encore qu’une immense caricature ; et que les fins qu’elle lui propose ne valent pas le prix qu’on les paye. Mais, d’autre part, il ne peut renoncer à ses conquêtes matérielles. Alors il met son espoir et sa foi dans ce miracle qui résoudrait seul le conflit du calcul et du rêve, du matériel et de l’humain, de la nécessité et de l’orgueil45 : l’apparition d’un homme nouveau au faîte de l’édifice matérialiste.

Est-ce que tout le progrès acquis par une si dure révolution n’aura été que de donner aux hommes, avec quelques milliers de tracteurs, d’avions, de tanks et de parachutes, cette illusion philosophique ? Il est vrai que le monde bourgeois n’a même plus l’énergie de concevoir une illusion, une démesure ou une mesure qui fasse battre pendant cinq ans le cœur d’un peuple. Cela suffira sans doute à rendre vaines toutes mes critiques, aux yeux des intellectuels bourgeois justement tourmentés dans leur conscience, et qui se rassurent en glorifiant l’URSS. Pour moi, je me bornerai à tirer de tout cela une conclusion concrète qui peut nous être utile pour une future construction : la mesure pseudo-marxiste [p. 93] que les Soviets proposent en exemple s’est avérée, après quelques années, incapable de maintenir l’unité vraie de la pensée et de l’action. Elle est déjà divisée contre elle-même. Elle n’est plus réellement commune, encore qu’elle soit réellement imposée. Et je ne préjuge rien de l’avenir d’un peuple qui dispose de ressources mystiques aussi puissantes. Peut-être était-ce inévitable. Peut-être les bienfaits concrets du Plan surpassent-ils largement pour l’heure sa malfaisance « culturelle ». Mais pour nous, il ne s’agit plus de découvrir les semelles-crêpe et le métro. Notre espérance est au-delà de ces réussites utiles. Vis-à-vis de la jeune Russie, notre devoir n’est pas de railler des naïvetés plus sympathiques que nos astuces, mais il n’est pas non plus de les admirer ; il n’est pas de dire non à tout, ni oui à tout ; c’est un devoir de critique lucide ; et j’ajouterai : de critique méfiante, dans la mesure où les jeunes communistes viennent à nous avec cette morgue que l’on disait naguère américaine, et qui ressemble à celle des nouveaux riches de tous les temps. Nous avons fait des expériences dont ils ne soupçonnent pas la gravité, et encore moins la vanité. Ils les feront avant longtemps. Ils retrouveront avant longtemps nos problèmes spirituels. Toute la question est alors de savoir si nous les aurons résolus, dans nos catégories occidentales. Sinon, il sera toujours temps d’aller demander là-bas ce qui nous manque.